3.3.3. Promouvoir un « travail vivant », une réponse aux métiers en tension ?

On entend parfois que puisque les salariés sont en quête de sens, il suffirait d’insister sur l'utilité sociale des métiers ou la dimension environnementale du travail pour attirer massivement les candidats dans les secteurs pénuriques. Cette analyse nous semble un peu hâtive.

L’étude prospective « Les métiers en 2030 » publiée par la Dares souligne que les professions de la santé et des services à la personne sont parmi les métiers les plus créateurs d’emploi Dans une société vieillissante, où la part des habitants de plus de 65 ans continue de croître, les besoins en soins ne feront en effet qu’augmenter Par ailleurs, l’étude souligne que les métiers où les recrutements pourraient être difficiles en 2030 sont : les agents d’entretien, les aides à domicile, les conducteurs de véhicules et les ouvriers qualifiés de la manutention.

On sait que les métiers actuellement en tension le sont car les conditions de travail ne sont pas attractives. Dans le secteur du care par exemple, les facteurs qui nuisent à l’attractivité de ces emplois sont connus : rémunérations faibles, horaires en coupures, statut précaire, phénomène d’externalisation croissante qui participe à l’isolement de la fonction Il faut donc agir en priorité sur l’organisation du travail, repenser les statuts et instaurer des formations qualifiantes pour valoriser ces métiers. Sébastien Darrigrand, directeur de l’UDES (Union des Employeurs de l'Économie Sociale et Solidaire) ajoute : « On n’attire pas seulement les candidats avec un salaire et une fiche de poste. On attire parce qu’on propose des conditions d’emploi favorables et parce qu’on réfléchit à des modalités d’articulation des temps de vie »

Nous l’avons dit plus haut (« 2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail »), ces professions ne souffrent pas d’un manque de sens. Les assistantes maternelles et les aides à domicile savent qu’elles contribuent au lien social et que leur métier est profondément utile. En revanche, elles souffrent d’un manque de reconnaissance. Les métiers de l’action sociale ne sont pas directement impactés par la transition écologique, au sens de décarbonation de l’activité, néanmoins, promouvoir des pratiques vertueuses en matière de RSE pourrait être un facteur d’attractivité non négligeable… et essentiel à la refonte du système industriel et social. Pour Marc Pimpeterre, directeur de l’UDAF de l’Hérault (association d’aide aux familles) :

« Le fait de s’impliquer dans un groupe RSE n’amène pas un centime de plus sur la fiche de paie, il faut être honnête. Mais je constate que celles et ceux qui postulent et travaillent sur nos sites sont engagés sur ces questions. 79 % de notre personnel est féminin, la moyenne d’âge est de 39 ans, nous avons beaucoup de jeunes parents, de fait, ils se sentent très concernés par les questions de RSE. »


Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.

Le directeur explique que l’association réfléchit constamment à l’impact environnemental et social de ses activités : maillage du territoire et optimisation des plans de déplacement (60 % des salariés vivent à moins de 7 km de leur lieu de travail), politique d’achats responsables (notamment pour les jouets et les produits utilisés dans les structures de petite enfance) ou encore mesure de la consommation d’énergie sur les sites. Soyons clairs, ce n’est pas parce qu’une structure s’est dotée d’un boîtier qui mesure la qualité de l’air qu’elle verra les candidatures affluer. En revanche, penser les conditions de travail de manière concertée et impliquer les salariés dans les choix stratégiques en matière de RSE (gouvernance, achats, formation des salariés…) pourrait être perçu comme positif par les salariés, et être un premier pas vers une transformation profonde de l’activité.

En effet, une étude de France Stratégie sur les problèmes de recrutement des entreprises révèle que l'origine de ces difficultés serait à 86% imputables à des facteurs dits « non observables ». En d’autres termes, les problèmes de recrutement perçus par les employeurs ne seraient que faiblement liés à des facteurs mesurables (taille d’entreprise, lieu d’implantation, salaire proposé, etc.) et reposeraient en réalité majoritairement sur « des caractéristiques subjectives comme la qualité de la gestion des ressources humaines et du management, la psychologie du chef d’entreprise, l’image de marque de l’entreprise, etc » Caractéristiques qui sont indubitablement corrélées aux normes professionnelles et aux valeurs portées par l’entreprise.

