3.1.1. L’efficacité des normes et le pouvoir de la loi

Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, spécialiste de l’Anthropocène, la question écologique est une question politique au sens où elle implique toutes les parties prenantes : l’État, les acteurs du monde économique (entreprises, syndicats, organismes de formation professionnelle, etc.) et les citoyens. Par ailleurs, la crise écologique nous impose de faire des choix entre différents modèles de société et différents systèmes de valeurs. Selon lui, si l’on veut voir advenir une véritable transition écologique et freiner l’emballement du dérèglement climatique, le changement passera d’abord par la loi : « On a besoin que le législateur pense le monde en termes de limites planétaires. Le salut ne viendra pas seulement d’un sursaut moral des grandes entreprises » Il ne s’agit évidemment pas d’imposer des lois de façon autoritaire sans avoir concerté les différentes parties prenantes en amont, mais il s’agit bien de réguler, d’encadrer l’activité économique pour stopper l’altération des écosystèmes.

Si les normes réglementaires en matière d’écologie sont souvent perçues comme une contrainte, notamment chez les toutes petites entreprises et PME qui disposent de ressources matérielles et financières limitées, elles peuvent aussi être perçues comme une véritable opportunité de penser différemment l’organisation du travail. Ainsi, l’industrie de la mode et du textile – deuxième industrie la plus polluante après le pétrole (elle est responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que l’aviation et le transport maritime réunis ) – se voit imposer régulièrement de nouvelles normes pour réduire son impact environnemental.

De nombreuses entreprises avaient déjà revu leurs pratiques pour renforcer l’éco-conception, mais la publication de la loi AGEC (loi anti-gaspillage pour une économie circulaire) en 2022 a considérablement accéléré les choses. L’article 45 de la loi interdit aux entreprises de détruire leurs invendus. L’objectif est de mettre fin à une pratique courante : chaque année en France, c’est entre 10 000 et 20 000 tonnes de produits textiles neufs qui sont détruits. En cas de non respect de la loi, les marques s’exposent à des risques financiers (amende pouvant aller jusqu’à 15 000 €) mais surtout à des risques d’image. Or, on sait à quel point l’image et la réputation sont un actif précieux dans la mode, particulièrement dans l’univers du luxe.

Définition :

L'éco-conception consiste à penser l'impact environnemental d'un produit dès sa conception et tout au long de la chaîne de valeur : extraction des matières premières, production, distribution et fin de vie.

Pour la directrice du développement durable d’une maison de luxe que nous avons interviewée, l’impact de la loi AGEC est fondamentale : « La loi nous interdit de détruire les invendus et nous impose la traçabilité des matières. Evidemment que c’est contraignant, mais sans la contrainte on ne le fait pas ! Cela a littéralement boosté tout le monde dans le secteur et c’est tant mieux » Avant la publication de la loi AGEC, son entreprise était déjà engagée dans l’éco-conception et avait pensé des filières de réemploi – notamment par le don des invendus à des associations – mais les pratiques n’étaient pas formalisées, ni harmonisées, ce qui pouvait réduire leur impact :

« Certaines entités étaient en avance mais cela reposait surtout sur la bonne volonté de quelques dirigeants, à présent, l’obligation légale met tout le monde à niveau. Toute l’entreprise doit revoir sa façon de produire et de penser le cycle de vie du produit, il n’y a plus d’excuse. »


Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.

La directrice du développement durable souligne aussi que la norme est un levier puissant en matière d’engagement et de sens au travail : « Plusieurs de mes collègues de la supply chain n’étaient pas en accord avec la destruction des invendus. L’un d’entre eux m’avait soufflé que ça lui fendait le cœur d’envoyer des objets au pilori, que ça n’avait aucun sens». Depuis la publication de la loi AGEC, ce salarié se sent plus en accord avec ses valeurs et s’engage encore plus activement dans les démarches RSE. Ce qui pouvait être considéré comme un « nice to have » (ne pas détruire les invendus par exemple) devient prioritaire et pousse en effet les entreprises à repenser toute la chaîne de valeur.

On peut également souligner que de nombreuses maisons de luxe se sont engagées dans un mouvement d’intégration verticale de leur chaîne de valeur qui leur permet d’une part, de sécuriser l’approvisionnement des matières, et d’autre part, de mieux maîtriser leur impact social et environnementalHermès, Chanel ou encore LVMH par exemple, profitent de leur puissance financière pour racheter des fournisseurs – des fermes d’élevage aux tanneries, en passant par les maroquineries – afin d’assurer la traçabilité du cuir et le respect des plus hautes normes en matière de pratiques sociales et environnementales :

« C’est nécessaire d’embarquer toute la filière sur les enjeux RSE, il ne s’agit pas juste de décarboner ! On scrute les indicateurs environnementaux mais on cherche également à savoir si les salariés de nos sous-traitants bénéficient de bonnes conditions de travail (environnement de travail, formation, rémunérations). »


Entretien avec Anne, op. cit.

