2.3.1. La formation, principale porte d’entrée pour les employeurs

Les entreprises sont directement interpellées par les changements de représentation liés à la crise écologique, et l’évolution des attentes chez les salariés et les candidats qui en découle. Bien que les actifs qui prennent la parole sur le sujet soient encore minoritaires, les difficultés de recrutement que l’on retrouve dans l’ensemble des secteurs ne laissent pas les employeurs indifférents. En effet, malgré un taux de chômage élevé (+8 % en 2021), c’est près d’un recrutement sur deux qui est perçu comme difficile par les entreprises, et le nombre d’offres abandonnées faute de candidats augmente chaque année Pour 71 % des employeurs, la mise en place d’actions en faveur de la transition écologique représente un atout essentiel pour attirer et capter de « nouveaux talents » Pour les entreprises, l’enjeu RH est de taille. Il s’agit de faciliter les recrutements, mais également de fidéliser les ressources internes. D’après l’étude d’Occurence, les principales actions mises en œuvre autour de la transition écologique dans les organisations concernent la communication interne et des actions RH Majoritairement, de la sensibilisation et de la formation. Cela répond à une forte demande des salariés ; ils sont en moyenne 67 % à se déclarer intéressés par le suivi d’une formation en lien avec l’écologie, et ce quelle que soit la thématique Un chiffre corrélé à la catégorie professionnelle, les cadres paraissant bien plus demandeurs de ce type de formation (près de 80 %) que les employés ayant un faible niveau de qualification (un peu plus de 55 %)

Cet écart ne doit pas être compris comme un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. En effet, en regardant plus finement, l’écart apparaît moins grand. Parmi les salariés qui n’ont pas encore suivi de formation en lien avec la transition écologique, 55 % des cadres se déclarent intéressés pour en suivre une, contre 43 % des employés ; soit un écart d’à peine 12 points – on est loin des 25 points initialement annoncés. La réelle différence se situe parmi ceux qui ont déjà suivi une formation sur le sujet : un cadre sur quatre pour seulement un employé sur huit Ce résultat n’est pas anodin. Il rejoint les nombreux travaux sur les inégalités d’accès aux formations dans le milieu professionnel. Dans la note « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former » publiée par le Céreq en mars 2022, Ekaterina Melnik-Olive rappelle le rôle déterminant de l’employeur dans l’accès à la formation des salariés : « Au-delà de l'intention de se former, l'accès effectif à la formation est fortement lié au fait d’avoir reçu une proposition de formation de la part de l’employeur » L’entreprise est de loin la principale source de propositions, loin devant les organisations de formation et les réseaux professionnels, et dans les faits, les propositions sont adressées d’abord aux catégories les plus qualifiées ; 75 % des employés n’ont jamais reçu de proposition de formation de la part de leur employeur.

Cette inégalité de traitement en dit long, d’une part sur les salariés que l’on « soigne » et que l’on veut réellement fidéliser, et d’autre part sur la perception que les dirigeants ont des enjeux de la transition écologique dans leur entreprise. Les deux points sont liés. Concernant le premier, le phénomène n’est pas nouveau, et bien documenté : les emplois les moins qualifiés sont aussi ceux qui sont les moins valorisés et soutenus dans les entreprises Au regard des métiers actuellement en tension, ce constat doit cependant nous interpeller sur la durabilité des activités – et des industries – qui reposent sur cette main d’œuvre peu qualifiéeConcernant le second point, deux hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, les formations sur la transition écologique sont proposées par les entreprises d’abord dans une optique opportuniste, pour capter une population de cadres qui peut se permettre, puisqu’elle en a les moyens, d’être plus volatiles. Ce qui peut interroger quant aux effets réels de ces formations sur l’organisation et le travail quotidien. Ou deuxièmement, les employeurs sont sincères dans leur volonté de « bifurquer », mais ont une perception de leur organisation qui laisse les employés ayant un faible niveau de qualification à un simple rôle d’exécutant de stratégies conçues par des cadres experts. Perception qui reste dans une logique « top-down » de la conduite du changement et nie les transformations métiers qui seront nécessairement à l’œuvre (pour voir les risques associés à ces types d’approche, se reporter à la section « 1.3. Des approches qui fragilisent les organisations et freinent leur capacité de changement »).

Que l’employeur soit sincère ou non sur sa volonté de bifurquer, les deux postures présentées sont révélatrices du manque de formation des dirigeants sur ces enjeux. Pourtant, le marché de la formation au développement durable n’est pas récent. Dès la fin des années 1990, le management environnemental est reconnu pendant le Sommet de Rio comme l’une des priorités des entreprises ; les premières normes internationales sont publiées dans la fouléePour Arnaud Herrmann, cofondateur et président de EcoLearn, organisme spécialisé dans la formation aux enjeux de la durabilité, ce déficit de formation est en partie dû à une forme de tabou. Contrairement à leurs salariés, les dirigeants n’ont pas l’obligation de suivre de formations, et dans la pratique, ils en suivent peu. Arnaud Herrmann remarque néanmoins un net changement depuis la pandémie :

« On en est encore au début, on commence tout juste à oser parler du sujet de la formation des dirigeants. Suite au covid, les risques ont explosé partout, ça a percuté les modèles d'affaires, et six mois après, on a commencé à recevoir des demandes de dirigeants qui souhaitent se former ; les dirigeants ont compris qu’ils ne comprenaient pas les enjeux de la durabilité et qu’ils devaient se former. Mais c’est en train de se faire, les demandes ne sont pas encore matures ; ils ne savent pas trop sur quoi se former, ni à quel rythme. »


Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.

