2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail
La crise de sens dont souffrent les travailleurs fait couler beaucoup d’encre. Une étude de la DARES publiée en août 2021 nous révèle que si les économistes se sont beaucoup penchés sur les conditions du sens au travail, le sens du travail lui-même était peu exploré :
« Jusqu’à récemment, peu de travaux se sont intéressés aux déterminants non monétaires de la satisfaction au travail. Quand c’est le cas, les dimensions les plus couramment citées sont l’autonomie, la sécurité (Benz et Frey, 2008), les relations avec les collègues et les perspectives de promotion (Millan et al., 2013). Le contenu du travail lui-même est rarement évoqué. »
Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
Un emploi qui a du sens n’est pas non plus un emploi « de qualité » si l’on s’en tient aux travaux économiques sur la qualité de l’emploi, encouragés par la Commission européenne depuis la fin des années 1990. Parmi les critères objectivables retenus figurent : la santé, la sécurité au travail et les conditions de travail, les rémunérations, le temps de travail et la conciliation « vie professionnelle/vie familiale », la sécurité de l’emploi et la protection sociale, le dialogue social et la formation tout au long de la vie (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Sens du travail » ou « Sens au travail » ?
Pour les auteurs de l’étude « Quand le travail perd son sens » publiée par la DARES, Thomas Coutrot et Coralie Perez, le « sens du travail » se distingue du « sens au travail » apporté par les gratifications matérielles (salaire, carrière) ou psychologiques (reconnaissance, sociabilité). Ils mettent en avant trois dimensions du « sens du travail » :
Le sentiment d’utilité sociale : « le travailleur éprouve le sentiment que son travail a du sens, il ressent un “jugement d’utilité” quand il voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires ». Dans cette optique, c'est le sentiment de transformer positivement le monde qui peut conférer du sens au travail. Toutefois, précisent les auteurs de l’étude, « le sentiment d’utilité sociale n’est pas assimilable à la reconnaissance : beaucoup de salariés estiment faire un travail utile mais souffrent d'une faible reconnaissance, comme par exemple les salariés dits “invisibles” surreprésentés dans les métiers d’assistantes maternelles ou d’aides à domicile ».
La cohérence éthique apparaît comme la deuxième dimension du sens du travail. Il arrive en effet que des salariés se retrouvent dans des situations de conflit de valeurs, lorsqu’ils sont obligés de faire des choses qui ne correspondent pas à leur vision du « travail bien fait » ; c’est ce que le sociologue Yves Clot appelle le « travail empêché » (voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). Pensons aux conseillers bancaires qui se sentent « encouragés à faire n’importe quoi » pour vendre des produits financiers à leurs clients. Ainsi, la cohérence éthique, c’est la possibilité de travailler en accord avec ses normes éthiques et professionnelles.
La capacité de développement renvoie, quant à elle, à la façon dont le travail transforme le travailleur lui-même. En effet, travailler c’est aussi devoir surmonter des difficultés, c’est se confronter à la résistance du réel. Si, dans votre travail, vous avez l’impression de déployer votre intelligence et vos talents pour y faire face, vous aurez le sentiment de déployer votre créativité, de développer vos compétences, d’exprimer votre plein potentiel. « Le déploiement de ce “travail vivant” est source de développement des capacités d’action et de construction de la santé psychique » souligne l’étude. A contrario, un travail mécanique où l’on vous demande d’appliquer bêtement des procédures participe à un sentiment de mal-être au travail (pensons par exemple aux travailleurs du clic ).
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
L’étude de la DARES nous apprend par exemple que les professions ayant le plus haut score de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, les professions dites du care (aides à domicile, agent d’entretien, aides-soignantes, etc.) auxquelles on peut adjoindre les enseignants, les formateurs et les professionnels de l’action sociale. Ainsi, les professions les plus en relation avec le client – ou les publics – sont certainement les plus exigeantes émotionnellement, mais aussi les plus gratifiantes du point de vue du sens.
