1.3.3. Sans changement de représentations, pas de transformations pérennes
Le cas des « dé-conversions » agricoles
Dans les deux précédentes sous-sections, nous avons rapidement exploré les risques que pouvaient entraîner les approches « ingénieristes » aujourd’hui dominantes dans deux situations précises : le financement des projets, et la conduite du changement. Deux moments-clés qui déterminent les conditions de possibilité – ou de non possibilité – d’un projet. Dans cette dernière sous-section, nous prenons le sujet un peu différemment, en nous intéressant aux projets de transformation qui ont été financés, qui ont été conduits, qui d’une certaine manière ont abouti, mais dont les porteurs ont décidé d’y mettre fin pour revenir à leur mode de fonctionnement antérieur.
L’exemple qui nous a été partagé plusieurs fois et qui nous semble le plus parlant, est le cas d’agriculteurs qui se sont « dé-convertis », c’est-à-dire qu’ils sont passés à l’agriculture biologique, puis ont fait le choix de retourner, après quelques mois ou années, et malgré les investissements réalisés (achat de matériels, formations, etc.), au système conventionnel. Il y a bien évidemment des raisons conjoncturelles. La filière bio connaît une importante crise . Depuis un an, les prix à la consommation ne cessent d'augmenter ; l’inflation atteint son plus haut taux avec l’alimentaire (+12 % en novembre 2022). L’explosion des prix a des conséquences sur les pratiques d’achat, avec notamment une nette progression de la demande pour les « premiers prix ». Peu soutenue par l’État et la grande distribution, la filière bio est victime d’une baisse brutale de la consommation mesurée à -5%, ce qui n’est pas sans répercussions sur les fermes Néanmoins, les cas qui nous ont été rapportés ne sont pas liés au contexte actuel, et renvoient plutôt à des causes structurelles.
L’agriculture a une place particulière dans la crise écologique. Le modèle dominant conventionnel repose sur une logique de maximisation de la production agricole. Il dépend de l’utilisation d’intrants techniques et chimiques qui rendent possible le contrôle des processus biologiques et une certaine maîtrise des aléas environnementaux. Nous savons aujourd’hui que cette prédation sur la nature a une part de responsabilité dans la crise écologique : dégradation de la qualité de l’air pollution de l’eau et épuisement des sols , sans oublier l’altération conséquente de la biodiversité Crise écologique qui elle-même, en retour, a des effets sur les exploitations ; l’un des plus médiatisé cette année concerne les phénomènes de fortes chaleurs et de sécheresse qui impactent le rendement des cultures et accélèrent la décapitalisation du cheptel français (réduction croissante du nombre de bêtes d’élevage)
L’hypertechnicisation prônée par l’agro-industrie a aussi des conséquences sur la gestion des fermes et les conditions de travail des agriculteurs. Les installations nécessitent d’importants investissements de machines et d’intrants de synthèse (engrais, amendements, produits de protection des plantes, etc.). L’activité est conditionnée à un endettement initial, qui lui-même est conditionné à la productivité et au rendement des fermes. Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia rappelle le poids des banques dans les processus de surendettement des producteurs : « Le banquier ne prête qu'à condition que l'éleveur augmente sa production, augmentation qui fait office de garantie (illusoire) de remboursement. Pour ce faire, celui-ci [l’éleveur] achète aux commerciaux des produits coûteux, qui ne peuvent être remboursés qu'avec une production croissante . » Or, les coûts de production sont difficilement compatibles avec les prix de vente des produits. « Tout cela n’est tenable que par un emprunt continuel » commente Théo Boulakia. En résumé : pour produire, les producteurs doivent investir. Pour investir, ils doivent s’engager à produire plus. Pour produire plus, ils investissent plus encore… et ainsi de suite, jusqu’à ce que les banques craignent pour leurs créances, et que les agriculteurs se retrouvent contraints de liquider leurs activités. Entre les faillites les départs à la retraite et les transmissions qui ne se font pas, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par deux
Le passage à l’agriculture biologique apparaît comme une alternative intéressante. En limitant l’emploi d’intrants, la filière bio est reconnue plus vertueuse pour l’environnement mais, elle apparaît aussi être plus rentable que la filière conventionnelle. En 2017, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publie une importante étude comparative sur la performance économique des fermes bio et des exploitations conventionnelles L’étude se concentre sur trois secteurs : le maraîchage, la viticulture et la production laitière. Et dans les trois cas, les fermes en agriculture biologique enregistrent une meilleure rentabilité, alors même que la productivité est moindre. Différentes explications sont avancées en fonction des secteurs : économies dues à une moindre dépendance aux intrants de synthèse (maraîchage), marges sur les prix de vente (viticulture), aides à l’agriculture biologique (production laitière). Dans les trois cas, la vente en circuits-court, privilégiée, permet aux producteurs d’éviter les marges de la grande distribution (qui sont près de deux fois supérieures pour les agriculteurs en bio que pour le conventionnel ) et de capter une meilleure valeur de la vente de leurs produits. Dans ce contexte, comment expliquer les cas de « dé-conversion » ?
