3.1.3. Former les dirigeants à prendre les décisions autrement
Les leviers d’actions pour accélérer la transition écologique se situent donc à plusieurs niveaux : les normes réglementaires incitent les entreprises à repenser leur chaîne de valeur et à évaluer son impact ; les choix opérés en matière de structure juridique et de modèles de gouvernance conditionnent la façon dont seront prises les décisions. Aussi, un maillon nous semble essentiel pour agir pour le bien commun : la formation des dirigeants à la prise de décision collective.
Selon l’étude d'Occurrence, 98 % des dirigeants français considèrent que « la transition écologique est un enjeu majeur de société ». La prise de conscience semble donc bien amorcée. Mais est-ce suffisant ?
Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, les dirigeants français manquent de repères scientifiques structurants pour penser les enjeux de l’Anthropocène : « Les savoirs scientifiques sont trop absents des lieux où ils devraient être une boussole pour l’action collective : le débat public, les collectivités, les entreprises, les programmes scolaires ». Pour le chercheur, il serait utile de penser la littératie écologique, c'est-à-dire les savoirs minimaux dont devrait disposer toute personne en position de responsabilité, y compris les dirigeants d’entreprise Ces savoirs devraient se référer beaucoup plus à la notion de limites planétaires dont parle le GIEC ou encore au concept d’Anthropocène (interdépendance des trois sous-systèmes : le système climatique, la biosphère, les sociétés humaines – voir « 2.1.1. Se penser dans la nature, et non en dehors »).
Les chercheurs et les activistes pour le climat sont d’accord pour affirmer que le fait de disposer d’un état des lieux partagé des connaissances scientifiques est une condition de base pour avancer, mais sera-t-elle suffisante ? « On aura beau avoir abreuvé les dirigeants de données scientifiques sur l’ampleur du dérèglement climatique, si on ne les forme pas à prendre des décisions différemment, rien ne changera » nous soufflait la directrice RSE d’un grand groupe.
Plusieurs acteurs du monde de l’entreprise que nous avons interrogés nous confirment que des programmes de formation destinés aux dirigeants existent, mais certains pointent leur inadéquation avec les besoins réels des entreprises. Pour Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du groupe Fransbonhomme :
« L’offre de formation n’est pas vraiment adaptée aux dirigeants : pour l’instant, soit on fait intervenir des conférenciers de haut-niveau et on aborde le sujet de manière très théorique et on agit sur la prise de conscience ; soit on déploie la Fresque du Climat mais cela manque d’applications stratégiques et opérationnelles. On devrait surtout les former à prendre des décisions autrement, à penser de nouveaux indicateurs plus respectueux du bien commun et à les intégrer dans leurs comptes de résultat. »
Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
Pour les personnes interrogées, les formations destinées aux managers intermédiaires sont bien conçues et répondent aux besoins en matière de gestes métier. La directrice du développement durable d’un acteur du luxe nous partage sa satisfaction à propos d’un programme déployé avec l’aide d’un cabinet spécialisé :
« La formation à l’éco-conception – qui s’adresse à toutes les personnes impliquées, des acheteurs aux designers – invite les salariés à se poser des questions clés à chaque étape de la chaîne de valeur : quel choix opérer ? en fonction de quels indicateurs écologiques et sociaux ? comment évaluer l’impact ? »
Entretien avec Anne, op. cit.
Mais, elle reconnaît manquer de formations destinées au top management qui les inciteraient à repenser leurs processus de décision (voir « 2.3.1. La formation, principale porte d’entrée pour les employeurs »).
Les dirigeants semblent conscients de l’impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle des salariés ; 40 % d’entre eux déclarent que la transition écologique a un impact très important sur l’activité professionnelle et 60 % perçoivent ce changement comme positifMais cette prise de conscience se traduit-elle dans les arbitrages favorables à la préservation des écosystèmes et du vivant ? Pour cela, il faudrait en effet pouvoir revoir le cadre de référence (la rentabilité court-terme doit-elle toujours être privilégiée ?) et les processus de décision (qui décide ? et au regard de quels indicateurs ?). Pour Olivier Piazza, spécialiste des Communs et intervenant en entreprise, le constat est clair : « la formation des dirigeants sur les enjeux RSE n'inclut pas assez de repères sur la gouvernance participative, or c'est une condition clé pour voir advenir le changement ».
Dans nos échanges, trois acteurs nous ont été cités comme particulièrement en pointe sur ces sujets. Premièrement, l’organisme de formation EcoLearn qui développe une offre à destination des dirigeants et des cadres sur les enjeux de durabilité en adoptant une approche systémique (répartition du capital, place des collaborateurs dans l’entreprise, dialogue social, valeurs et sens, processus managériaux, etc.). Deuxièmement, le Master of Science (MSc.) Strategy & Design for the Anthropocene de la business school ESC Clermont qui forme des profils de « redirectionnistes », capables de porter des questions de stratégie et d’engager des transformations culturelles et écologiques au sein des entreprises. La formation est pensée pour des profils en reconversion mais aussi pour des personnes désireuses de changer leur entreprise de l’intérieur. Ainsi, nous avons rencontré Hacer Us, ancienne responsable de la logistique intercontinentale de Michelin, qui a suivi cette formation et travaille aujourd’hui, toujours chez Michelin, au sein du Customer Lab Europe pour mener des expérimentations pour « intégrer le “P” de Planète concrètement dans nos offres de service (autour et au-delà du pneu) ». Et enfin, le laboratoire ATEMIS (Analyse du Travail et des Mutations dans l’Industrie Et les Services) qui accompagne les entreprises dans la transformation de leur modèle à partir des principes de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération (voir « 2.1.2. Changer d’indicateurs pour mesurer la valeur du travail »). Cet accompagnement repose sur des formations et le développement d’une communauté de directeurs et cadres d’entreprise engagés.
[1] « Importance de transition écologique dans la société » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 51.
[2] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
[3] L’idée de « littératie écologique » se rapproche de celle de « littératie numérique » développée dans les années 2010 pour définir l’ensemble des savoirs minimaux nécessaires pour appréhender les enjeux et les usages du web.
[4] Entretien informel, réalisé en octobre 2022.
[5] Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
[6] Entretien avec Anne, op. cit.
[7] « Impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., pp. 60-63.
[8] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[9] Entretien avec Hacer Us, op. cit.
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