Parmi les métiers qui pourraient manquer de main-d'œuvre dans les années à venir, on retrouve également les métiers de la logistique (conducteurs de véhicule, manutentionnaires) et du bâtiment (ouvriers du second œuvre). Ici aussi, il serait intéressant de promouvoir un autre récit du travail en lien avec les enjeux écologiques. Et d’insister sur le rôle de ces emplois dans la transition. Fabien Boisbras, responsable de l’observatoire OPCO 2i (opérateur de compétences du secteur de l’industrie) souligne qu’il est nécessaire de réfléchir aux questions d’image :

« L’industrie souffre encore d’une mauvaise image. Dans ce secteur, les enjeux liés à la transition écologique ont d’abord été abordés sous le prisme de la décarbonation et c’était nécessaire. Mais aujourd’hui, on doit davantage se pencher sur les dimensions socioculturelles de la transition, et notamment du nouveau système de valeurs des jeunes générations. Comment fait-on pour les attirer ? »


Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.

Pour cet expert, il faut être prudent vis-à-vis du récit qui circule majoritairement dans les médias et qui accorde une large place à la parole des jeunes diplômés du supérieur : « Le discours des étudiants ingénieurs d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise de leur diplôme pourrait être perçu comme une forme de condescendance par tout une partie des jeunes moins diplômés ou moins qualifiés » Fabien Boisbras n’est pas convaincu par le discours de la désertion, pour lui, il est nécessaire d'insister sur le rôle déterminant de l’industrie dans le changement :

« Une branche professionnelle comme la chimie par exemple – qui est au cœur du système industriel – pourrait se saisir de cette envie qu’ont les jeunes de changer le monde et leur démontrer que c’est dans ce secteur que leur activité professionnelle aurait le plus d’impact ! La chimie fournit en effet toutes les autres industries, les peintures et les vernis pour le BTP, les produits minéraux pour l’agriculture… Si ces produits-là - et la manière de les produire - ne sont pas vertueux, c’est l’ensemble de l’économie qui sera pénalisée ! L’enjeu est donc massif. »


Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.

La crise écologique pousse les entreprises à inventer des modes de production qui tiennent compte de l’impact de leurs activités sur les écosystèmes, et c’est particulièrement le cas dans les secteurs industriels. Le défi est donc de taille. Or, la théorie du « travail vivant » rappelle que l’une des sources de satisfaction au travail provient du fait de surmonter la résistance au réel C’est précisément quand on a l’impression d’avoir résolu un problème complexe – qu’il s’agisse de réparer une machine ou de définir un nouveau système de comptabilité carbone – que l’on éprouve de la satisfaction : « Travailler, ce n’est pas seulement produire ou fabriquer, ce n'est pas seulement transformer le monde, c’est se transformer soi-même et, dans le meilleur des cas, s’accroître soi-même, construire sa santé et son identité »

Ainsi, les défis imposés par l’urgence écologique pourraient être l’opportunité de mettre en avant cette notion de « travail vivant ». Pour préserver les conditions d'habitabilité de la terre, nous avons besoin d’ingénieurs certes, mais aussi d’ouvriers de l’industrie, de travailleurs du soin et d’artisans (métiers manuels). Pour résoudre la problématique des métiers en tension, il s’agirait d’agir simultanément à plusieurs niveaux : améliorer les conditions de travail (statut, formation, rémunérations), offrir aux salariés les moyens d’agir en fonction de leurs compétences et expérience (autonomie) et insister sur la contribution du travail aux enjeux écologiques (sens du travail). La transition écologique n’est pas qu’une affaire de planification, de tableaux de bords et de coût carbone ; ce qui est en jeu ici, c’est l’opportunité de redéfinir l’expérience subjective du travail.


[1] Jean-Christophe Sciberras (2022), op. cit.

[2] Selon l’Insee, la quasi-totalité de la hausse de la population d’ici 2070 concernerait les personnes âgées de 65 ans ou plus, avec une augmentation particulièrement forte pour les personnes de 75 ans ou plus. Jusqu’en 2040, la proportion des personnes de 65 ans ou plus progresserait fortement : à cette date, plus d’un habitant sur quatre aurait 65 ans ou plus (Insee [2020], « Population par âge » In « Tableaux de l’économie française », Insee références.).

[3] Voir Bruno Bonnel et François Ruffin [2020], « Rapport d’information déposé par la Commission des affaires économiques sur les “métiers du lien” », vie-publique.fr.

[4] Entretien avec Sébastien Darrigrand, réalisé le 24 juin 2022.

[5] Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.

[6] Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), op. cit., pp. 31-32.

[7] Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Voir Alexis Cukier (2017), Travail Vivant et théorie critique : Affects, pouvoir et critique du travail, PUF – avec les contributions de Christophe Dejours, Aurélie Jeantet, Bertrand Ogilvie et Emmanuel Renault.

[11] Pascale Molinier (2002), « Souffrance et théorie de l'action », Travailler, n° 7, pp.131-146.

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