1.3.1. Des modèles de financement qui favorisent les risques de projets « hors sols »
Face à la pression des enjeux écologiques, de plus en plus d’organisations se lancent dans de grands projets de transformation de leur modèle. On ne peut que s’en réjouir. Dans l’étude réalisée par Occurrence pour la Fondation The Adecco Group, près de 40 % des dirigeants interrogés déclarent mettre en place des actions qui s’inscrivent dans des projets d’ordre stratégique pour l’entreprise. Néanmoins, comme tout grand projet, les redirections écologiques ne sont pas à l’abri des échecs ; on estime à à peine un tiers le taux de succès des projets de transformation . Dans l’étude d’Occurrence, près d’un dirigeant sur quatre admet que les actions en faveur de la transition écologique, tout type d’actions confondu, manquent d’efficacité. Les salariés sont encore plus critiques et sont près de 50% à interroger la pertinence des projets mis en œuvre dans leur entreprise . Les trois premières raisons d’échec évoquées sont : le manque d’engagement des équipes, le coût trop élevé des actions initiées et leur inadéquation à l’organisation . En d’autres termes : des projets considérés comme « hors sol » et non appropriés par les équipes.
Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, travaille avec ses étudiants sur ces « utopies qui ne passent pas du point de vue du travail ». Parmi les projets proposés dans le cadre du master « Travail et Transitions Écologiques et Sociétales », elle remarque que peu d’organisations, privées comme publiques, soignent la phase d’élaboration et prennent le temps de diagnostiquer les besoins en termes de ressources, de compétences et d’organisation du travail. Les étudiants sont face à des projets tentaculaires déconnectés des possibilités réelles de mise en œuvre. « Le rôle de nos étudiants est d’amener les organisations à repenser ce qui est faisable ou non, c’est-à-dire à remettre à plat les projets, quitte à en abandonner provisoirement certaines dimensions » résume-t-elle.
Pour Valérie Pueyo, cette déprise du réel est en partie liée au mode de financement des projets de transition. Cela est d’autant plus prégnant pour les projets issus du secteur public ou d’entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui reposent essentiellement sur des financements extérieurs – subventions, commandes publiques ou mécénat. Les financements étant de plus en plus rarement accordés à la totalité d’un projet, les acteurs sont contraints de cumuler les demandes et se retrouvent pris dans un millefeuille de dispositifs qui, tous, imposent des contraintes et des critères d’évaluation spécifiques. Ces enchevêtrements non anticipés complexifient les projets au risque de les rendre irréalisables.
Parmi les projets de ses étudiants, Valérie Pueyo nous en partage un qui illustre le phénomène. Une association avec un projet d’épicerie solidaire cherche des financements pour racheter un fonds de commerce. Au départ, le projet est jugé « trop simple » par les financeurs. Au fil des dépôts de dossiers, le projet se complexifie et cumule plusieurs objectifs : insertion sociale pour des publics éloignés de l’emploi, formation professionnelle, éducation à des pratiques d’alimentation durable, conseil auprès de professionnels de l’agro-alimentaire, etc. L’association obtient alors d’importants financements sans que la faisabilité du projet ne soit réellement éprouvée. Pendant deux ans, l’énergie des porteurs du projet a entièrement été consacrée aux recherches de financement.
Le paradoxe est le suivant. On a des procédures de financements qui favorisent, en affichage, l’émergence de projets complexes et systémiques, et qui, dans la pratique, s’avèrent être des obstacles à la concrétisation des projets lauréats. On reste dans des approches gestionnaires classiques qui sont aveugles au travail et laissent peu de place à l’innovation sociale et à l’expérimentation Comme nous le confiait Jacques-François Marchandise, cofondateur de l’Association pour la Fondation d’un Internet Nouvelle Génération (Fing) à l’occasion d’une précédente enquête que nous avons réalisée sur la médiation numérique :
« Pour rentrer dans les cases des dispositifs de financement, il faut être dans une logique de massification et répondre à une lourdeur administrative qui ne correspond pas à la subtilité des dispositifs dont on a besoin sur les territoires. Nous devons travailler sur la trajectoire des différents acteurs, les synergies… en d’autres termes non pas sur le contenu des projets, mais sur les terreaux qui les rendent possibles. C’est un travail de dentelle ! On est à l’opposé de la commande industrielle qui est faite aux porteurs de projet. »
Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Outiller la médiation numérique », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
Les approches gestionnaires privilégient des projets faciles à suivre pour le financeur, des projets qui rentrent dans des cases déjà pré-établies. En somme, ce sont des financements normatifs qui imposent des modes de fonctionnement sans regarder les terreaux existants. Il n’y a peu d’espaces pour les projets réellement innovants qui proposent d’expérimenter de nouveaux modèles juridiques, économiques ou sociaux. Personne ne prend le temps, par exemple, de visiter les candidats ou d’échanger avec les différentes parties-prenantes pour avoir une dimension plus qualitative, plus terrain des dossiers et pouvoir évaluer la maturité des projets, non pas uniquement dans leur conception abstraite – qui peut par ailleurs reposer sur une plume isolée – mais dans leur « chair » organisationnelle : quel ancrage territorial, quel maillage entre les initiatives, qu’est-ce qui fait le lien entre les acteurs, quelles habitudes de travail déjà existantes, sur quoi repose le contrat de confiance entre les différentes parties-prenantes, etc. C’est en ce sens que Valérie Pueyo parle du travail comme d’un verrou : « On ne passera pas au développement durable si on ne prend pas soin du travail et du travaillé ; le travail peut être un réel verrou aux projets de transformation »
[1] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
[2] Marc Chastaing (2019), « Réussir un projet de transformation complexe », Les Échos.
[3] « Évaluation de l’efficacité des actions mises en place en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 88.
[4] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique », op. cit., p. 90.
[5] Entretien avec Valérie Pueyo, réalisé le 9 août 2022.
[6] Ibid.
[7] Cela a bien été documenté pour le secteur associatif : Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « Évolutions et transformations des financements publics des associations », Revue française d’administration publique, n°163, pp. 531-542.
[8] Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Outiller la médiation numérique », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
[9] Un travail gagnerait à être conduit sur la typologie des projets retenus et l’homogénéité sociale des lauréats dans le cadre des appels à projets publics.
[10] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit. Voir également les travaux de Serge Volkoff, notamment : Serge Volkoff et Anne-Françoise Molinié (2010), « Quantifier sans broyer ? Les statistiques en santé au travail à la rencontre des analyses cliniques », Travail et santé, pp. 175-188.
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