1.1.2. L’entrée par l’emploi, un risque d’invisibilisation des transformations du monde du travail

Les travaux institutionnels portant sur la crise écologique ont très rapidement intégré la structuration du monde du travail à leurs réflexions. Si les estimations peuvent varier d’un rapport à l’autre, tous s’accordent sur un point : pour répondre aux impératifs écologiques, des emplois devront être créés, d’autres se transformer ou disparaître. En 2014, la campagne « One million climate jobs » est la première à évaluer le nombre d'emplois que pourrait créer la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de réduction des émissions de CO2 (en l'occurrence -86 % pour le Royaume-Uni). Au-delà des destructions liées à la transformation de l’économie, on pourrait attendre la création d’un 1 million d’emplois . Un chiffre qui semble faire consensus quel que soit le pays considéré : Canada, Afrique du Sud, Norvège, Portugal… et France .

De telles estimations sont produites à l’aide de méthodologies classiques de modélisation macro-économique. Couramment sollicités par les autorités publiques pour éclairer le choix de politiques conjoncturelles et structurelles, les outils de la macro-économie permettent de traduire en grandeurs économiques des objectifs politiques définis le plus souvent à une échelle nationale. Dans le cadre des politiques dites de transition écologique, ces outils sont appliqués aux objectifs de réduction d’émissions de CO2 fixés pays par pays pour modéliser les conséquences sur l’emploi. Déclinés par secteur, ils permettent de visualiser les grandes transformations à attendre en termes de volume et de compétences. Les principaux mécanismes de création et de destruction d’emplois identifiés par Philippe Quirion en 2013 servent encore de cadre de référence aujourd’hui . Les effets des politiques énergétiques et climatiques sont étudiés sous trois angles : la réduction des activités émettrices de gaz à effet de serre (essentiellement CO2), le développement d’activités dont la finalité première est environnementale (aussi appelées « éco-activités »), et enfin l’évolution des activités considérées comme périphériques. Les destructions et créations d’emploi sont comptabilisées en fonction des évolutions d’activités attendues sur chacun de ces trois périmètres.

Les estimations obtenues sont directement dépendantes du fonctionnement du système économique et des mesures politiques mises en œuvre. On observe alors deux grands types de rapport : les premiers établissent des projections en fonction des grandes tendances d’ores et déjà observables, les seconds se positionnent sur le champ de la planification. En fonction des hypothèses retenues, on peut arriver à des scénarios en rupture avec les paradigmes économiques dominants (voir encadré « Les mots du débat »).

Les mots du débat : « Transition écologique » ou « Écologie de rupture » ?

Les mots pour désigner les transformations de nos sociétés face à l’urgence écologique sont nombreux : « économie verte », « décroissance », « bifurcation », « écologie du démantèlement »… La principale ligne de démarcation de ces différents courants concerne la manière dont on appréhende le système économique et sa place dans les enjeux écologiques.

Schématiquement, les partisans de la « transition écologique » prônent le « verdissement » de l’économie. Il s’agit de répondre aux enjeux écologiques tout en conservant les paradigmes de l’économie dominante et le fonctionnement du système industriel actuel. On cherche alors à optimiser énergétiquement le système existant, tout en maintenant les principaux indicateurs macroéconomiques au vert, en particulier celui de la croissance économique. La plupart des instances gouvernementales et intergouvernementales optent aujourd’hui pour ce parti-pris.

Les partisans de « l’écologie de rupture » soutiennent quant à eux que la crise écologique est intrinsèquement liée au fonctionnement du système économique et industriel actuel. Il s’agit alors de soutenir l’émergence de systèmes productifs alternatifs qui rompent avec les paradigmes de l’économie dominante et intègrent les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique. De plus en plus de travaux, académiques comme institutionnels, s’inscrivent dans ce courant.

Parmi les plus connues, le « Donut » de Kate Raworth est une théorisation économique qui permet d’appréhender la performance d’une économie en suivant les impératifs des neuf limites planétaires et les dix-sept objectifs de développement durable (ODD).

Dans cette lignée, citons « L’emploi : moteur de la transformation bas carbone » publié par The Shift Project en décembre 2021. Après avoir élaboré un plan de décarbonation de l’économie française, le think tank prend le parti de chiffrer, secteur par secteur, l’évolution du besoin en main-d’œuvre qui pourrait être attendue dans le cas où un tel plan serait adopté et mis en œuvre. D’ici 2050, les objectifs de décroissance de l’industrie automobile détruirait 373 000 emplois, la division par deux du trafic aérien en supprimerait 38 000, la limitation progressive de la construction neuve en ferait disparaître 189 000… et dans le même mouvement, le report des déplacements routiers et aériens vers le ferroviaire créerait 43 000 emplois, la rénovation énergétique des bâtiments existants, 103 000, et le développement de la « cyclo-logistique » (livraison à vélo), 232 000 . Des chiffres qui peuvent, en l’état, paraître très abstraits.

