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Les travaux institutionnels portant sur la crise écologique ont très rapidement intégré la structuration du monde du travail à leurs réflexions. Si les estimations peuvent varier d’un rapport à l’autre, tous s’accordent sur un point : pour répondre aux impératifs écologiques, des emplois devront être créés, d’autres se transformer ou disparaître. En 2014, la campagne « One million climate jobs » est la première à évaluer le nombre d'emplois que pourrait créer la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de réduction des émissions de CO2 (en l'occurrence -86 % pour le Royaume-Uni). Au-delà des destructions liées à la transformation de l’économie, on pourrait attendre la création d’un 1 million d’emplois . Un chiffre qui semble faire consensus quel que soit le pays considéré : Canada, Afrique du Sud, Norvège, Portugal… et France .
De telles estimations sont produites à l’aide de méthodologies classiques de modélisation macro-économique. Couramment sollicités par les autorités publiques pour éclairer le choix de politiques conjoncturelles et structurelles, les outils de la macro-économie permettent de traduire en grandeurs économiques des objectifs politiques définis le plus souvent à une échelle nationale. Dans le cadre des politiques dites de transition écologique, ces outils sont appliqués aux objectifs de réduction d’émissions de CO2 fixés pays par pays pour modéliser les conséquences sur l’emploi. Déclinés par secteur, ils permettent de visualiser les grandes transformations à attendre en termes de volume et de compétences. Les principaux mécanismes de création et de destruction d’emplois identifiés par Philippe Quirion en 2013 servent encore de cadre de référence aujourd’hui . Les effets des politiques énergétiques et climatiques sont étudiés sous trois angles : la réduction des activités émettrices de gaz à effet de serre (essentiellement CO2), le développement d’activités dont la finalité première est environnementale (aussi appelées « éco-activités »), et enfin l’évolution des activités considérées comme périphériques. Les destructions et créations d’emploi sont comptabilisées en fonction des évolutions d’activités attendues sur chacun de ces trois périmètres.
Les estimations obtenues sont directement dépendantes du fonctionnement du système économique et des mesures politiques mises en œuvre. On observe alors deux grands types de rapport : les premiers établissent des projections en fonction des grandes tendances d’ores et déjà observables, les seconds se positionnent sur le champ de la planification. En fonction des hypothèses retenues, on peut arriver à des scénarios en rupture avec les paradigmes économiques dominants (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Transition écologique » ou « Écologie de rupture » ?
Les mots pour désigner les transformations de nos sociétés face à l’urgence écologique sont nombreux : « économie verte », « décroissance », « bifurcation », « écologie du démantèlement »… La principale ligne de démarcation de ces différents courants concerne la manière dont on appréhende le système économique et sa place dans les enjeux écologiques.
Schématiquement, les partisans de la « transition écologique » prônent le « verdissement » de l’économie. Il s’agit de répondre aux enjeux écologiques tout en conservant les paradigmes de l’économie dominante et le fonctionnement du système industriel actuel. On cherche alors à optimiser énergétiquement le système existant, tout en maintenant les principaux indicateurs macroéconomiques au vert, en particulier celui de la croissance économique. La plupart des instances gouvernementales et intergouvernementales optent aujourd’hui pour ce parti-pris.
Les partisans de « l’écologie de rupture » soutiennent quant à eux que la crise écologique est intrinsèquement liée au fonctionnement du système économique et industriel actuel. Il s’agit alors de soutenir l’émergence de systèmes productifs alternatifs qui rompent avec les paradigmes de l’économie dominante et intègrent les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique. De plus en plus de travaux, académiques comme institutionnels, s’inscrivent dans ce courant.
Parmi les plus connues, le « Donut » de Kate Raworth est une théorisation économique qui permet d’appréhender la performance d’une économie en suivant les impératifs des neuf limites planétaires et les dix-sept objectifs de développement durable (ODD).
