Interroger nos cadres de pensée pour revenir à la racine du problème

La philosophe Fanny Lederlin s’inspire de la pensée de Hannah Arendt pour définir ce qu’est le travail Pour ces deux philosophes, qui étudient le travail à presque un siècle d’écart, le travail est ce qui fonde notre rapport au monde. Puisque nous sommes des êtres vivants, nous avons besoin d’avoir une action directe sur notre environnement pour développer nos propres conditions de subsistance (nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir…). En cela, le travail est un mode d’agir, un mode de relation au monde. Dans son dernier ouvrage, Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, Fanny Lederlin explique qu’il est difficile de penser la question écologique, et donc la finalité du travail, sans sortir du schéma capitalisteDans Le Capital, Marx reprend la théorie de la valeur-travail développée chez Smith : la valeur d’un bien dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa fabrication. Pour lui, le travail est à l'origine de toute valeur d’échange. En effet, le capitalisme repose sur ce mécanisme : le capital achète du travail qu’il rémunère en deçà de sa valeur. L’objectif est alors de dégager une « sur-valeur » (la plus-value qui servira à rémunérer les actionnaires) : « le modèle capitaliste est un modèle de sur-exploitation, des ressources naturelles mais aussi humaines». Selon la philosophe, si de nombreuses pensées radicales émergent aujourd’hui, c’est parce que « nous n’avons plus le choix ». « Radical » est à comprendre ici dans son sens étymologique, du latin radix, racine : prendre les problèmes à la racine. Il devient nécessaire de se poser la question de la finalité de son travail : à quoi je sers ? À quoi mon travail contribue ? Participe-t-il à la destruction de la planète ou, au contraire, contribue-t-il au maintien des conditions d’existence du vivant ? Ce sont ces questions que les étudiants d’AgroParisTech ont finalement posé lors de leur fameux discours de mai 2022 invitant à « déserter » des emplois destructeursPendant trois siècles (depuis l'avènement de la société industrielle), nous avons organisé le travail selon le modèle suivant « la fin justifie les moyens ». Ce modèle a produit des conséquences sociales et écologiques délétères. Il nous faut aujourd’hui inverser la logique : regardons d’abord les moyens dont on dispose pour, ensuite, fixer la finalité. Cette forme de bricolage – faire avec les moyens dont on dispose – irait à l’encontre de toute logique productiviste, au sens de quête effrénée de productivité. Il s’agirait de promouvoir l’idée d’un « agir limité par le réel ». Un principe que suivent les écoles de la Transition Écologique (ETRE) dans leurs formations. Mathilde Loisil en donne un exemple très concret avec la menuiserie : « on apprend aux jeunes à travailler à partir du bois de récup’, donc on part à l’envers ; la question devient : comment on fait pour répondre à la commande avec ce qu’on a ? »

On comprend aisément que ce renversement complet de valeurs pourrait être à la base d’une conception du travail beaucoup plus éthique et écologique. C’est cette conception que partagent de nombreuses coopératives. En définissant la finalité de leur action, en ayant recours à la voie démocratique, les coopératives offrent de véritables modèles d’expérimentation alternatifs au modèle productiviste (voir « 3.1.2. Promouvoir et s’inspirer du modèle des communs »).


[1] Entretien avec Fanny Lederlin, réalisé le 8 juin 2022.

[2] Fanny Lederlin (2020), Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, PUF.

[3] Entretien avec Fanny Lederlin, op. cit.

[4] Ibid.

[5] Pour (re)voir la vidéo du discours : Des agros qui bifurquent (2022), « Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 », Youtube.

[6] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.

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