2.2.2. « Exit » : démission, reconversion ou bifurcation

Ces salariés qui fuient les entreprises néfastes pour l’environnement

Les raisons traditionnelles qui poussent les salariés à quitter leur emploi sont connues : l’intensité du travail, l’intensité émotionnelle, le manque de reconnaissance et le manque de soutien hiérarchique Mais depuis 2020, les salariés qui quittent leur travail mettent de plus en plus en avant la recherche de sens et de conditions de travail qui leur permettrait de concilier leurs vies personnelles et professionnelles. Une enquête menée par l’Unedic en 2021 montre que près de 6 salariés sur 10 déclarent vouloir changer de métier, d’employeur, de secteur d’activité ou se former Cette étude révèle un désir de changement fort parmi les salariés, que l’on peut interpréter avec la sociologue Dominique Méda comme le souhait de « reprendre la main sur son travail». La quête de sens n’est donc pas une vue de l’esprit… Et la conscience écologique dans tout ça ?

De nombreux salariés, conscients de la crise écologique, se disent prêts à renoncer à un emploi qui aurait un impact négatif sur l’environnement, voire renoncer à postuler à un poste qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux écologiques (ils sont même 65% parmi les 18-30 ans ). Cette volonté d’aligner son travail avec ses valeurs fait d’ailleurs le succès de nombreux organismes qui proposent d’accompagner les salariés dans leur quête de sens : les programmes comme Switch Collective (lancé en 2016), Mon job de sens (2017) ou encore On Purpose (2015) voient leurs promotions gonfler d’année en année. Ces programmes misent sur le collectif, le réseau et l’accompagnement par des coachs et autres experts de la transition professionnelle. Charlotte Gros, de plus en plus écartelée entre ses valeurs et son quotidien de travail, décide de sauter le pas en 2020 post-confinement. On Purpose propose à des professionnels qui ont entre 3 et 15 ans de carrière d’expérimenter deux missions de six mois dans une entreprise sociale partenaire de leur réseau (comme Enercoop, Telecoop ou Moulinot). Pendant un an, les « associés » sont ainsi rémunérés au SMIC dans leurs « organisations hôtes » et invités à suivre différents ateliers de formations et de développement personnel.

Charlotte avait quitté le groupe Orangina Schweppes début 2020, notamment pour un conflit de valeurs évident :

« Je fabriquais des produits qu’il était hors de question que mes enfants goûtent. Et je me rends compte de l’hypocrisie du système : tous les cadres du siège étaient comme moi ! On passe nos journées à fabriquer et marketer de l’Oasis Tropical mais il n’y a pas d’Oasis sur la table de notre cuisine ! »


Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.

Elle avait rejoint le Groupe trois ans plus tôt en pensant « infiltrer l’ennemi de l’intérieur », elle s’était déjà posée de nombreuses questions sur l’éthique de l’entreprise – notamment sur son impact environnemental – mais elle s’était laissée convaincre par les perspectives de management et une vraie attention portée aux enjeux de qualité de vie au travail : « chez Orangina, il n’y avait pas de réunion après 18h, une vraie volonté de déployer le télétravail et un investissement dans la formation ». Pour autant, la dissonance cognitive entre ses valeurs et la finalité de son travail est trop dure à supporter. Elle embarque pour le programme On Purpose après avoir hésité, notamment pour des raisons financières : « j’avais de grosses craintes sur l’aspect financier, mais une amie m’a convaincue en me disant qu’il fallait que je voie ça comme une formation payée. » Se reconvertir, quitter un emploi bien rémunéré – et les avantages qui vont avec – pour se lancer dans l’entrepreneuriat ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire n’est pas toujours chose facile ; il faut en avoir les moyens (soupape financière, réseaux professionnels, etc.). Notamment quant à partir de 30 ans vous avez des responsabilités familiales, et la charge financière qui l’accompagne. Ce n’est pas un hasard si l’étude de la DARES relève que la stratégie de « l’Exit » est plutôt adoptée par les salariés qui se jugent facilement employables : « les cadres sont plus mobiles que les ouvriers et les employés, les jeunes que les seniors, les salariés de très petits établissements et ceux des grands sont moins mobiles que ceux de taille intermédiaire (50 à 199 salariés) »