Dans cette lignée, citons « L’emploi : moteur de la transformation bas carbone » publié par The Shift Project en décembre 2021. Après avoir élaboré un plan de décarbonation de l’économie française, le think tank prend le parti de chiffrer, secteur par secteur, l’évolution du besoin en main-d’œuvre qui pourrait être attendue dans le cas où un tel plan serait adopté et mis en œuvre. D’ici 2050, les objectifs de décroissance de l’industrie automobile détruirait 373 000 emplois, la division par deux du trafic aérien en supprimerait 38 000, la limitation progressive de la construction neuve en ferait disparaître 189 000… et dans le même mouvement, le report des déplacements routiers et aériens vers le ferroviaire créerait 43 000 emplois, la rénovation énergétique des bâtiments existants, 103 000, et le développement de la « cyclo-logistique » (livraison à vélo), 232 000 . Des chiffres qui peuvent, en l’état, paraître très abstraits.
En effet, dans les rapports prospectifs qui adoptent un prisme macro-économique, l’emploi est mesuré en volume de travail humain en équivalent temps plein (ETP). Les résultats sont exempts de toute considération sur la qualité sociale des emplois (politiques sociales mises en œuvre, typologie et stabilité des contrats, niveau des salaires, conditions de travail…) ou sur la trajectoire à adopter par rapport à l’existant (maturité des entreprises et secteurs industriels, freins structurels au changement, métiers en tension, vieillissement de la population active, mutations des conditions de travail en raison des perturbations écologiques…). Le fait que les effectifs des administrations publiques, de la santé ou de la culture soient systématiquement absents des réflexions ou considérés par défaut comme « stables » est significatif.
Rien n’est dit sur les transformations internes à attendre du monde du travail : bifurcation des modèles d’affaires et de rémunération, refonte des collectifs de travail et des instances de gouvernance, conséquences en termes de charge de travail et de la pénibilité des métiers, modification de notre rapport au travail et du sens qu’on lui donne, etc. Rien n’est dit non plus sur les conséquences individuelles de ces changements .
Comme le souligne Sophie Margontier, chargée de l’animation de l’Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (ONEMEV) pour le Ministère de la Transition écologique depuis sa création en 2010, « tous ces travaux convergent pour avoir une cartographie des métiers et des compétences nécessaires à la transformation de l’économie ». Dans le cadre de l’Observatoire, le Ministère de la Transition écologique suit de près la production de ces rapports, qu’ils raisonnent dans un cadre de rupture ou de transition. De nombreux groupes de travail sont constitués au niveau national avec un certain nombre d’acteurs historiques et institutionnels comme France Stratégie, l’Ademe, les opérateurs de compétences (OPCO), les syndicats, etc. Il est frappant de constater que les études qualitatives sur le sujet sont bien plus éparses et les organismes porteurs, isolés .
Les producteurs de ce type de rapports sont conscients de ces limites. Dans l’étude « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », le cabinet BL évolution avertit dès son préambule :
« Aucune analyse sociale ou économique n’est réalisée. L’ensemble des mesures pourrait tout à la fois réduire ou creuser le déficit budgétaire, réduire ou creuser les inégalités. Il ne s’agit ni de proposer un programme réaliste économiquement, ni de proposer un programme souhaitable socialement, ni de proposer un programme jugé acceptable politiquement, mais simplement une suite de mesures, aussi synthétique que possible, qui permettrait de respecter, en France, une trajectoire compatible avec les 1,5°C. »
Charles-Adrien Louis (2019), « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », BL évolution, p. 3. Les éléments en gras sont soulignés dans le texte initial.
Un avertissement que formule également Sophie Margontier pour les productions de l’Observatoire : « C’est la limite de la statistique publique, ce sont des données de cadrage ; dans l’idéal, il faudrait faire du terrain tout le temps . » En d’autres termes, l’échelle macro-économique est importante pour donner à voir l’ampleur des efforts à réaliser pour répondre aux impératifs de décarbonation de l’économie d’un pays. Mais elle est peu opérante pour les organisations. En se focalisant sur les transformations de l’économie, elle s’adresse d’abord aux décideurs politiques et participe à limiter notre compréhension des phénomènes sociaux complexes (l’écologie, le travail) en les réduisant à des indicateurs macro-économiques quantifiables (émissions de CO2, volume des emplois).
