1.2.2. Le « travail empêché », facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives
Zoom sur l’éco-anxiété
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Au-delà de l’approche gestionnaire, le tropisme ingénieriste amène un mode particulier de penser son action sur le monde. Pour un problème donné, il s’agit de trouver des solutions « toute chose égale par ailleurs ». Or, dans un contexte économique tendu, hautement concurrentiel et de moins en moins prévisible, quelles sont les variables d’ajustement qui restent aux entreprises selon ce prisme ?
Dans les années 2010, on a vu fleurir dans les séminaires de direction l’acronyme VUCA pour « Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity ». Ce terme, d’abord utilisé par l’armée américaine dans les années 1990, s’est progressivement immiscé dans le monde du travail. Dans un article du magazine Forbes, « Manager son organisation en mode VUCA », on y lit ceci : « l’entreprise doit s’adapter en permanence à son marché, se préparer à des réalités de plus en plus globales, elle s’inscrit alors dans une dynamique du changement agile et rapide ». Deux choses sont intéressantes ici. Premièrement, le cadre non discutable de l’équation est le marché, en d’autres termes : les contraintes macro-économiques fixées par les politiques industrielles et le fonctionnement du système économique dans sa forme actuelle. Il n’est question ni des limites planétaires, ni de justice sociale, et encore moins de choix politiques que pourraient faire les entreprises pour agir sur ces contraintes macro (ex. actions de plaidoyer ou de lobbying, actions en justice , etc.). Deuxièmement, les variables d’ajustement se situeraient au niveau des entreprises qui doivent être en capacité de s’inscrire « dans une dynamique du changement agile et rapide. »
« Agile », le mot est lancé. Quand on regarde plus précisément, il apparaît que ce mot d’ordre n’est pas tant adressé aux entreprises… qu’à leurs salariés. Ce sont eux qui doivent s'adapter à un contexte de changement perpétuel : on recherche des travailleurs dotés de grandes « capacités d’adaptation » et d’un « esprit flexible ». Ce n’est ainsi pas un hasard si l’on parle de « talents ». Cela correspond à une vision de l’entreprise qui, en plus d’être aveugle au travail, nie les organisations. Si on tire le fil, l’entreprise ne serait qu’une somme d’individus face au marché. La sociologue Danièle Linhart met en garde contre ce type d’approche hyper-individualisante, qui par ailleurs ne concerne pas uniformément tous les salariés . Tout d’abord, le fait d’exalter certaines aptitudes comportementales (le sens du défi, la passion…) au détriment des qualifications et de l’expérience n’est pas sans conséquence du point de vue des risques psycho-sociaux. À force de motiver les salariés sur un registre presque narcissique (la réalisation de soi, l’épanouissement, la reconnaissance), la désillusion est d’autant plus forte lorsqu’il faut faire face à une situation d’échec. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes cadres qui, après avoir évolué trop rapidement, se retrouvent face à des situations de mise en incompétence : « stimulés sur le registre narcissique, les voilà attaqués dans leur image de soi et leur confiance en eux », souligne la sociologue. Cette situation concerne notamment les jeunes salariés engagés sur les questions sociales et environnementales, qui se retrouvent à des postes à responsabilité en matière de RSE mais qui n’ont pas toujours les moyens de bien faire leur travail – moyens contraints, équipe restreinte, réseau limité, etc. (voir « 1.2.3. L’isolement de la fonction RSE » ).
En outre, Danièle Linhart se penche sur le changement permanent que vivent les organisations. La multiplication des « plans de transformations », qui survient dans un contexte où les mouvements collectifs du travail s’effacent au profit d’une logique individualiste, rendrait les salariés plus vulnérables. Lorsque les salariés ne peuvent plus se fier à leur expérience, ni à leurs compétences, Danièle Linhart parle de « précarisation subjective ». La perte de sens peut provenir de cette déstabilisation permanente ; la dévalorisation des connaissances et de l'expérience acquise, au profit de la seule capacité d’adaptation, est un facteur déterminant de la souffrance au travail. Dans un contexte de financiarisation de l’économie et d’intensification du travail qui a culminé dans les années 2000 avec plusieurs vagues de suicide (parmi les plus médiatisées, voir l’Affaire France Télécom), le harcèlement moral et, plus largement, la souffrance psychologique au travail deviennent un sujet de santé publique ; deux lois sont promulguées dans la foulée pour rappeler la responsabilité de l'employeur en matière de protection de la santé physique et mentale du salarié .
