1.1.1. La décarbonation, une approche nécessaire mais non suffisante

Les causes anthropiques de la crise écologique ne sont plus à démontrer. Depuis les années 1960, ce sont des millions de productions scientifiques qui alertent sur les conséquences désastreuses et irréversibles de l’industrialisation de nos modes de production et de consommation sur la biosphère . Changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, recul des forêts primaires, pollution liée à l’introduction de nouvelles entités chimiques dans l’environnement, surconsommation d’eau douce… en 2022, la communauté scientifique estime que six des neuf limites planétaires « non-négociables » garantissant les conditions d’une vie humaine durable sur Terre ont été franchies .

La concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est un bon indicateur des crises environnementales en cours. Depuis le début de la période industrielle, le cycle du carbone est déstabilisé par le rejet massif de CO2 issu de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et de la modification de l’occupation des sols (principalement due à la déforestation et aux feux de forêt). L’excédent de CO2 produit perturbe l’équilibre énergétique de la Terre. Accumulé dans l’atmosphère, il affecte la température de la planète. Absorbé par l’océan, il contribue à leur acidification. Assimilé par les écosystèmes terrestres, il stimule la croissance de végétaux en favorisant une plus grande consommation de nutriments et une plus forte transpiration des plantes. Ces phénomènes ont des effets directs sur plusieurs des limites planétaires susmentionnées : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité terrestre et marine, épuisement des eaux souterraines .

Dans les années 1960, la densification du réseau de stations de mesure de carbone permet de mesurer finement ces évolutions. Experts et organisations militantes pour le climat s’emparent des mesures de carbone pour objectiver la détérioration des milieux de vie et interpeller les instances gouvernementales et intergouvernementales sur l’urgence de la situation. Le philosophe Fabrice Flipo note que cette stratégie s’accompagne de l’usage d’un vocabulaire économique, jugé plus efficace auprès des décideurs. Il s’agit de quantifier le « bilan carbone » des différents secteurs économiques pour inciter les responsables politiques à « mettre l’économie au service de la conservation ». Aujourd’hui encore, les rapports institutionnels adoptent massivement cette approche, et dressent, à partir des émissions sectorielles actuelles, des scénarios prospectifs dans le but d’éclairer les décisions et d’infléchir les politiques industrielles.

La quantification de la concentration de CO2 dans l’atmosphère a sans conteste contribué à vulgariser les enjeux climatiques et à mettre la décarbonation de l’économie à l’agenda médiatique et politique. Néanmoins, cette objectivation va de pair avec l’invisibilisation dans le débat public et politique d’autres indicateurs tout aussi cruciaux pour l’avenir de la planète. Taux d’extinction des espèces et index de biodiversité, concentration de substances toxiques, de plastiques et de perturbateurs endocriniens dans l’environnement, contamination radioactive, part de la forêt primaire, consommation globale d’eau de surface et de nappe phréatique, entrée du phosphore dans les systèmes aquatiques, charge en aérosols atmosphériques, pression sur les ressources non renouvelables… encore trop peu d’acteurs institutionnels et économiques cherchent à agir, et a fortiori agissent, sur l’ensemble des neuf limites planétaires malgré des propositions économiques de plus en plus nombreuses (voir encadré « Les mots du débat », dans la section 1.1.2.). La décarbonation reste aujourd’hui la principale clé de lecture des enjeux écologiques .

Cette tendance est sujette à de nombreuses controverses. Elle est notamment accusée de « promouvoir une vision utilitariste, anthropocentrée et marchande de la nature ». De fait, avec les objectifs de décarbonation fixés par la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21), on observe une technicisation des débats sur la crise écologique. Dans de nombreux secteurs industriels, la question de la diminution des émissions de gaz à effet de serre a d’abord été traitée comme un problème d’ingénieur raisonnant toute chose égale par ailleurs. Il s’agit alors de trouver des solutions, le plus souvent technologiques, pour réduire les émissions sans agir sur les structures socio-économiques et les dépendances énergétiques . C’est ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme » : apporter une réponse purement technique à des problèmes complexes de société . Dans ces approches, on vise l’optimisation de l’existant à partir de modélisations abstraites, le plus souvent déconnectées des réalités écologiques et sociales. C’est passer à côté du sens des alertes répétées de la communauté scientifique qui rappelle, qu’au-delà de la simple diminution comptable des émissions de CO2 dans l’atmosphère, l’enjeu est de repenser en profondeur le système industriel sur lequel repose nos modes d'existence pour contenir, autant que faire se peut, les risques d’effondrement.


[1] Parmi les plus importantes, nous pouvons citer : le premier rapport coordonné par Roger Revelle en 1965 pour la Maison Blanche (« Restoring the Quality of our Environment: Report of the Environmental Pollution Panel ») ainsi que la dernière production du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiée en 2022 (« Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change »). Mais aussi les manifestes signés par plus de 10 000 scientifiques à travers le monde parus dans la revue BioScience en 2017[en ligne] et 2020 [en ligne].

[2] Linn Persson, Bethanie M. Carney Almroth et al. (2022), « Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities », Environmental Science & Technology. Pour une vulgarisation en français des enjeux, voir : Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (2020), Les Limites planétaires, La Découverte (Repères Écologie).

[3] Pour une synthèse plus précise des enjeux, voir les articles de vulgarisation produits par le site Bon Pote en partenariat avec l’Institut National des Sciences de l’Univers (CNRS-INSU), par exemple : « CO2 : nourriture des plantes ou poison du climat ? ». Certains articles ont été regroupés dans le livre Tout comprendre (ou presque) sur le climat (CNRS éditions, 2022).

[4] Fabrice Flipo (2018), « Bientôt il sera trop tard : L'évolution de la pensée écologique des années 1980 à nos jours », Écologie & politique, n°56, pp. 119 - 132.

[5]Notons tout de même une prise en compte croissante des enjeux liés à la biodiversité. Du 07 au 19 décembre 2022 s’est tenue la COP15 de la diversité biologique sous présidence chinoise ; plus de 110 pays se sont notamment engagés sur la protection de 30 % des terres et 30 % des mets à échéance 2030.

[6] Fabrice Flipo (2018), op. cit., p. 123.

[7] Voir par exemple : Beata Caranci, Francis Fond et Mekdes Gebreselassie (2021), « La décarbonation : un cadre simple pour un problème complexe », Services économiques TD.

[8] Evgeny Morozov (2014), Pour tout résoudre, cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions.

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