3.2.2. Mettre le travail au cœur des organisations, du management aux instances sociales
L’écologie amène un changement de perspective. Si nous travaillons collectivement à ce que tous les métiers soient dignes, redéfinir le contenu de l’activité ne suffira pas. Le cadre dans lequel l’activité s'exerce doit lui aussi être repensé. Une organisation du travail qui repose sur une vision ingénieriste classique – des cadres qui dessinent la stratégie et la manière d’y arriver, un management intermédiaire qui contrôle son application, et des opérateurs qui l'exécutent – ne peut laisser l’espace nécessaire pour penser le travail et son sens. On est dans une vision instrumentale de l’individu et de l’activité. Vision qui, dans la pratique, procure par ailleurs beaucoup de souffrance dans la mesure où la réalité quotidienne du travail (appelé « travail réel » en ergonomie) ne correspond jamais au travail tel qu’il est initialement prévu (« travail prescrit »). Plus l’exercice du travail est corseté par l’organisation, plus les risques psychosociaux sont grands (conflits de valeur, perte de sens, etc.). À quoi pourrait ressembler une organisation qui favorise le pouvoir d’agir des individus ?
Tout d’abord, il ne faudrait pas conclure trop rapidement au rejet de tout cadre. Sans prescription, deux risques peuvent surgir : l’isolement et l’insécurité. Dans le premier cas, le travailleur est laissé seul, abandonné à son sort… le plus souvent sans les ressources nécessaires pour mener à bien son travail. Dans le second, n’étant pas formalisé, la prescription peut venir de tous les acteurs. Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, en pointe le danger :
« L’objet du travail ne peut être constamment regardé et soumis au regard de tout le monde ; on ne peut pas être constamment en train de négocier son travail, c’est important en terme de santé mentale. Il faut pouvoir être en situation d’être un ou une professionnelle, d’être expert de son sujet. »
Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
Situation qui, en ergonomie, renvoie à la notion « d’agir véritable » ou « agir authentique » : pouvoir se reconnaître dans ce que je porte (ne pas avoir à mentir, ne pas avoir d’injonctions contradictoires, etc.) et affirmer sa singularité dans l’exercice de son travail (ne pas être considéré comme « interchangeable »). D’un point de vue organisationnel, cela repose sur l’aménagement d’espaces de discussion des normes professionnelles… et de conflit. Pour Valérie Pueyo, c’est précisément à cela que doit servir la formalisation de l’activité : « la prescription sert de cadre à l’action, à la controverse : qui la produit, comment elle se travaille ; ce sont des points dont il faut traiter collectivement »
Pour autant, parler du travail – de son contenu comme de ses conditions d’exercice – ne va pas de soi. En octobre 2021, Virginie Bloch-Lainé introduit le premier épisode « Le corps à l’ouvrage » de l’émission La série documentaire (LSD) par la difficulté que les travailleurs sur les chantiers du BTP ont à parler de leur travail ; elle évoque une « parole verrouillée ». D’après une étude menée par Harris pour l’Anact, ces difficultés concernent un salarié sur trois, et parmi ceux qui prennent la parole, la majorité passe par des échanges informels entre collègues Manque d’habitude, manque de temps, manque de légitimité, manque d’intérêt… quelle qu'en soit la raison, le fait est que les travailleurs sont rarement incités à faire preuve de réflexivité sur leur pratique professionnelle. Pour inverser la tendance, et acculturer les équipes à la discussion, les espaces de discussion sur le travail (EDT) sont des dispositifs efficaces.
Définition :
À partir du récit de l’activité telle qu’elle est vécue par les travailleurs, les EDT (espaces de discussion sur le travail) sont des dispositifs qui permettent d’analyser collectivement les situations de travail soumises au groupe (qu’est-ce qui est à l’origine de la situation ? quels enseignements en tirer ?) et d’aboutir à la formulation de propositions concrètes (accord sur un ensemble de pratiques considérées comme acceptables par le groupe, modification de l’organisation du travail, etc.)
L’implication de la ligne hiérarchique (un manager présent) engage l’organisation quant aux suites à donner à la discussion. Elle interpelle également le manager sur sa posture ; pendant ce temps, il n’est pas dans le contrôle ou l’évaluation, mais dans la compréhension et dans l’écoute. Ces échanges participent à la mise en visibilité et à la valorisation du travail réalisé.
[5] Pour plus d’information, lire les ressources « Animer un espace de discussion » publiées sur le site de l’ANACT.
Dans certains cas, la présence du manager n’est pas souhaitable et peut être contre-productive. La discussion doit alors avoir lieu à un autre niveau organisationnel, dans les instances sociales de l’entreprise. C’est notamment le cas lorsque des conflits de normes apparaissent. Si tout le monde s’accorde sur l’importance d’un « travail bien fait », encore trop peu d’organisations prévoient d’espaces pour confronter les différentes représentations de ce qui fait la qualité du travail. Pour s’y retrouver, chaque individu arbitre, le plus souvent seul, sur la priorisation des critères (quantité/qualité, santé/performance, sécurité/vitesse) en fonction de ce qui lui semble le plus pertinent et des marges de manœuvre qui lui sont laissées. Or, c’est bien dans ces écarts de perception que se jouent les conflits de valeurs, les injonctions contradictoires et la perte de sens. Pour Yves Clot, psychologue du travail et professeur émérite au CNAM, réinvestir le conflit sur les critères du travail bien fait est vital pour les organisations.
Le conflit est une des conditions sine qua non de l’agir véritable et du développement de l’activité. Yves Clot recommande la mise en place d’une « coopération conflictuelle sur le travail bien fait » entre des « référents métiers » – salariés élus pour représenter leurs pairs, la direction et les représentants du personnel qui ont ici un rôle de tiers pour éviter le face-à-face et permettre de créer du jeu dans les rapports de force. Une refonte du système de relations professionnelles primordiale à un moment où l’écologie vient bouleverser les systèmes de valeurs au sein des organisations.
[1] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
[2] Ibid.
[3] Virginie Bloch-Lainé et Clothilde Pivin (2021), « Épisode 1/4 : Le corps à l’ouvrage », LSD, la série documentaire. Un constat similaire est fait par l’Anact dans leur rapport sur les travailleurs agricoles de la filière viande publiée en 2018 (« Mieux comprendre les enjeux du travail dans les projets de “consommation responsable” » In Anact-Aract (2018), « L’amélioration des conditions de travail aux postes de bouverie et de tuerie en abattoirs de boucherie », rapport d’étude, p. 29.)
[4] Harris x Anact (2015), « Parler de son travail : comment ? Avec qui ? Pour quelles finalités ? ». Des chiffres qu’il serait intéressant d’actualiser post-covid et de décliner par catégorie professionnelle.
[5] Pour plus d’information, lire les ressources « Animer un espace de discussion » publiées sur le site de l’ANACT.
Dernière mise à jour