Dans Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psycho-sociaux, le psychologue du travail Yves Clot rappelle que les salariés, tous les salariés, ont besoin de se reconnaître dans ce qu’ils font. Pour lui, « l’enjeu ce n’est pas la qualité de vie au travail, mais la qualité du travail tout court ». Or, les méthodes de management basées sur le chiffre et la procédurisation des organisations concourent à un mal-être organisationnel dans la mesure où elles ignorent l’activité réelle pour ne regarder que les résultats obtenus. Selon Yves Clot, « c’est parce que les organisations ne leur donnent plus les moyens de faire un travail défendable à leurs propres yeux que beaucoup de gens en font une maladie ». Il développe ainsi la notion de « travail empêché » : les salariés ont le sentiment de ne pas pouvoir faire ce que l’on attend d’eux, ni de délivrer un travail de qualité pour leurs usagers ou leurs clients. C’est l’un des facteurs à risque considéré comme le plus important dans l’apparition de symptômes psychiques. Que l’on pense aux soignants – pris en étau par une politique du chiffre et la dégradation de leurs conditions de travail – aux enseignants ou encore aux cadres des entreprises de services, cette situation concerne de nombreux secteurs.
Lorsque l’on parle de souffrance au travail, les psychologues ont souvent recours à la notion de « dissonance cognitive ». Lorsqu’un salarié agit en contradiction avec ses valeurs, avec ce qui lui semble juste, il se retrouve dans un état psychologique inconfortable. En effet, la cohérence éthique est une des dimensions du sens du travail avec le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développer son potentiel (voir « 2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail »). Or, pour de nombreux travailleurs, la cohérence éthique est mise à mal dans un contexte de « gouvernance par les nombres », pour reprendre les termes du juriste Alain Supiot . Si l’on ajoute à cela la prise de conscience de la crise écologique, la dissonance cognitive prend la forme d’un phénomène de plus en plus médiatisé : l'éco-anxiété. Conscients de la gravité de la situation climatique, de plus en plus de personnes se disent « éco-anxieux » et se débattent avec des injonctions contradictoires dans leur environnement de travail.
Définition :
À ce jour, il n’existe pas de définition de l’éco-anxiété qui fasse l’objet d’un consensus d’un point de vue médical. Néanmoins, une note très complète de la Fondation Jean Jaurès consacrée au sujet propose de se référer à la définition de chercheurs australiens et néo-zélandais :
« L’éco-anxiété est un terme qui rend compte des expériences d’anxiété liées aux crises environnementales. Il englobe « l’anxiété liée au changement climatique » (anxiété spécifiquement liée au changement climatique anthropique), tout comme l’anxiété suscitée par une multiplicité de catastrophes environnementales, notamment l’élimination d’écosystèmes entiers et d’espèces végétales et animales, l’augmentation de l’incidence des catastrophes naturelles et des phénomènes météorologiques extrêmes, la pollution de masse mondiale, la déforestation, l’élévation du niveau de la mer et le réchauffement de la planète . »
Dans cette note, on apprend par ailleurs que la notion d’éco-anxiété a une visibilité croissante dans le débat public, notamment depuis 2019 – date à laquelle la France connaît deux vagues de chaleur exceptionnelles.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « The Hogg Eco-Anxiety Scale: Development and validation of a multidimensional scale », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
Dans une note de la Fondation Jean Jaurès consacrée à l’éco-anxiété, le politologue Eddy Fougier rappelle qu’il n’existe pas à ce jour d’enquête officielle sur l’éco-anxiété en France . Cependant, l’auteur ajoute qu’il est possible de tirer un portrait approximatif des « éco-anxieux » à partir des résultats d’une enquête en ligne menée par la psychothérapeute Charline Schmerber en 2019 :
« Ces « éco-anxieux » sont des jeunes (46 % ont moins de 35 ans et 74 % ont moins de 45 ans), des femmes (65 %), des citadins (42 % vivent dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants), des diplômés (38 % ont un niveau Bac+5, 76 % ont au moins un niveau Bac+2 et 84 % au moins un niveau Bac) et des CSP+ (41 % sont cadres, cadres supérieurs et professions libérales). Les trois principaux secteurs dans lesquels les individus qui ont répondu à cette enquête travaillent sont les secteurs de la santé et de l’action sociale, de l’éducation et de la formation et du développement durable. »
Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
Des chiffres qu’il serait intéressant d’actualiser post-covid . Suite à une étude exploratoire sur l’éco-anxiété dans le spectacle vivant réalisé en 2022, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, retrouve un peu près les mêmes profils, mais il en tire des conclusions différentes . Selon lui, deux facteurs sont particulièrement déterminants dans les profils « éco-anxieux » : la connaissance des enjeux, et l’exposition des métiers aux publics. Il note ainsi que si les femmes sont plus représentées parmi les éco-anxieux, c’est aussi parce qu’elles sont majoritaires dans les métiers de supports (communication, diffusion, relations publics) – alors que les hommes sont plus nombreux parmi les techniciens ; elles servent ainsi de « paratonnerre » à l’ensemble du secteur. Concernant la connaissance des enjeux, cela recoupe fortement les variables d’âge dans la mesure où les jeunes apparaissent aujourd’hui les mieux informés et les plus radicaux dans leurs attentes vis-à-vis du monde du travail.