Tout d’abord, le passage du conventionnel au bio est difficile… et long. Il faut compter en moyenne trois ans pour obtenir le label. Pour Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) :
« Le passage du conventionnel au bio est un défi car il nécessite de tout revoir sur la ferme : son mode de production mais aussi potentiellement sa commercialisation, son organisation du travail... Il faut « changer de repères ». Les premières années en bio, on peut voir ses rendements diminuer. Si on ne jurait que par le nombre de quintaux qu'on faisait à l'hectare, ça peut être compliqué. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Cette baisse brutale de rendement est d’autant plus coûteuse qu’elle interpelle les agriculteurs dans leur représentation de ce qu’est un « bon » producteur. En conventionnel, à chaque saison, des commerciaux visitent les fermes pour vendre les intrants nécessaires à la « bonne » productivité de l’exploitation ; c’est un système avec beaucoup de prescriptions, de pressions sur la productivité et de concurrence. Mais c’est un système qui peut être rassurant. Sophie Rigondaud précise :
« Quand on est en conventionnel, les fournisseurs d'intrants accompagnent les pratiques agricoles. Pour l'utilisation des pesticides, on peut avoir des indications sur « quoi mettre, dans quelle quantité, quand ». En bio, c'est une autre approche qui passe par l'observation, la prévention... Le métier change. Il y a moins de prescriptions. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Et avec le métier, la représentation qu’on en a. Sophie Rigondaud nous donne l'exemple d'agriculteurs qui passeraient au bio seulement pour vendre des quintaux de blé plus cher : « Si ce qui reste important dans le métier, c'est le chiffre – produire beaucoup quelles que soient les conditions de la production – et la propreté des champs – surtout pas de traces d'adventices, certains peuvent ne plus s’y retrouver et faire machine arrière après la conversion. » Le changement de perspective est loin d’être évident. C’est une épreuve qui amène les agriculteurs à relire leur expérience, leurs acquis, leurs croyances. Jean-François Bouchevreau de Solidarité Paysans, association qui accompagne les agriculteurs en difficulté et leur famille, témoigne :
« La plupart s’épuisent en pensant qu’ils pourront sortir du désendettement en travaillant plus. « En travaillant plus, on va y arriver »; ce n’est pas forcément vrai. Souvent, une voie de sortie consiste à diminuer, voire à supprimer une production. Avec une production plus faible, on peut mieux vivre. C’est contre-intuitif. Et la première réaction peut être un rejet, il faut respecter ça et construire ensemble le changement de pratique. »
Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
La transition est coûteuse dans le sens où elle aboutit, au-delà des changements techniques, à une évolution des normes professionnelles (ce qui a du sens et qui est important dans l’exercice de son métier), et des valeurs (perception de sa place dans la société). Le cas du passage au bio est paradigmatique . Dans la seconde partie de ce rapport, nous prenons au sérieux ce besoin de changement de perception de soi, de son métier et de sa place dans la société pour mener des projets de transition en renversant la question : est-ce que les changements de représentation et d’imaginaire que l’on commence à ressentir du fait de la crise écologique sont assez puissants pour porter des projets de transition et amener, au-delà des individus, les organisations à changer ?
[1] La présente section a été rédigée en novembre et décembre 2022 ; en mars 2023, la situation est déjà plus stable et le constat à nuancer.
[2] LSA-IRI (2022), « Baromètre exclusif sur l’inflation à la consommation ».
[3] Voir la lettre ouverte des organismes de la filière biologique aux grandes enseignes de la distribution alimentaire publiée le 28 novembre 2022. Pour plus d’information, voir : Violaine Colmet Daâge (2022), « Crise de la bio : les agriculteurs dénoncent l’inaction de l’État », Reporterre.
[4] Liée notamment aux émissions d’ammoniac provoquées par les engrais azotés utilisés en agriculture conventionnelle.
[5] Dus aux nitrates, phosphore et produits phytosanitaires.
[6] Pour une synthèse détaillée, voir : Cour des comptes (2022), « Le soutien à l’agriculture biologique », pp. 16-17.
[7] Voir le communiqué des Chambres d’agriculture publié le 30 septembre 2022. Pour plus d’information, voir : Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) (2020), « Agriculture et sécheresse », dossier.
[8] Théo Boulakia (2019), op. cit., p. 85.
[9] Ibid.
[10] « Exploitations agricoles » In Insee (2020), « Tableaux de l’économie française », Insee Références.
[11] Voir Cour des Comptes (2022), op. cit.
[12] Marie-Sophie Dedieu, Alice Lorge et al. (2017), « Les exploitations en agriculture biologique : quelles performances économiques ? », Insee Références.
[13] UFC-Que choisir (2019), « Sur-marges sur les fruits et légumes bio : La grande distribution matraque toujours les consommateurs ! ».
[14] Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
[15] Ibid.
[16] Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
[17] Dans le domaine agricole, ces freins au changement ont été particulièrement bien documentés par Xavier Coquil, ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Voir par exemple : Xavier Coquil (2014), « Transition des systèmes de polyculture élevage laitiers vers l’autonomie. Une approche par le développement des mondes professionnels », thèse d’ergonomie et d’agronomie système sous la direction de Pascal Béguin et Benoît Dedieu, AgroParisTech. Pour une version synthétique et actualisée, voir la vidéo : Xavier Coquil, Patrice Cayre et Audrey Michaud (2021), « La transition agroécologique des systèmes d’élevage : une transformation des façons de faire et de penser nécessitant un renouvellement du rapport aux non-humains », Agreenium, YouTube.
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