Autre élément intéressant : le sens du travail croît légèrement avec le niveau de salaire, cette corrélation repose notamment sur la dimension de la capacité de développement, tandis que la cohérence éthique apparaît indépendante du salaire. En d’autres termes, vous pouvez être très bien payé et constater très peu de cohérence éthique dans votre travail (sur les « bullshit jobs », voir « 2.1.2. Une critique écologique de la notion du productivisme ») mais pour autant avoir le sentiment de vous développer. En effet, on sait par exemple que les salariés des grandes entreprises bénéficient souvent d’une offre de formation large et stimulante alors que pour une PME, il est parfois plus difficile d’assumer le coût financier – et temporel – que représentent de longs programmes de formation C’est ce que confirme Charlotte Gros, salariée en bifurcation que nous avons interrogée pour la rédaction de cette étude. Ingénieure agronome de formation, elle est aujourd’hui membre du programme On Purpose Après avoir passé plusieurs années dans l’industrie agro-alimentaire en tant que chargée de recherche & développement (d’abord chez Sodial, coopérative laitière, puis chez Orangina Schweppes), elle a bifurqué pour aligner ses valeurs personnelles et son travail. Si son emploi chez Orangina était en profond désaccord avec ses valeurs – notamment ses convictions écologiques – elle reconnaît qu’elle a, là-bas, bénéficié de formations de haut niveau :
« Chez Orangina, en tant que jeune manager j’ai eu accès à des formations de très grande qualité avec un volet connaissance de soi très utile. Je venais d’un univers [Sodial] où l’on payait des formations seulement aux comités de direction, alors forcément, ça m’a marquée que l’on investisse tant pour les jeunes managers. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
On voit en effet que la dimension « capacité de développement » est essentielle au sentiment de sens au travail. Pour autant, elle ne fait pas tout. Et il semblerait que la cohérence éthique soit de plus en plus importante chez de nombreux salariés, notamment les plus jeunes. Ces derniers veulent aligner leurs convictions personnelles, notamment leur intérêt pour la cause écologique, avec leur travail. En effet, d’après un sondage Harris Interactive réalisé en mars 2022 pour le collectif Pour un Réveil écologique, 8 jeunes sur 10 de 18 à 30 ans estiment qu’il est important que les entreprises prennent en compte les enjeux environnementaux dans le cadre de leurs activités, et font de ces enjeux une priorité de leur stratégie d’entreprise
Mais que font-ils quand leur emploi n’est pas aligné avec leurs valeurs (cohérence éthique) ou quand celui-ci ne répond à aucun sentiment d’utilité sociale ? En 1970, l’économiste Albert Hirschman établissait trois stratégies possibles face à un travail dénué de sens : Exit (le salarié change d’emploi), Loyalty (le salarié reste fidèle à son entreprise) ou Voice (le salarié s’inscrit dans des actions collectives). Les aspirants à la reconversion professionnelle ou à l’exploration de voies alternatives semble privilégier la première option (Exit) quand les salariés qui souhaitent transformer les choses de l’intérieur choisissent de prendre la parole (Voice).
Avant d’explorer ces différentes stratégies, notons que si la prise de conscience écologique traverse l’ensemble des classes sociales, toutes n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour y répondre. D’après l’étude d’Occurrence, le positionnement écologique d’une entreprise ne joue sur son attractivité que pour 28 % des salariés. Un chiffre qui est étroitement corrélé à la catégorie socio-professionnelle. En effet, 44 % des cadres déclarent que le positionnement écologique conditionne leur choix de rejoindre ou de rester dans une entreprise, contre seulement 15 % des employés peu qualifiés… pour qui le salaire apparaît comme déterminant Comme le note Elisa Braley, responsable projets et études à Uniformation : « Attention à ne pas être caricaturaux : beaucoup de salariés sont là pour le métier, pour l'activité en elle-même et pas vraiment pour la mission de l'organisation – "on cherche avant tout un travail”» Et même plus qu’un travail, pour les travailleurs les moins qualifiés, l’enjeu est d’abord de trouver un emploi – si possible stable et pas trop mal rémunéré. Il ne faut pas conclure trop rapidement à un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. L’historien Renaud Bécot rappelle qu’au début du XXe siècle, les ouvriers sont parmi les premiers à se mobiliser sur des questions environnementalesUne sensibilité qui est confirmée par divers travaux et défendue sur le terrain par un certain nombre de collectifs, dont l’association Banlieue Climat. Ce sont finalement peu de salariés qui peuvent se permettre de quitter leur travail, de se reconvertir ou de s’engager en parallèle de leur activité professionnelle dans des actions militantes en faveur de leurs convictions ; Occurrence chiffre à 37 % les salariés qui se déclarent « volontaires »
[1] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
[3] Voir par exemple : Delphine Beraud et Edmond Noack (2018), « La formation dans les petites entreprises, reflet de leurs organisations stratégiques », Céreq bref, n°369.
[4] On Purpose est un programme d’accompagnement qui s’adresse essentiellement à des jeunes très diplômés et vise à former des « leaders au service du bien commun ». Inspiré d’un format développé au Royaume-Uni, le programme On Purpose lance sa première promotion en France en 2015.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[6] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail », Harris Interactive x Pour un Réveil écologique.
[7] « Impact d’un positionnement engagé en TE dans le choix d’un employeur » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 75.
[8] Entretien avec Elisa Braley, réalisé le 20 juin 2022.
[9] Samir Tazaïrt (2022), « L’idée que les revendications écologiques seraient des préoccupations de riches est fausses », Basta!.
[10] Voir Jean-Baptiste et Hadrien Malier (2021), « Les classes populaires et l’enjeu écologique : Un rapport travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, n°124, pp. 37-66. Ou encore : Guillaume Amorotti (2020), op. cit.
[11] Notons que le périmètre de la présente étude ne permet pas détailler finement les stratégies suivies en fonction des profils socio-économiques. Des travaux à poursuivre !
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