3.2.1. Construire le futur du travail à partir des contraintes du présent
À contre-courant des études prospectives qui annoncent un futur toujours plus technologisé, l’écologie nous invite à construire le futur à partir des contraintes et vulnérabilités du présent. Dans un avenir de plus en plus hostile et incertain, « la seule ressource sûre que l’on a, ce sont les humains » rappelle Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE). Préserver l’habitabilité de la terre ne pourra se faire sans porter une attention soutenue aux travailleurs et travailleuses sur lesquels repose le système productif. Une conviction partagée par l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées. Or, prendre soin des travailleurs n’est, encore aujourd’hui, en rien une évidence. Les conditions d’existence du « business as usual » reposent sur l’exploitation de ressources naturelles… et humaines. On ne compte plus les scandales liés aux chaînes de sous-traitance et aux délocalisations Même dans les projets militants en faveur d’enjeux écologiques ou sociaux, la situation est alarmante Avoir un emploi ne protège pas de la pauvreté, et la souffrance explose dans tous les secteurs Dans ce contexte, comment s’assurer de la durabilité des projets de transition et de transformation ?
Une première attention concerne les questions de sécurité et de santé au travail. Questions d’autant plus pressantes que la crise écologique apporte d’ores et déjà son lot de pénibilités, et les distribue inégalement en fonction des territoires, des secteurs d’activité et des catégories professionnelles. Canicules, sécheresse, incendies en série… l’été 2022 n’est qu’un aperçu des bouleversements à venir. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime qu’au-delà de 33°C, un travailleur perd environ 50 % de ses capacités de travail ; les travailleurs en extérieur, ceux dont l’activité exige des efforts physiques et ceux dont l’environnement de travail est mal adapté aux variations de température extrêmes sont les plus exposés aux risques d’hyperthermie (augmentation de la température du corps qui peut être fatale) Une attention à redoubler auprès des travailleurs âgés dont la part va s’accroître ces prochaines années, en particulier dans les professions dites vieillissantes qui peinent à recruter : agents d’entretien, conducteurs de véhicule, aides à domicile, agriculteurs, ouvriers qualifiés dans le BTP, etc
Bien que le sujet soit encore peu traité, adapter l’exercice du travail à l’instabilité du climat est un minimum et une obligation légale pour les employeurs La crise écologique requiert une transformation bien plus profonde des systèmes de production et du travail sur lequel ils reposent. Au-delà de prévenir la mortalité de l’activité et s’assurer de sa faisabilité, il s’agit de rendre le travail soutenable, en particulier chez les métiers essentiels, souvent à basse qualification et parmi les plus pénibles. Comme le note Jean-François Connan, directeur de la Responsabilité et de l’innovation sociale de The Adecco Group France : « Au regard du choc écologique, les travailleurs pauvres vont prendre un poids déterminant : plus le choc sera grand, plus on aura besoin autant de bras que têtes ; les deux ne doivent pas être séparés » Une intuition que rejoint Alexandra Ferre, directrice de l’Impact et de la transformation responsable chez Yves Rocher : « On ne peut pas être 16 000 à faire la stratégie, il faut des gens très opérationnels qui soient en capacité d’inspirer la stratégie à partir du terrain ; les ingénieurs, c’est très bien, mais ils sont en difficulté face aux réalisations opérationnelles » En d’autres termes, il faut inverser la tendance, sortir de la dichotomie « col bleu / col blanc »… et repenser le contenu même des métiers. Un impératif qui s’impose dans de nombreux secteurs.
C’était notamment l’objet d’une rencontre qui a eu lieu le 12 octobre 2022, entre le philosophe Baptiste Morizot et l’ingénieur forestier Gaëtan de Bus de Warnaffe à l’Estive, scène nationale de Foix de l’Ariège, autour de l’avenir de la filière de la forêt et du boisLa salle comble (près de 600 places), en pleine période de pénurie d’essence, témoigne de la vivacité du sujet. Le point de départ de la discussion est la souffrance des forestiers face à la mécanisation et à l’industrialisation de leur travail, et aux destructions que cela entraîne :
« Personnellement, commence Gaëtan de Bus de Warnaffe, j’ai besoin de sens pour continuer mon métier ; la philosophie donne un éclairage et elle peut aussi, si elle dialogue avec la pratique comme le fait Baptiste, offrir un autre récit que celui dont les médias nous abreuve, d’une forêt qui va mourir très vite et d’une société totalement incompatible avec la nature… et qui vivra sur Mars comme on nous le dit parfois. »
Toxicplanet (2022), « Réinvestir la gestion forestière (Foix, l'Estive, le 12-10-2022) », YouTube, à partir de 00:10:00.
