2.2.4. « Voice » : ceux qui veulent changer les choses de l’intérieur

Conscients de l’urgence écologique et convaincus que l’entreprise reste un espace de transformation possible, ils se mobilisent au sein de groupes comme Les Collectifs, voire s’engagent au Printemps Écologique – premier éco-syndicat de France, lancé en 2020. Ces salariés-militants s’accordent sur le constat et la finalité : il faut changer le modèle. Mais divergent sur la méthode : certains choisissent d’agir au sein d’associations internes, quand les adhérents au Printemps Écologique défendent l’action syndicale

Les membres des Collectifs n’adoptent pas le langage du rapport de force, propre au syndicalisme. Ils ne se positionnent pas comme un contre-pouvoir mais comme un « pour-pouvoir » selon leurs propres termes. Ils sont près de 1 000 salariés chez Axa, 800 chez EDF et 600 chez Michelin. Professionnels et citoyens engagés, ils poussent leurs entreprises à agir pour la transition écologique et sociale. Pour cela, ils travaillent à trois niveaux. Le premier, c’est la formation et la sensibilisation : les membres encouragent par exemple leurs directions à déployer largement la Fresque du Climat Ainsi, chez Michelin, tous les salariés – des cadres dirigeants aux ouvriers sur les sites de production – ont la possibilité de participer à une session de la Fresque du Climat.

Le deuxième niveau d’action consiste à promouvoir des pratiques plus vertueuses en matière d’environnement de travail : cantine végétarienne en circuit court, plan de mobilité douce (promouvoir l’usage du vélo pour les transports domicile-travail ou encore limiter le recours à l’avion pour les séminaires internes), plan zéro-déchet, etc.

Enfin, le dernier niveau consiste à infléchir la stratégie de l’entreprise et agir directement sur le modèle d’affaires. Toujours chez Michelin, les membres des Collectifs ont par exemple «monté des groupes de travail pour réfléchir à l’économie de la fonctionnalité ou pour penser un système de double comptabilité carbone » précise un membre. Cependant, les salariés ne sont pas dupes, si les deux premiers niveaux recueillent une adhésion massive – non seulement de la part de leurs collègues mais aussi des directions – l’action sur le troisième niveau requiert plus de temps. En effet, promouvoir les « éco-gestes » et repenser les conditions de travail sont autant d’actions visibles et plus rapides que la remise en question du business model. Lucides mais optimistes, les membres des Collectifs disent bénéficier du soutien de leurs directions générales. Ces salariés, souvent diplômés et promis à de belles carrières dans l’entreprise, poussent les dirigeants actuels à agir concrètement pour la transition et invitent leurs collègues à se questionner sur l’exercice de leur métier. « Les Collectifs m’ont redonné l’enthousiasme dont je manquais, j’aime mon job d’ingénieur, je ne veux pas le quitter mais je veux l’exercer différemment. Je me sens utile, j’ai le sentiment d’être au bon niveau pour avoir de l’impact » témoignait un membre.

D’autres salariés décident d’aller plus loin en optant pour la voie syndicale. Pour eux, c’est le levier d'action le plus puissant. En effet, les élus syndicaux ont du pouvoir en entreprise : ils négocient et signent les accords d’entreprise, voire de branche. Par ailleurs, ils disposent d’un budget de fonctionnement et d’heures de délégation pour exercer leur mandat. Temps officiel dont ne disposent pas les membres des Collectifs qui reconnaissent agir en plus de leur temps de travail, le soir ou le week-end. Deux ans après sa fondation, la fédération du Printemps Écologique rassemble onze syndicats sectoriels de branche et plus de 300 adhérents actifs. Elle a désormais l’ancienneté requise pour présenter des candidats aux élections professionnelles et compte une quarantaine d’élus sous son étiquette. Pour l’anecdote, la première liste Printemps Écologique a été élue chez Total en mai 2022.

Il est intéressant d’observer que pour le moment, le regroupement au sein d’associations non étiquetées dans le champ syndical séduit davantage les jeunes salariés engagés pour le climat. Nous y voyons deux raisons principales. Tout d’abord, en France, il y a une méconnaissance profonde du travail syndical au sein des organisations et de leur rôle. « Quand on interroge les jeunes sur leur relation aux syndicats, ils nous parlent du 1er mai, des pneus qui brûlent et des merguez en manif » souligne Camille Dupuy, sociologue spécialiste de la jeunesse et de son rapport aux syndicats. À moins d’avoir suivi des cours d’histoire sociale ou des modules RH spécifiques, les jeunes n’ont pas ou peu d’apports, dans leur formation initiale, sur le rôle et le fonctionnement des instances de dialogue social. Le rôle du Comité social et économique (CSE) leur apparaît complexe et chronophage. En France, les syndicats souffrent d’une image désuète ; rappelons que le taux de syndicalisation est d’à peine 7 % en 2020 Cela est en partie dû à une focalisation des syndicats à partir de la fin des années 1950 sur la défense des salaires au détriment des questions sociales. Comme le notent Sophie Béroud et Emmanuel Porte : « De manière générale, les responsables sollicités sur le thème de la pauvreté au travail ont tendance à s’exprimer davantage sur les questions d’insertion, de formation et d’accès à l’emploi de ceux qui sont extérieurs à l’entreprise, que sur les problèmes spécifiques des salariés en situation d’emploi » Et dans les faits, malgré des préoccupations environnementales précoces les syndicats traditionnels sont peu présents dans les mobilisations actuelles. Si Anne Le Corre, co-fondatrice du Printemps Écologique a choisi de participer à la création d’un néo-syndicat, c’est parce qu’elle ne se sentait pas représentée par les syndicats classiques – du moins par leurs porte-parole au niveau national – en tant que femme, jeune et militante écologiste. Pourtant, les syndicats ont un rôle actif à jouer dans la conquête de nouveaux droits sociaux liés à la crise écologique, et ce d’autant plus dans les secteurs – comme le BTP ou l’agriculture – où les conditions de travail sont directement impactées par le dérèglement climatique.


[1] La suite de cette section s'appuie grandement sur une précédente enquête que nous avons menée. Voir Pauline Rochart (2022), « Pouvoir(s) : collectifs et syndicats écolos pourront-ils insuffler le changement ? », Welcome to the Jungle.

[2] La Fresque du climat est un atelier collaboratif qui permet d’appréhender en trois heures l’essentiel des enjeux climatiques. Déployés en interne, ces ateliers visent à aider les entreprises à passer à l’action.

[3] Pauline Rochart (2022), op. cit.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Manon Laveau (2022), « Quels enjeux pour les différents acteurs du paysage syndical français dans la défense et la protection des travailleurs face au contexte écologique en 2021 ? », mémoire de fin d’études, sous la direction de Cyprien Tasset, MSc Stratégie et Design pour l’Anthropocène, p. 15.

[7] Sophie Béroud et Emmanuel Porte (2011), « Quand la pauvreté concerne le monde du travail : La difficile adaptation des analyses et des réponses syndicales » In Didier Chabanet et al., Les mobilisations sociales à l’heure du précariat, Presses de l’EHESP, p. 89.

[8] Renaud Bécot (2012), « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°113, pp. 169-178.

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