[1] Campaign against Climate Change trade union group (2014), « Climate Jobs: Building a workforce for the climate emergency ».
[2] Pour le cas français voir les rapports de Réseau action climat (« Un million d’emplois pour le climat », 2016), BL évolution (« Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », 2019), WWF et EY (« Monde d’après : l’emploi au cœur d’une relance verte », 2020) ou encore The Shift Project (« L’emploi : moteur de la transformation bas carbone », 2021).
[3] Philippe Quirion (2013), « L’effet net sur l’emploi de la transition énergétique en France : Une analyse input-output du scénario négaWatt ».
[4] Pour une définition plus détaillée, voir : Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte (ONEMEV) (2022), « Périmètres et définitions », p. 1.
[5] The Shift Project (2021), « L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone », p. 10.
[6] Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia relate ainsi la poignante vente aux enchères du troupeau – 300 vaches – d’un éleveur en situation de faillite économique. Il conclut : « comment même oser parler de réorientation à un homme de 52 ans, physiquement cassé, usé par des années de luttes contre les difficultés financières, et dont le métier était la raison de vivre# ? » (Théo Boulakia (2019), « Les éleveurs et l’espoir : Endettement et accompagnement au changement de pratiques par Solidarité Paysans Sarthe et le CIVAM AD 72 », mémoire de M1 – Master PDI, ENS PSL, p. 5-6.)
[7] Entretien avec Sophie Margontier, réalisé le 15 juin 2022.
[8] Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) apparaît aujourd’hui comme l’organisme de référence sur les productions qualitatives.
[9] Entretien avec Sophie Margontier, op. cit.
Chaque jour de nouveaux travaux documentent les conséquences que la crise écologique a sur le monde du travail. L’écrasante majorité adopte des approches chiffrées qui mesurent et suivent l’évolution de grandes masses : les émissions de gaz à effet de serre pour l’aspect environnemental, les volumes d’emploi pour l’aspect travail. Ces productions donnent des repères nécessaires sur le chemin qu’il reste à parcourir.
Dans cette section, nous interrogeons les représentations véhiculées par ces travaux : comment ces quantifications (re)définissent-elles les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique ? comment les entreprises s’en saisissent-elles ?
Il ressort de cette première enquête que la primauté du chiffre contribue fortement à techniciser les débats, c’est-à-dire à en faire des problèmes essentiellement techniques, en favorisant la recherche d’optimisation énergétique du système économique et industriel actuel au détriment d’approches plus globales. Ce tropisme n’est pas neutre et a des conséquences directes sur la qualité du travail et son attractivité.
Les imaginaires ont des effets sur le réel. Les approches quantitatives que l’on voit dans les rapports prospectifs se retrouvent à tous les étages dans les organisations et s’ancrent dans des dispositifs organisationnels structurants pour les entreprises.
Dans cette section, nous nous intéressons à la traduction de ces approches au sein des organisations : quelles conséquences sur le management ? qu’est-ce que ça fait au travail, et aux travailleurs ?
Nous proposons deux focus. Un premier sur l’éco-anxiété produite par les dissonances cognitives des salariés entre l’exercice de leur activité professionnelle et ce qu’ils perçoivent des enjeux écologiques. Et un second sur l’activité effective des directions RSE dans les entreprises où dominent un tropisme ingénieriste.
Depuis les années 2000, les données liées à la RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale) des entreprises font l’objet d’un suivi précis. Dans une note de France Stratégie, les auteurs rappellent que la multiplication des lois et des normes ont contribué à faire de la RSE un indicateur de plus dans les organisations :
« Le cadre législatif et réglementaire français et européen relatif à la RSE s’est progressivement enrichi, notamment depuis la première loi française relative aux nouvelles régulations économiques (« loi NRE ») du 15 mai 2001, obligeant les sociétés cotées à publier dans leur rapport annuel des données relatives à la prise en compte des conséquences sociales et environnementales de leur activité. »
Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), « RSE et performance globale : mesures et évaluations », France Stratégie.