Concernant l’aspect décarbonation, il faut noter que la loi AGEC prévoit la mise en place d’un affichage environnemental sur les produits textile dès 2023. L’idée est d’apposer un score écologique aux produits (sous la forme d’une lettre : A, B, C, D ou E) en fonction de leur empreinte environnementale. Cette démarche exigeante prévoit notamment de communiquer sur la traçabilité des matières (d’où viennent-elles ? dans quelles conditions ont-elles été produites ? est-ce que le produit est recyclable ?). Pour notre interlocutrice – ingénieure et spécialiste de la supply chain – la loi va dans le bon sens mais elle contient des angles morts :

« Avec la méthodologie actuelle, un sac issu de la fast-fashion de type Zara obtiendra une meilleure note qu’un sac de luxe car, de fait, le sac Zara pèse moins lourd car il contient moins de matières. Or, le sac de luxe, confectionné de manière artisanale, a une durabilité de vie bien supérieure. »


Entretien avec Anne, op. cit.

Cependant, si la directrice pointe des incohérences, elle reconnaît que la loi pousse les entreprises à agir dans le bon sens : « ça nous oblige à faire des analyses de cycle de vie beaucoup plus fines, ça nous pousse à développer de nouvelles compétences et à repenser nos méthodes de travail, c’est globalement un vecteur d’opportunités. »

En effet, les nouvelles normes réglementaires nécessitent d’adapter les gestes métiers, notamment pour réaliser des économies des ressources utilisées (matières premières, eau, énergie, etc.), pour trier et valoriser les déchets, pour mener des politiques d’achats responsables. Selon une étude de Pôle Emploi, 4 employeurs sur 10 estiment que la transition écologique nécessite de mettre en place de nouvelles méthodes de travail Selon les employeurs, la transition implique donc davantage des ajustements de compétences et la façon de les mobiliser en situation de travail plutôt que la création de nouveaux métiers

Si la loi encadre et oblige les entreprises à revoir leurs méthodes de travail, d’autres acteurs décident de prendre le problème à la racine. Plusieurs acteurs du secteur de la mode décident d’aller plus loin que la loi et pointent le problème majeur de l’industrie : la surproduction. Selon Guillaume Declair, le co-fondateur de la marque éthique Loom, « l’essentiel reste à faire, il faut se concentrer sur les volumes vendus qui ne cessent d’augmenter » soulignait-il dans un article de Challenges en janvier 2022 consacré à la loi AGEC L’industrie de la mode a en effet mis en vente près de 2,4 milliards de pièces de vêtements, linge de maison et chaussure sur le marché français en 2020, selon Re-Fashion, l’éco-organisme de la filière. Produire mieux, certes, mais surtout produire moins. C’est le credo de nombreuses marques éthiques qui se sont lancées sur le marché en affichant un positionnement militant : Loom, par exemple, produit ses objets localement et ne pousse pas à la consommation (pas de publicité, pas de solde, pas de livraison en 24H), et la marque Asphalte applique le principe de la pré-commande pour ne pas empiler les invendus

La norme réglementaire peut donc avoir un effet d’entraînement positif sur tout un secteur en encourageant les entreprises à repenser leurs systèmes de production, voire à inventer de nouveaux modèles économiques. Mais certains acteurs vont encore plus loin. Conscients des limites du modèle capitaliste classique où la plus-value sert d’abord à rémunérer les actionnaires, ils décident d’agir au niveau des structures et de repenser les principes de gouvernance en s’inspirant du modèle des « communs ».


[1] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.

[2] Voir Footbridge (2021), « Pourquoi l’industrie du textile est elle si polluante ? ».

[3] Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Pour en savoir plus sur le luxe face aux enjeux du développement durable, nous conseillons de visionner ce débat organisé par l’Université de la Terre à l’UNESCO « Luxe et développement durable : Les générations Y et Z plaident contre les idées reçues » (2022) où des salariés partagent les stratégies adoptées par leurs entreprises face à la responsabilité de leur industrie sur le vivant (bien-être animal, tannerie, extraction des matières et métaux précieux, fabrication et production, distribution et communication).

[7] Entretien avec Anne, op. cit.

[8] Ibid.

[9] Frédéric Lainé et Murielle Matus (2022), « Recrutement, compétences et transition écologique ; des enjeux qui se polarisent sur quelques secteurs », Éclairages et synthèses, Pôle emploi.

[10] Constat que confirment de nombreux travaux, notamment : Baghioni Liza et Moncel Nathalie (2022), « La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental », Céreq Bref, n° 423. Ou encore : Laurence Parisot (2019), « Plan de programmation des emplois et des compétences », rapport remis au ministre de la Transition écologique et solidaire, à la ministre du Travail, au ministre de l’Education nationale et à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Rechercher et de l’Innovation.

[11] Laure Croiset, « Loi Agec : comment la mode essaie de coller à la tendance anti-gaspillage », Challenges.

[12] Voir les engagements de Loom et d’Asphalte.

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