INTRODUCTION

La « Grande Démission » est sur toutes les lèvres, Beyoncé en a même fait une chanson. Dans le titre « Break my soul », révélé en juin 2022, Queen B invite ses fans à se libérer de leur travail (« Dégage de ton boulot, dégage-toi du temps »). Largement repris et commenté sur les réseaux sociaux, le morceau est devenu l’hymne de la « Grande Démission ». Ce phénomène qui a été particulièrement médiatisé aux États-Unis (et pour cause : 47 millions d’américains ont quitté leur emploi en 2021, soit un quart de la population capable de travailler), dépasse en réalité largement les frontières américaines. En Chine, à peu près à la même période, le mouvement « Lying flat » (littéralement « rester allongé ») dénonce la culture du travail extrême et de l’ambition sans limite ; un nombre croissant de jeunes chinois de la classe moyenne décident de se retirer du « cycle infernal » qui consiste à « travailler pour pouvoir consommer toujours plus ». En France, les taux de démission particulièrement hauts enregistrés entre 2021 et 2022 (près de 520 000 démissions par trimestre ) ont défrayé la chronique. Les médias ont multiplié les dossiers sur les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises, l’essor des reconversions professionnelles et la crise de sens qui traverse de nombreux métiers. En mai 2022, les remises de diplômes ont été houleuses dans les grandes écoles (Agro-Paris Tech, HEC, École Polytechnique, École Centrale, etc.) ; de jeunes diplômés appellent, avec plus de véhémence année après année, à « déserter » les grandes entreprises polluantes et à se questionner sur la notion de croissance .

Incontestablement, il se passe quelque chose. Le monde du travail est en profonde mutation et se fait l’écho des multiples crises que traverse la société. Si la pandémie a joué le rôle de catalyseur – confinés, de nombreux Français se sont questionnés sur le sens de leur travail et la place de celui-ci dans nos sociétés – les prémices de ce grand chamboulement étaient déjà visibles avant la crise du COVID 19. En 2018, la thématique du travail occupait déjà une place centrale dans le mouvement des Gilets Jaunes. Les cahiers de doléances, remis au gouvernement à l’hiver 2019 en parallèle du Grand Débat, révélaient une préoccupation constante : pouvoir vivre dignement de son travail . L’accès à l’emploi, la hausse des salaires, le pouvoir d’achat mais aussi la justice fiscale et la solidarité constituaient des thèmes déjà très présents dans les revendications. À l’heure où les inégalités se creusent et où les revenus les plus faibles stagnent malgré l’inflation galopante, les préoccupations liées au « pouvoir de vivre » ne se sont pas atténuées ; un nombre croissant de ménages sont en difficulté pour faire face aux dépenses essentielles (énergie, transports, alimentation ).

Crise sociale (le sentiment de pauvreté a progressé en France de 9 points, passant de 8 % à 17 % entre 2014 et 2018 ), explosion de la souffrance au travail (41% des salariés en situation d’épuisement professionnel au premier semestre 2022 ), difficultés de recrutement (notamment dans les services, le médico-social et l’agriculture), crise énergétique due à la guerre en Ukraine… les crises se multiplient et se conjuguent. Par dessus ce tableau déjà sombre, l’été 2022 et son lot de phénomènes météorologiques violents (canicules, tempêtes et incendies), a achevé de convaincre les Français que l’emballement du dérèglement climatique est en cours (huit Français sur dix ressentent son impact sur leur vie quotidienne ). La crise écologique apparaît comme un sujet systémique, dont les causes et les conséquences sont étroitement liées à la situation économique et sociale du pays. Les Français éprouvent, dans leur vie quotidienne et sur leurs territoires, les conséquences du dérèglement climatique.

Cette prise de conscience nous force à voir ce que nous refusions de voir : notre modèle est à bout de souffle, il a atteint les limites des ressources tant planétaires qu’humaines. Les scientifiques sont unanimes, il nous faut repenser profondément nos modes de vie, nos modes de production et de consommation, si nous voulons préserver les conditions d’habitabilité de la terre. Il ne s’agit pas seulement de polluer moins, il s’agit de préserver le vivant au sens large, nous compris.


[1] « I’m bout to explode / Take off this load / Bend it, bust it open / Won’t you make it go / Release your wiggle / Release your anger / Release your mind / Release your job / Release your time / Release your trade / Release the stress / Release the love / Forget the rest. » : Beyoncé (2022), « Break my soul », Renaissance, Parkwood Entertainment x Columbia Records.

[2] Ivana Davidovic (2022), « 'Lying flat': Why some Chinese are putting work second », BBC.

[3] Adrien Lagouge, Ismaël Ramajo et Victor Barry (2022), « La France vit-elle une "Grande démission" ? », DARES.

[4] Clément Choisne a été l'un des premiers à exprimer publiquement ce malaise lors de la remise de diplômes de l’École centrale de Nantes en novembre 2018. Depuis, chaque année des étudiants prennent la parole sur ces sujets.

[5] Magali Della Sudda et Nicolas Patin (2022), « Pouvoir “vivre dignement”, une doléance absente de la campagne présidentielle », La Tribune.

[6] Nous reprenons ce concept du collectif « Les Places de la République » qui regroupe près d’une vingtaine de structures (organisations environnementales, de solidarité et d’éducation, mais aussi des mutuelles et des syndicats) qui a présenté en mars 2019 un « Pacte du pouvoir de vivre » qui comprend 66 propositions pour répondre à l’urgence sociale et écologique.

[7] Près d’un Français sur deux peine à payer les dépenses liées au transport (45 %, soit une hausse de 15 points par rapport à 2021) et que 6 millions de ménages sont en situation de précarité énergétique. (Ipsos x Secours populaire français [2022], « Résultats du 16e baromètre de la pauvreté et précarité : Sur la perception de la pauvreté et la précarité par les Françaises et les Français ».)

[8] Solen Berhuet, Patricia Croutte et Radmila Datsenko (2021), « Améliorer la connaissance et le suivi de la pauvreté et de l'exclusion sociale », CREDOC, N°SOU2021-4810.

[9] Empreinte Humaine x OpinionWay (2022), « Baromètre T9 : Rapport au travail et état psychologique des salariés français post-crise : quelles attentes, quelles solutions ? ».

[10]Antoine Bristelle et François Gemenne (2022), « Enquête climat : L’opinion dans 30 pays. Focus sur la France », Banque européenne d’investissement (BVA) x Fondation Jean Jaurès.

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