3.3.1. Modèle « bifurqué », résilience assurée !
Les structures de l’ESS sont plus résilientes face aux crises. C’est le résultat de nombreuses études. Cela avait déjà été remarqué lors de la crise financière de 2008, et se confirme avec la crise sanitaire. Peu mondialisées et non financiarisées, elles font partie des structures les moins touchées. Comme le note l’Insee dans une note de 2016, le modèle économique spécifique de l’ESS contribue à stabiliser l’emploi :
« Ses principes fondateurs induisent un mode d’entreprendre et de développement différent de celui de l’économie marchande « classique ». Notamment, par le principe de lucrativité contenue, les acteurs économiques de l’ESS ne renoncent pas à l’utilité sociale pour la rentabilité. De fait, ils investissent de façon durable et pérenne alors que l’économie marchande classique tend à s’engager et se désengager de façon plus opportuniste, induisant sur l’emploi des mouvements plus heurtés, à la hausse comme à la baisse. »
Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
En d’autres termes, « elles développent un capital patient et beaucoup moins soumis aux marchés financiers » résume Jean Moreau, coprésident du Mouvement Impact France qui fédère 1 500 entreprises à impact social et environnemental.
Or la forme est indissociable du fond. Dans l’ESS, les modèles d’affaires, comme de gouvernance, répondent à des projets d’entreprise qui placent les enjeux sociaux et environnementaux en leur centre. Pour David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, c’est le sens des projets défendus qui tire tout le reste. Dans le cadre d’une étude qu’il a réalisée sur le spectacle vivant, il remarque que « ceux qui se portaient le mieux sont ceux qui avaient déjà fait le pas de la transition écologique » Par transition écologique, il s’agit ici de transformation profonde : « ce sont des structures qui ont pris le temps de faire une mise au clair de leurs valeurs » Et cela passe par une ré-écriture du projet de la troupe « qui vient questionner le sens de l’activité, le rythme avec lequel on travaille et la soutenabilité du travail et de l’humain » Du projet découle ensuite des pratiques de management plus horizontales et plus respectueuses – notamment dues à une meilleure écoute en interne, « premier pas pour un management durable » – et la refonte des modes de gouvernance. Un schéma vertueux qui se vérifie quelle que soit la taille de l’entreprise.
L’un des exemples les plus médiatiques est sans doute Patagonia : entreprise engagée pour le sport et l’environnement depuis ses débuts, son fondateur Yves Chouinard mise sur l’autonomie de ses équipes (« laisser tomber le travail pour aller surfer […]. Je me fiche de savoir quand vous travaillez, tant que le travail est fait » déclarait-il au micro de la radio publique américaine NPR en 2017) et vient de transférer 98 % du capital de l’entreprise à une fondation en faveur de l’environnement (« La terre est maintenant notre seul actionnaire ») et confie les 2 % restant à un « Purpose Trust », structure de gouvernance qui doit veiller au respect de la mission fixée par l’entreprise
Si, comme nous l’avons vu, il est plus simple pour une entreprise nouvellement créée de mettre en cohérence son fonctionnement avec sa raison d’être, les crises apparaissent comme des moments privilégiés pour faire le point et entamer une phase de transformation. C’est un phénomène que nous avons pu constater dans nos pratiques professionnelles : quand les organisations sont en crise, les directions acceptent plus facilement de sortir du « business as usual » et du champ du mesurable pour trouver des portes de sortie latérales. Cela peut passer par des approches compréhensibles et analytiques de l’activité, couplées à des méthodes collaboratives qui peuvent aller jusqu’à repenser le modèle d’entreprise avec les salariés. Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, note que ces moments de réflexivité interne peuvent aussi naître de crises externes à l’entreprise. Le choc des confinements a notamment été le déclencheur dans certaines structures de questionnements profonds sur le sens du projet d’entreprise : « c’est quoi le cœur de notre métier, du travail que l’on rend ? qu’est-ce que ça oblige de repenser du point de vue du travail ? ce sont des questions qu’on a vu émerger »
Pour accompagner ces questionnements, Valérie Pueyo recommande dans ces moments de crise – et nous sommes en plein dedans avec la crise écologique – d’élaborer un « contrat de base » avec l’ensemble des parties-prenantes, internes comme externes. Contrairement au projet d’entreprise, le contrat de base n’entre pas par la question du modèle économique ou modèle de gouvernance. Il s’agit de se (re)mettre d’accord sur les principes structurants qui guident l’action de l’entreprise, non pas à partir de valeurs abstraites, mais d’un objectif ancré localement et qui est assez fort pour interpeller, voire faire bifurquer le modèle de l’entreprise (redéfinition du cœur de l’activité, transformation organisationnelle, choix dans la répartition du capital, engagements partenariaux, etc.). Le contrat de base agit alors comme un « arrière-plan structuré et structurant supportant le projet alternatif tant dans son expression que dans sa poursuite au long cours »
[1] Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
[2] Mathieu Viviani (2021), « Les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont plus résilientes face à la crise sanitaire et à l’instabilité économique », novethic.
[3] Entretien avec David Irle, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Andrew Holder (2017), « Why Yvon Chouinard doesn't want you to buy Patagonia — and doesn't want your money », NPR.
[8] Blanche Segrestin (2022), « Patagonia : quand une entreprise cherche à être durable », Alternatives Économiques.
[9] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
[10] Valérie Pueyo (2022), « Contribuer à des futurs souhaitables pour répondre aux défis de l’Anthropocène : les apports d’une Prospective du travail », Activités, n°19.
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