1.3.2. La conduite du changement descendante, un haut risque de détérioration du climat social
Le travail peut s’avérer être un verrou à tous les moments de la vie d’un projet. Ou plus précisément, la non prise en compte des conditions matérielles de réalisation d’un projet au moment de sa conception a des conséquences qui peuvent se répercuter à chaque étape de son opérationnalisation et entraîner de vives résistances. Un des exemples les plus frappants que nous avons rencontré nous a été rapporté par un cabinet de conseil en numérique responsable.
Définition :
Adopter une démarche dite de numérique responsable consiste pour une entreprise à réduire de l’empreinte sociale, économique et environnementale du numérique des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Les démarches de numérique responsable recouvrent habituellement trois types d’action : la réduction de l’empreinte environnementale des systèmes d’information (« Green IT »), l’utilisation du numérique pour optimiser sa consommation (« IT for green »), et la conception responsable des services numériques [1].
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le label numérique responsable porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
Une des missions du cabinet était d’accompagner un groupe mutualiste dans la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de numérique responsable. Une équipe de consultants a travaillé plusieurs mois avec le comité de direction à la définition de cette stratégie, avant de la présenter aux managers, puis à l’ensemble des équipes pour le déploiement. Et là, blocage. Le projet est rejeté en bloc par les équipes opérationnelles. Conclusion des consultants : les équipes ne sont pas matures, elles ne comprennent pas les enjeux de la nouvelle stratégie. Leur proposition : dispenser des formations aux équipes opérationnelles et revenir dans quelques années « en espérant que les mentalités aient changé». L’approche retenue est purement descendante ; à aucun moment, les consultants ne pensent à aller voir les équipes pour les écouter sur leur compréhension propre des enjeux et les raisons de leur rejet. Par défaut, s’il y a une « résistance » au changement proposé, c’est de l’ignorance, de la mauvaise volonté ou de la peur. Bref, c’est de la faute d’individus non rationnels, guidés par leurs émotions. Une condescendance confondante… et pourtant, si courante. Dans un entretien que nous avons mené pour l’Observatoire du BTP, la directrice RSE d’un grand constructeur routier avait déploré la résistance des opérateurs et avait ainsi conclu :
Les directeurs portent le sujet [de la transition écologique], mais c’est compliqué sur les chantiers. Pourtant, on a fait un kit… mais ça ne prend pas. Donc là, on est en train de tout refaire avec de la facilitation graphique pour que ce soit encore plus simple
Cette incapacité à remettre en question la stratégie définie et à donner du crédit aux opérateurs directement concernés par les mesures déployées est symptomatique des approches technocratiques qui font passer l’expertise technique avant la compréhension des facteurs humains et sociaux. Pourtant, pour reprendre une formule de Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier, tous trois psychologues du travail : « les gens, en général, les manutentionnaires en particulier, ne sont pas des crétins sociaux ». Dans l’absolu, personne n’est contre mettre en place une démarche responsable et vertueuse dans son entreprise. Mais précisément, les grands plans de transformation n’arrivent jamais dans l’absolu, ils sont déployés dans un contexte spécifique, avec des jeux d’acteurs et de pouvoir singuliers. Comme le rappellent ces trois psychologues du travail dans leur article de référence « Comprendre la résistance au changement » :
« Même lorsqu'un travailleur refuse de porter son casque, même lorsqu'il prend des risques qu'il pourrait éviter, même lorsqu'il est réticent à une campagne de prévention, sa conduite n'est pas absurde, elle a toujours un sens. »
Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « Comprendre la résistance au changement », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
En échangeant avec une des consultantes du cabinet de conseil en numérique responsable, nous nous sommes rendues compte que la stratégie définie avec le comité de direction allait avec un certain nombre d’objectifs qui n’avaient pas été confrontés aux objectifs déjà existants. Comme dans beaucoup de cas, les objectifs s’accumulent au fur et à mesure des projets, et les opérateurs se retrouvent en face d’injonctions contradictoires auxquelles ils ne peuvent répondre. Le plan de déploiement avait été pensé sans regarder la cohérence d’ensemble et la manière dont les employés jonglaient d’ores et déjà avec les contraintes actuelles.
Dans un autre registre, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, rappelle que les projets de transition entraînent des changements de métier évidents, qui « peuvent remettre en cause des savoir-faire, et donc des rentes de savoir expérientiel ». Il prend l’exemple du passage des ampoules halogènes aux LED (diodes électroluminescentes) dans le secteur du spectacle vivant. Le rejet a été massif au début. D’abord, parce que les premières LED n’étaient pas au niveau des ampoules halogènes : lumière jugée « moche » et non exploitable sur les plateaux. Mais le facteur déterminant a été le risque identifié par les techniciens spécialisés dans l’halogène de « se faire passer devant » par un jeune qui aura appris à se servir des LED en école.
L’attention portée aux pratiques de travail et à leurs représentations est d’autant plus importante que la souffrance au travail a atteint des seuils critiques, dans tous les secteurs. Le dernier baromètre sur la santé mentale des salariés en France réalisé par OpinonWay pour le cabinet Empreinte Humaine chiffre à plus de 40 % le nombre de salariés en situation de détresse psychologique, c’est-à-dire présentant des symptômes combinés d’épuisement et de dépression Un chiffre qui laisse présager l’ampleur de la détresse psychologique et sociale sur l’ensemble de la population française. David Irle note ainsi qu’en ce qui concerne le secteur culturel, on parle d’un secteur « au bord de l’explosion » :
Le secteur a toujours été en débordement… c’est globalement accepté, mais avec la crise sanitaire, on a atteint de telles proportions que les individus sont au bord de la rupture. […] Le secteur est travaillé par le sens, dans un contexte où la planète ne va pas bien. C’est difficile, et il ne faut pas oublier que la plus grande majorité du personnel a une grosse colère, une grosse frustration. Beaucoup expriment l’envie de faire les choses différemment, mais ils ont l’impression d’être à des endroits d’impuissance, à des postes de simple exécution .
Dans des contextes professionnels et sociaux aussi tendus, les changements ne peuvent pas se décréter d’en haut, sans travailler avec ceux sur qui reposent toute la force de production. Un constat que même un cabinet de conseil comme McKinsey rejoint : « la vérité dérangeante est que la plus grande partie de l’énergie dépensée à vouloir communiquer [sur leur histoire du changement] serait bien plus efficace si on la passait à écouter, au lieu de parler ».
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le label numérique responsable porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
[2] Propos issus d’un entretien informel avec l’une des consultants lors d’un événement organisé par l’INR.
[3] Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
[4] Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « Comprendre la résistance au changement », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
[5] Ibid.
[6] Entretien avec David Irle, op. cit.
[7] Empreinte Humaine x OpinionWay (2022), op. cit.
[8] Entretien avec David Irle, op. cit.
[9] Scott Keller et Carolyn Aiken (2009), « The Inconvenient Truth About Change Management. Why it isn’t working and what to do about it », McKinsey & Company, p. 4. Citation complète : « Well-intentioned leaders invest significant time in communicating their change story. Roadshows, town halls, magazines, screen-savers and websites are but a few of the many approaches typically used to tell the story. Certainly the story (told in five ways!) needs to get out there, but the inconvenient truth is that much of the energy invested in communicating it would be better spent listening, not telling. »
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