L’enjeu est de trouver une voie alternative, en-dehors du « camp de l’exploitation » et du « camp de la protection », tous deux mortifères pour les forêts. Au lexique de la « conduite forestière » qui vient de la gestion, Baptiste Morizot propose celui de « l’accompagnement de la forêt » : « parce que quand on accompagne quelque chose, ce n’est jamais très clair qui est devant, qui est derrière ; ça tourne […], on chemine ensemble » Et cette représentation a des effets très concrets sur les gestes et les techniques mobilisés : ne pas utiliser d’abatteuses, s’interdire de faire des coupes rases… C’est un autre métier qui émerge, et vise à la réparation et à l’autonomisation de la forêt. Gaëtan de Bus de Warnaffe l’exprime ainsi :
« J’ai entendu un médecin dire – et j’ai trouvé ça génial : « mon métier c’est de faire en sorte que les gens n’aient plus besoin de moi ». Et je me suis dit : « mon métier en tant que forestier ce serait ça ». Dans cette mesure-là, j’ai un métier social, d’abord. C’est-à-dire que mon métier c’est : j’apporte du bois à la société en faisant en sorte mon action n'empêche pas la forêt de ne pas avoir besoin de moi – c’est-à-dire que la regénération naturelle se fasse toute seule, que les processus de sénescence se régulent… bref, tout ce qu’apporte la libre évolution. »
Toxicplanet (2022), « Réinvestir la gestion forestière (Foix, l'Estive, le 12-10-2022) », YouTube, à partir de 01:11:22.
Dans cet exemple, le conflit de valeur se résout dans une évolution des normes professionnelles ; l’amélioration des conditions de travail suit. Les machines utilisées pour l’exploitation forestière industrielle sont tellement coûteuses que les forestiers sont contraints, pour amortir l’investissement, d’abattre chaque jour 200 m3 d’arbres, ce qui représente des journées de travail de 10 à 12h En sortant du paradigme productiviste, le forestier a une posture professionnelle bien plus valorisante ; il renoue avec le rôle social de son métier. Pour reprendre un terme de Martin Durigneux, co-fondateur de l’association Anciela qui porte l’Institut Transitions : au-delà du sens, c’est la « dignité » du métier qui est retrouvée.
Ces nouvelles normes professionnelles ne s’apprennent pas dans les formations classiques ; elles se construisent au cas par cas. Au premier abord, cela peut donner une impression d’amateurisme ou de bricolage. C’est en réalité plus subtil. Un métier recouvre un ensemble d'activités mobilisant des compétences professionnelles et transverses. Celui-ci est défini par une branche professionnelle. Stricto sensu, pour parler de métier, il faut trois éléments : le regroupement de pairs en réseau, la revendication et l’attribution d’une identité de métier, et la structuration du marché du travail (et/ou existence de formations spécifiques) Trois éléments qu’ont ces métiers du « monde d’après ». De plus en plus de collectifs professionnels se constituent. Nous en avons rencontré deux lors de nos entretiens : Solidarité Paysans qui vient en soutien des agriculteurs en situation de surendettement depuis plus de 30 ans, et Les Pépites Vertes, média à destination des « jeunes talents de la transition écologique » né avec le covid. Bien que les deux structures soient très différentes l’une de l’autre, les deux se rejoignent sur l’importance des échanges entre pairs pour l’accompagnement des changements professionnels. Aller à contre-courant des modèles dominants est un combat quotidien ; rompre l’isolement est clé pour sortir de l’épuisement. « Quand on est en difficulté, on se sent dévalorisé et on est dévalorisé, commente Jean-François Bouchevreau, ancien administrateur de Solidarité Paysans. En groupe, il y a une stimulation, ça permet d’interroger ses pratiques – “et toi, comment tu as fait ?”. C’est de l’éducation populaire »
