Changer d’indicateurs pour mesurer la valeur du travail

Laetitia Vitaud rappelle d’ailleurs que si les métiers essentiels sont si peu rémunérés c’est parce qu’ils sont perçus comme étant peu productifs au regard de critères de mesure qui datent de l’ère industrielle En s’appuyant sur les travaux de la chercheuse anglaise Hillary Cotham, elle rappelle que les critères auxquels on a recours pour évaluer l’efficacité des activités de services – notamment dans les métiers du soin ou de l’enseignement – ne sont tout bonnement pas les bons ! La mesure de la productivité est fondée sur des critères quantitatifs qui ne prennent absolument pas en compte la qualité du service rendu. Prenons l’exemple du soin, pour évaluer la productivité d’un médecin, on se focalise aujourd’hui sur le nombre d’actes prodigués (tarification à l’acte) plutôt que sur la qualité de la santé de ses patients. On nie la dimension humaine de la relation qui n’est pas comptabilisée comme un acte médical, or « l’écoute, l’empathie déployées par un médecin font non seulement partie intégrante de la relation de soin, mais elles en augmentent l’effet dans des proportions considérables ; elles soignent aussi. La relation de soin n’est pas qu’une affaire de savoirs techniques » C’est la même chose pour un vendeur, un enseignant ou une femme de ménage. L’attention accordée à la relation, le soin apporté au service, démultiplie la valeur perçue par l’usager, le client. Mais, tant qu’on ne reverra pas les critères de mesure de la productivité – fondés essentiellement sur des approches quantitatives – on ne pourra pas questionner la valeur du travail, et ainsi revaloriser un certain nombre de métiers essentiels à notre société, à notre vie en commun. Un constat partagé par Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du Groupe Fransbonhomme :

« Nous arrivons au bout de ce paradigme qui consiste à vouloir optimiser les marges à tout prix et à réduire les coûts. Tant qu’on ne repensera pas le modèle de développement des entreprises ni les indicateurs de mesure de la performance, il ne pourra y avoir de transition juste. Aujourd’hui, si l’on regarde les entreprises cotées en bourse, on se rend compte que tout le processus de cotation est basé sur un modèle qui vous empêche de prendre des décisions de long-terme. »


Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.

Enfin, Laetitia Vitaud interroge la notion de productivité au regard de l’écologie. Elle rappelle que pour la plupart des économistes du XXe siècle (dont Smith, Marx, Schumpeter) est considéré productif celui qui crée :

« D’un côté, il y a ceux qui ont le courage de créer et de détruire, ce qui est au cœur de l’imaginaire qui valorise l’homme productif et guerrier. De l’autre côté, il y a ce qui est peut-être nécessaire, mais qui ne fait pas avancer l’histoire : l’entretien, la maintenance, la reproduction, que cela soit domestique et maternel (et gratuit) ou professionnel (les infirmières) [...]. Il est évident que la crise écologique que nous vivons est liée précisément au fait que cela ne compte pas. À force de valoriser l’innovation et la création, on a délaissé l’entretien de l’existant. »


Laetitia Vitaud (2022), op. cit.

Entretenir, réparer, assurer la maintenance des objets mis sur le marché, voici des objectifs poursuivis par les promoteurs de modèles alternatifs qui défendent une autre vision du travail et de la consommation. Prenons l’exemple de Commown, SCIC de l’électronique responsable et durable. La coopérative défend les principes de l’économie de la fonctionnalité : allonger la durée d’usage des téléphones (plutôt que de les renouveler systématiquement) en proposant un système de location et de réparation afin, in fine, de réduire le coût carbone et social de la production de smartphones.

Définition :

L’économie de la fonctionnalité est un système privilégiant l’usage plutôt que la vente d’un produit. Elle s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire. L’économie de la fonctionnalité est parfois rattachée au concept d’économie de la coopération. Les acteurs économiques (entreprises, collectivités) d’un même territoire coopèrent en mettant en commun des usages afin de satisfaire un besoin tout en limitant les externalités négatives (consommation d’énergies, pollution, etc).

Non seulement la productivité au sens classique du terme n’intègre pas la notion de maintenance, mais elle gomme également le poids des externalités négatives induites sur l’environnement et tout le travail nécessaire pour réparer l’impact de ces externalités. Pour Laetitia Vitaud :

« Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution. »


Laetitia Vitaud (2022), op. cit., p. 74.

Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution [5].

La productivité n’est donc pas un indicateur neutre du point de vue de sa finalité et de ses conséquences sur l’environnement. Aussi, elle résume : « la non prise en compte des externalités négatives d’une activité économique gonfle donc artificiellement la productivité des organisations concernées : s’il fallait compter tout le travail nécessaire pour réparer les dégâts, leur productivité serait assurément moins élevée».


[1] « L'abandon de la qualité des services » In Laetitia Vitaud (2022), op. cit.

[2] Op. cit.

[3] Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.

[4] Laetitia Vitaud (2022), op. cit.

[5] Op. cit., p. 74.

[6] Op. cit., p. 75.

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