On peut s’en réjouir. En effet, on peut arguer que ce qui ne se mesure pas n’existe pas. Les multiples rapports d’activité RSE ont l’immense intérêt d’objectiver les démarches, de produire des indicateurs précis, et ainsi de permettre un suivi dans le temps et, éventuellement, un contrôle par des organismes tiers . Depuis 2017, les grandes entreprises soumises à une déclaration de performance extra financière (DPEF) doivent rendre ces rapports publics, puisqu’elles ont l’obligation de publier les données sur leur site internet Les indicateurs sont liés aux thématiques suivantes :
transition énergétique : calcul de l’empreinte carbone, l’optimisation des ressources, la gestion des déchets…
qualité sociale des emplois : conditions de travail, rémunérations, gestion des emplois et des compétences, plans de formations…
qualité du management et de la gouvernance : mesure de la diversité des comités de direction, notamment l’intégration des femmes, indépendance des administrateurs…
relations avec les parties prenantes : choix des fournisseurs et sous-traitants en fonction de critères RSE (respect des droits de l’homme), relations pérennes et éthiques avec les partenaires…
transparence et lutte contre la corruption.
Les entreprises ont donc progressivement intégré ces indicateurs RSE à leurs rapports de gestion pour non seulement se conformer à la loi, mais aussi pour répondre à la demande croissante des parties prenantes externes (agences de notation, investisseurs, société civile) ; c’est ce qu’on appelle le « management environnemental ».
Définition :
Dans la norme ISO 14050, le système de management environnemental (SME) est défini comme une « composante du système de management global qui inclut la structure organisationnelle, les activités de planification, les responsabilités, les pratiques, les procédures, les procédés et les ressources pour établir, mettre en œuvre, réaliser, passer en revue et maintenir la politique environnementale. »
Le management environnemental a plusieurs objectifs, parmi lesquels : l’amélioration de l’image de l’entreprise et des relations avec le voisinage, l’obtention d’une certification environnementale (ex. écolabel), etc.
Ainsi, les normes et les labels se sont multipliés, au risque de devenir foisonnants et difficilement appropriables pour les novices en la matière. France Stratégie rappelle en effet que les pouvoirs publics encadrent fortement la publication des pratiques RSE :
« Au plan normatif, les pouvoirs publics régulent également la dynamique RSE en France en polarisant leur effort sur un référentiel international (ISO 26000) au travers de l’Afnor (représentant la France à l’ISO) et en manifestant sa volonté de valoriser les "bonnes pratiques" par des labels soutenus par l’État sur des thématiques RSE : labels Égalité, Diversité, Handicap, Achats responsables et au travers de la Plateforme RSE, des labels RSE sectoriels (à destination notamment des ETI, PME et TPE). Cette action normative peut manifester le souci des pouvoirs publics d’améliorer la lisibilité de l’offre de labels désormais pléthorique, la transparence des méthodologies utilisées et la priorité donnée à certaines thématiques. »
Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), op. cit.