Une nouvelle demande qui trouve immédiatement son marché. Dans les six mois qui ont suivi le premier confinement, on est passé d’un marché confidentiel avec peu d’acteurs à un marché en expansion croissante. Néanmoins, comme le note Arnaud Herrmann, l’offre se polarise autour de deux types de formations : d’une part des formations courtes non certifiantes qui relèvent plutôt de la sensibilisation, et d’autre part des formations techniques ou thématiques très spécifiques. Peu de formations abordent les enjeux de durabilité avec une approche systémique ce qui présente le risque de « passer à côté des sujets et de ne pas relier la formation à la raison d’être, au modèle économique et à la gouvernance de l’entreprise ». Pour Arnaud Herrmann, c’est aussi une des limites des réglementations qui pèsent sur les entreprises ; beaucoup se contentent de « cocher les cases » sans interroger le modèle global et la cohérence d’ensemble. D’où l’enjeu de bien former les dirigeants, mais aussi les consultants qui accompagnent les entreprises dans leur transformation, pour que les formations suivies par les salariés participent à la nécessaire refonte du projet d’entreprise (voir « 3.1.3. Former les dirigeants à prendre les décisions autrement »).

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’insuffisance des approches systémiques dans les programmes de formation. Premièrement, les écoles traditionnelles, de par leur taille, évoluent lentement. Cela est particulièrement flagrant dans les écoles de formation initiale. Outre le manque de cohérence entre les modules d’enseignement , les sociologues Cécile Gazo et Loïc Mazenc soulignent la problématique des temporalités de refonte des programmes :

« Les travaux de rénovation des référentiels de formation sont pensés sur six ans : c’est le temps qu’il faut pour que la première génération d’étudiants ayant bénéficié de la rénovation arrive sur le marché du travail. La temporalité des enseignants est bien différente : enseigner impose un temps plus court, celui au jour le jour et davantage en prise avec les attentes et les spécificités des apprenants. »


Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.

Ces déficits dans les cursus initiaux rendent d’autant plus prégnant l’intégration de ces approches globales dans la formation continue. Néanmoins, si l’on peut déplorer le manque d’agilité des opérateurs de formation les plus importants, les nouveaux venus se confrontent à des barrières d’ordre structurel. L’entrée dans le marché des formations professionnelles est coûteuse ; l’obtention des certifications est particulièrement lourde à porter pour les petits acteurs Une impasse qui ralentit considérablement la refonte des offres de formation

Notons que face à ce déficit d’offres, certaines entreprises ont fait le choix d’internaliser ces formations. C’est par exemple le cas de Veolia qui est en train de mettre en place une « école de la transformation écologique » pour accompagner les salariés du groupe à la transformation de leur métier et anticiper les nouveaux besoins de compétence. Cette démarche s’inscrit dans un changement de perspective plus global, comme en témoigne les propos de Philippe Hermann, directeur finance durable du groupe : « Chez Veolia, la RSE n’est plus perçue comme une option ou un surcoût, c’est désormais une composante essentielle de notre activité. La relation entre RSE, stratégie et finance s'établit dans des interactions étroites et un dialogue permanent, qui ne se réduit pas à des calculs d’indicateurs» Depuis 2021, les principaux cadres du groupe ont une incitation salariale sur 18 indicateurs environnementaux et sociaux.


[1] +6 % en 2022. Voir Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), « Comment expliquer les difficultés de recrutement anticipés par les entreprises ? », document de travail, n°2022-04, France Stratégie.

[2] « Importance des défis des entreprises face à la TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 103.

[3] « Actions mises en œuvre dans la démarche de TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.

[4] Entre 59 % pour les compétences transverses et 72 % pour la sensibilisation (20 % des répondants déclarent avoir déjà suivi une formation ; 50% désirent se lancer). Voir « Bilans des formation en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 93.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Voir notamment Ekaterina Melnik-Olive (2022), « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former », Céreq.

[8] Voir par exemple dans le secteur de la grande distribution : Mathias Waelli (2009), Caissière… et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution, PUF.

[9] Voir Jean-Christophe Sciberras (2022), « Métiers 2030 : Quels métiers en 2030 ? », France Stratégie x Dares.

[10] « Business and industry, including transnational corporations, should recognize environmental management as among the highest corporate priorities and as a key determinant to sustainable development. » (United Nations [1992], « Agenda 21 », United Nations Conference on Environment & Development, Rio de Janerio [Brazil], p. 289).

[11] L’ISO 14001 sur le management environnemental est publié en 1993, le Project Management Body of Knowkedge (PMBOK) en 1999, l’ISO 26000 en 2010 et l’ISO 21500 en 2012.

[12] Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.

[13] Ibid.

[14] Voir notamment les prises de parole de Fanny Verrax, philosophe indépendante spécialisée en éthique dans Elodie Chermann (2022), « Les cours d’éthique se développent dans les écoles d’ingénieurs », Le Monde Campus.

[15] Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.

[16] Voir par exemple : OPCO.fr (2021), « Réforme et certification : quelles conséquences pour les petits organismes de formation et les indépendants ? ». Ou encore : Mathieu Chartier (2021), « Qualiopi : la certification qui va tuer moult organismes de formation », Blog Internet-Formation.

[17] Notons tout de même qu’avec la loi Climat et Résilience d’août 2021, les opérateurs de compétences (OPCO) ont pour mission d’accompagner les branches professionnelles et les entreprises dans l’observation et l’anticipation de leurs besoins en compétences en matière de transition écologique. Une nouvelle mission qui se met progressivement en place.

[18] Veolia (2021), « Produrable 2021 : “Veolia va créer une école de la transformation écologique pour préparer aux métiers de demain et répondre à l'urgence environnementale” ».

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