Avec ce programme, Charlotte intègre la coopérative Telecoop, opérateur télécom qui met l’accent sur la transition écologique et sociale et membre des Licoornes, mouvement coopératif qui souhaite « transformer radicalement l’économie en refusant un système basé sur l’exploitation, la recherche du profit, l'individualisme, la compétition et la consommation ». Les Licoornes proposent des alternatives sociales et écologiques pour tous les domaines de la vie : Enercoop pour l’électricité, Railcoop pour le transport ou encore Label Emmaüs pour la consommation. Chez Telecoop, Charlotte rencontre des acteurs de l’économie citoyenne : « des gens qui décident d’agir par leur travail, qui choisissent de repenser le rapport à l’entreprise, qui décident de produire, d’investir et de diriger autrement» et elle se sent « enfin à sa place » : « avant, autour de moi, je n’avais que des gens qui bossaient chez Orangina mais qui se donnaient bonne conscience en étant zéro déchet ». Sortir du système classique et fuir les grandes entreprises pour aligner ses valeurs et son quotidien professionnel, c’est le choix que font de plus en plus de professionnels, notamment parmi les jeunes diplômés. Mais il y a 15 ans, certains faisaient office de pionniers.

C’est le cas notamment d’Alexandre Guilluy, co-fondateur de l’entreprise de recyclage de déchets alimentaires Les Alchimistes. Diplômé de l’EDHEC en 2002, l’entrepreneur témoigne qu’à l’époque, l’engouement pour l’entrepreneuriat social était beaucoup moins massif : « dans les années 2000, ce qui était valorisé c’était le conseil, l’audit et le marketing, la notion d’entrepreneuriat était peu valorisée mais alors celle d'entrepreneuriat solidaire carrément absente ! Quand on cherchait du sens, on partait en humanitaire ». En effet, les temps changent. Même si la majorité des étudiants des grandes écoles ne sont pas en rupture, les plus jeunes qui font le choix de « ne pas nuire » par leur travail sont de plus en plus nombreux et représentent un mouvement de fond Aujourd’hui, les dirigeants des Alchimistes décident de s’appliquer les principes de sobriété à tous niveaux de l’entreprise – y compris des salaires, les dirigeants de l’entreprise tiennent à ce que l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé de l’entreprise ne dépasse pas un ratio de 1 sur 3. Alexandre est lucide :

« Je sais bien que mes camarades de promotion qui n’ont pas suivi ma voie gagnent 2 à 3 fois plus que moi. Mais pour moi, il faut être cohérent, le salaire conditionne ton mode de vie et cela a un impact social et écologique considérable. Plus tu gagnes ta vie, plus tu pollues, c’est mathématique. »


Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.

Mais alors, faut-il définitivement renoncer à toute recherche de croissance, et aux retombées salariales qui vont avec, lorsque l’on entre dans une démarche écologique ? Ce choix radical n’est pas forcément à la portée de tous. Pour pouvoir opérer une véritable bifurcation, il faut aussi disposer d’un certain nombre de ressources, notamment financières et sociales. Plus on est diplômé, plus on a confiance dans son employabilité, plus on dispose d’un large réseau et d’un soutien actif de son entourage familial… plus la reconversion sera aisée. À l’inverse, ceux qui n’ont pas accès à toutes ces ressources composent différemment avec leur réalité professionnelle ; certains décident de rester dans leurs entreprises tout en inventant d’autres manières de rester fidèle à leurs convictions.


[1] DARES (2015), « Conditions de travail 2013 ».

[2] Unédic (2022), « #Baromètre Unédic : L’envie de changement professionnel, dopée par la crise ? ».

[3] Society (2022), « Le couvercle risque de se refermer : Entretien avec Dominique Méda », n°188.

[4] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), op. cit.

[5] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.

[6] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), op. cit.

[7] Les Licoornes, « Transformons radicalement l’économie ».

[8] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.

[9] Ibid.

[10] Entretien avec Alexandre Guilluy, réalisé le 27 septembre 2022.

[11] Voir le documentaire Ruptures réalisé en 2021 par Arthur Grosset, lui-même diplômé de Centrales Nantes, sur cette jeunesse qui décide de vivre en accord avec ses convictions.

[12] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.


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