En effet, dans les rapports prospectifs qui adoptent un prisme macro-économique, l’emploi est mesuré en volume de travail humain en équivalent temps plein (ETP). Les résultats sont exempts de toute considération sur la qualité sociale des emplois (politiques sociales mises en œuvre, typologie et stabilité des contrats, niveau des salaires, conditions de travail…) ou sur la trajectoire à adopter par rapport à l’existant (maturité des entreprises et secteurs industriels, freins structurels au changement, métiers en tension, vieillissement de la population active, mutations des conditions de travail en raison des perturbations écologiques…). Le fait que les effectifs des administrations publiques, de la santé ou de la culture soient systématiquement absents des réflexions ou considérés par défaut comme « stables » est significatif.

Rien n’est dit sur les transformations internes à attendre du monde du travail : bifurcation des modèles d’affaires et de rémunération, refonte des collectifs de travail et des instances de gouvernance, conséquences en termes de charge de travail et de la pénibilité des métiers, modification de notre rapport au travail et du sens qu’on lui donne, etc. Rien n’est dit non plus sur les conséquences individuelles de ces changements .

Comme le souligne Sophie Margontier, chargée de l’animation de l’Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (ONEMEV) pour le Ministère de la Transition écologique depuis sa création en 2010, « tous ces travaux convergent pour avoir une cartographie des métiers et des compétences nécessaires à la transformation de l’économie ». Dans le cadre de l’Observatoire, le Ministère de la Transition écologique suit de près la production de ces rapports, qu’ils raisonnent dans un cadre de rupture ou de transition. De nombreux groupes de travail sont constitués au niveau national avec un certain nombre d’acteurs historiques et institutionnels comme France Stratégie, l’Ademe, les opérateurs de compétences (OPCO), les syndicats, etc. Il est frappant de constater que les études qualitatives sur le sujet sont bien plus éparses et les organismes porteurs, isolés .

Les producteurs de ce type de rapports sont conscients de ces limites. Dans l’étude « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », le cabinet BL évolution avertit dès son préambule :

« Aucune analyse sociale ou économique n’est réalisée. L’ensemble des mesures pourrait tout à la fois réduire ou creuser le déficit budgétaire, réduire ou creuser les inégalités. Il ne s’agit ni de proposer un programme réaliste économiquement, ni de proposer un programme souhaitable socialement, ni de proposer un programme jugé acceptable politiquement, mais simplement une suite de mesures, aussi synthétique que possible, qui permettrait de respecter, en France, une trajectoire compatible avec les 1,5°C. »


Charles-Adrien Louis (2019), « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », BL évolution, p. 3. Les éléments en gras sont soulignés dans le texte initial.

Un avertissement que formule également Sophie Margontier pour les productions de l’Observatoire : « C’est la limite de la statistique publique, ce sont des données de cadrage ; dans l’idéal, il faudrait faire du terrain tout le temps . » En d’autres termes, l’échelle macro-économique est importante pour donner à voir l’ampleur des efforts à réaliser pour répondre aux impératifs de décarbonation de l’économie d’un pays. Mais elle est peu opérante pour les organisations. En se focalisant sur les transformations de l’économie, elle s’adresse d’abord aux décideurs politiques et participe à limiter notre compréhension des phénomènes sociaux complexes (l’écologie, le travail) en les réduisant à des indicateurs macro-économiques quantifiables (émissions de CO2, volume des emplois).


[1] Campaign against Climate Change trade union group (2014), « Climate Jobs: Building a workforce for the climate emergency ».

[2] Pour le cas français voir les rapports de Réseau action climat (« Un million d’emplois pour le climat », 2016), BL évolution (« Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », 2019), WWF et EY (« Monde d’après : l’emploi au cœur d’une relance verte », 2020) ou encore The Shift Project (« L’emploi : moteur de la transformation bas carbone », 2021).

[3] Philippe Quirion (2013), « L’effet net sur l’emploi de la transition énergétique en France : Une analyse input-output du scénario négaWatt ».

[4] Pour une définition plus détaillée, voir : Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte (ONEMEV) (2022), « Périmètres et définitions », p. 1.

[5] The Shift Project (2021), « L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone », p. 10.

[6] Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia relate ainsi la poignante vente aux enchères du troupeau – 300 vaches – d’un éleveur en situation de faillite économique. Il conclut : « comment même oser parler de réorientation à un homme de 52 ans, physiquement cassé, usé par des années de luttes contre les difficultés financières, et dont le métier était la raison de vivre# ? » (Théo Boulakia (2019), « Les éleveurs et l’espoir : Endettement et accompagnement au changement de pratiques par Solidarité Paysans Sarthe et le CIVAM AD 72 », mémoire de M1 – Master PDI, ENS PSL, p. 5-6.)

[7] Entretien avec Sophie Margontier, réalisé le 15 juin 2022.

[8] Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) apparaît aujourd’hui comme l’organisme de référence sur les productions qualitatives.

[9] Entretien avec Sophie Margontier, op. cit.

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