Du côté des formations, des choses intéressantes se mettent en place. Parmi les acteurs que nous avons rencontrés, les écoles de la Transition écologique (ETRE) et l’Institut Transitions proposent des approches qui vont à rebours de ce qui se fait habituellement. Au lieu de « préparer au marché de l’emploi » en essayant de faire correspondre les individus aux besoins du marché, ils renversent le modèle et s’appliquent à eux-mêmes les principes de l’écologie. Comme le résume Mathilde Loisil des Écoles de la Transition écologique (ETRE) : « L’idée motrice est de travailler les postures et les gestes métiers à partir de ce que l’on est et de ce que l’on a » Comme pour la cuisine responsable, on ne fait pas les courses en fonction de la recette, on crée la recette à partir de ce qui est à notre portée – ce qui, par ailleurs, n’est enseigné dans aucun CAP cuisine. Cela a plusieurs implications pédagogiques, la principale étant de faire tester plein de choses aux jeunes et de travailler avec eux à la définition d’un projet professionnel qui leur correspond, à eux. Une approche que rejoint Martin Durigneux de l’Institut Transitions, bien qu’ils soient sur un public en reconversion. « Pour nous, ce qui est central, c’est de travailler à la création d’un “système signifiant” pour la personne. C’est comme ça qu’on fabrique un métier, qu’on fabrique de la dignité, avec des gestes qui ont du sens pour toi » Ces approches redonnent aux individus du pouvoir d’agir, et ce quel que soit le métier considéré.
[1] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
[2] Voir Éric Laurent (2011), Le scandale des délocalisations, Plon. Et plus largement, toutes les vidéos de l’émission de France 2 « Cash Investigation » présentée par Elise Lucet.
[3] De très nombreuses publications existent sur le monde de l’ESS. Voir par exemple : Te plains pas, c’est pas l’usine : L’exploitation en milieu associatif de Lily Zalzett et Stella Fihn (Niet éditions, 2020), Souffrance en milieu engagé : Enquête sur les entreprises sociales, Pascale-Dominique Russo (Faubourg, 2020), C'est pour la bonne cause ! Les désillusions du travail associatif de Simon Cottin-Marx (L'Atelier, 2021).
[4] En 2019, 2 millions de travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté : près de 7 % des salariés et plus de 17 % des indépendants (Insee [2021], « L’essentiel sur… la pauvreté », chiffres-clés.). Sur la souffrance, voir notamment « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives », et « 1.3.2. La conduite du changement descendante, un haut risque de détérioration du climat social ».
[5] International Labour Office (OIT) (2019), « Working on a warmer planet: The impact of heat stress on labour productivity and decent work », p. 13.
[6] Jean-Christophe Sciberras (2022), op. cit.
[7] CFTC (2020), « Variations climatiques (neige, froid, pluie…) : que dit le droit du travail ? », vie pratique.
[8] Entretien avec Jean-François Connan, réalisé le 6 avril 2022.
[9] Entretien avec Alexandra Ferre, op. cit.
[10] Pour revisionner l’échange : Toxicplanet (2022), « Réinvestir la gestion forestière (Foix, l'Estive, le 12-10-2022) », YouTube.
[11] Op. cit., à partir de 00:10:00.
[12] Op. cit., à partir de 01:14:00.
[13] Op. cit., à partir de 01:11:22.
[14] « On est esclave de nos machines » déclare l’un des travailleurs interrogés par François-Xavier Drouet dans son documentaire Le Temps des forêts (KMBO, 2018).
[15] Claire Tourmen (2007), « Activité, tâche, poste, métier, profession : quelques pistes de clarification et de réflexion », Santé publique, vol. 19, pp. 15-20.
[16] Entretien avec Jean-François Bouchevreau, op. cit.
[17] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
[18] Entretien avec Martin Durigneux, réalisé le 24 novembre 2022.
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