En effet, l’année 2022 a été marquée par les prises de parole de jeunes diplômés alertant sur la dissonance cognitive que constituait, pour eux, le fait de travailler dans une entreprise dont les activités étaient néfastes pour la planète tout en ayant de solides convictions écologiques (voir « 2.2. En recherche de sens et de cohérence éthique, que font les travailleurs ? »). Si cette situation concerne en priorité les cadres et les plus diplômés, elle est tout de même un signal faible dont les professionnels des ressources humaines doivent tenir compte. Une autre étude, menée cette fois par l’Apec signale que 84 % des cadres sont préoccupés par la situation climatique dont 52 % se disent angoissés et que 3 cadres sur 4 envisagent de ne pas rejoindre une entreprise dont les activités sont néfastes pour l’environnement .
La prise de conscience écologique est donc croissante et pourrait modifier durablement le rapport au travail. La perte de sens au travail n’est pas apparue en 2019 avec le phénomène d’éco-anxiété, ses manifestations sont visibles depuis le début des années 2000 – date à laquelle les productions sur la souffrance au travail se sont multipliées – et ses causes organisationnelles sont en partie connues (approches gestionnaires du management, changements permanents, valorisation des « soft skills » au détriment des qualifications professionnelles, etc.). Néanmoins, comme le souligne Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes, média à destination des « jeunes de la transition écologique » : « l'éco-anxiété agit comme une variable qui démultiplie tout ». Aujourd’hui, au « travail empêché » s’ajoute une nouvelle dissonance cognitive : celle de ne pas agir au quotidien pour la préservation de l’environnement.
[1] Linda Hellal (2019), « Manager son organisation en mode VUCA », Forbes.
[2] Voir par exemple, l’action en justice menée par Patagonia contre la suppression de réserves naturelles par le gouvernement Trump en 2017 (« The President Stole Your Land and Your Were Lied To »).
[3] Il semblerait qu’il y ait une dichotomie dans les politiques menées au sein des entreprises entre d’un côté les « talents » (population qualifiée de type cadre), et de l’autre, des professions soumises à des automatisations successives qui ont peu de marges de manœuvre dans leur activité (opérateurs ou ouvriers à basse qualification par exemple).
[4] Danièle Linhart, op. cit.
[5] Premièrement, l’article L. 4121-1 du Code du travail : l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Ensuite, l’article L 1152-1 : aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
[6] Claude-Emmanuel Triomphe (2010), « Yves Clot : le travail souffre, c’est lui qu’il faut soigner ! », Metis Europe.
[7] Ibid.
[8] Alain Supiot (2015), La Gouvernance par les nombres : Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « The Hogg Eco-Anxiety Scale: Development and validation of a multidimensional scale », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
[10] Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
[12] Par ailleurs, la Fondation précise qu’il faut être prudent avec ces chiffres : « Plus de 1 200 personnes ont répondu à l’enquête en ligne de Charline Schmerber, qui ne se veut pas représentative de ce que pense la population française. Les répondants sont des personnes qui se montrent sensibles à cette thématique de l’éco-anxiété puisqu’ils sont plus de 90 % à affirmer que la dégradation de l’environnement crée chez eux un sentiment d’anxiété. » (Ibid.).
[13] Entretien avec David Irle, réalisé le 2 septembre 2022. L’étude mentionnée a été réalisée dans le cadre du projet Objectif 13, porté par la Collaborative, et financé par l’ANACT dans le cadre du Fonds pour l'amélioration des conditions de travail (Fact).
[14] Apec (2022), « L’économie verte : des métiers cadres qui émergent ou se transforment de plus en plus », Compétences Métiers & Société.
[15] En 1998, le psychiatre Christophe Dejours publie Souffrance en France (Seuil). En 2002, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publie Le Harcèlement moral (La Découverte). Ces deux essais connaissent un succès retentissant. Pour autant, plusieurs psychologues du travail alertent sur le risque d’instrumentaliser les risques psychosociaux, et ainsi de masquer l’enjeu politique des conflits en entreprise. Voir : Margherita Nasi (2016), « Souffrance au travail, oubliez le psychologue ! », Le Monde.
[16] Entretien avec Claire Pétreault, réalisé le 15 juin 2022.