Si pendant longtemps, la performance globale des entreprises se résumait à leur performance économique et financière, on peut désormais se réjouir que les acteurs intègrent des critères de performance sociale et environnementale. Pour autant, on peut interroger le terme même de « performance ». La performance rend compte des objectifs, des actions et des résultats. On reste alors dans une logique de tableaux de bords et de reporting. Comme le soulignent Fabrice Flipo et Benoît Monange : « Les entreprises certifiées ne se distinguent donc pas forcément des autres parce qu’elles polluent moins, mais parce qu’elles savent comment elles polluent ; les autres l’ignorent, ou du moins doivent mettre en place une comptabilité distincte pour le savoir . »
Si la logique a incontestablement un intérêt (suivi, évaluation, comparaison), elle n’est, en outre, pas neutre du point de vue du travail, notamment pour les équipes chargées du pilotage de la RSE. Aujourd’hui, la RSE est considérée comme un sujet stratégique pour la plupart des dirigeants, mais cela n’a pas toujours été le cas. Plusieurs personnes que nous avons interrogées dans ce rapport témoignent des difficultés rencontrées par les professionnels en charge de fonctions RSE ; les organisations ne disposent pas toujours, ni des moyens, ni de la légitimité nécessaire pour atteindre leurs résultats :
« À l’époque, dans les années 2010, il faut se rendre compte que la personne que tu mettais au Développement Durable, c’était la jeune engagée, souvent brillante, mais dont tu ne savais pas vraiment quoi faire. Elle était seule ou elle gérait une toute petite équipe, un stagiaire tout au plus. Son rôle consistait à produire des rapports que personne ne lisait. Aujourd’hui, la transformation est fulgurante, les directeurs RSE sont parfois membres du COMEX ! En termes d’impact, ça change tout. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
Dans certaines structures, notamment les petites entreprises, il arrive que les fonctions RSE soient encore déléguées à un stagiaire ou un alternant. Ce choix a une portée symbolique non négligeable ; le stagiaire, en position d’apprentissage, n’a pas la maturité professionnelle nécessaire pour mener des opérations stratégiques. Dans le cadre de la multiplication des normes et des lois, cela fait reposer sur des jeunes une responsabilité importante, voire démesurée. Nous avons ainsi rencontré Anna Zelcer-Lermine, 23 ans, qui a accepté de témoigner de son burn-out. Pour sa première année d’alternance, elle a été chargée RSE dans une entreprise de téléachat. Elle était alors la seule responsable de la RSE pour un groupe d’une centaine de personnes. Parmi ses missions : faire le bilan carbone et le plan de mobilité de l’entreprise, trouver une solution pour la gestion des déchets et le suremballage suite à la loi AGEC. Elle a ensuite enchaîné dans une autre PME, d’informatique cette fois. Elle se retrouve à mettre en œuvre, seule, une réorganisation RH (référentiel de compétences, grilles de salaire, aménagement du temps pour les salariés en situation de handicap, etc.). Sur le volet environnemental, elle fait le premier inventaire informatique du groupe, essaie de pousser des offres d’éco-conception… Le plus difficile selon elle : « se retrouver en sandwich entre deux pressions contradictoires, les salariés d’une part qui ont beaucoup d’attentes en terme de bien-être, et la direction qui a des attentes totalement différentes » Une sensation d’être pris en étau bien connue des chargés de projet, et qui témoigne de la précarité organisationnelle des postes qui portent le changement en entreprise.
La souffrance naît de la frustration et de l'impuissance de cette pression contradictoire. « J’ai envie de bien faire. Je suis la personne référente sur ces questions, mais ça n’avance pas parce que mes collègues ignorent mes emails ou ne me répondent pas… alors que tout est urgent ! Le rouage, c’est moi … » nous souffle Anna. Un phénomène que constate plus largement Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes : « Parmi les jeunes qu’on accompagne, il y a beaucoup de burn-out militants : ils donnent énormément et ne s’arrêtent pas ; ils ont l’impression de porter la fin du monde sur leurs épaules . »
[1] Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), « RSE et performance globale : mesures et évaluations », France Stratégie.
[2] Dans la note de France Stratégie, on lit ceci : « Il ressort que le reporting des entreprises est de plus en plus « fiabilisé » par l’évaluation des données publiées par un OTI (crédibilisation de l’information publiée et validation du respect du cadre légal). La mission de vérification des OTI, prévue à l’article L. 225-102-1 du code de commerce, vise à donner un avis sur la sincérité et sur les procédures du processus de reporting. » (Ibid.).
[3] Sont concernés les groupes ou entités dont l’effectif moyen est supérieur à 500 salariés permanents ; les entités cotées et assimilées, dont le chiffre d’affaires net dépasse 40 millions d’euros ou dont le total du bilan dépasse 20 millions ; entités non cotées dont le chiffre d’affaires net ou le total du bilan dépasse 100 millions d’euros. Voir : Ministère de la Transition énergétique (2021), « Le rapportage extra-financier des entreprises », ecologie.gouv.fr.
[4] Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), op. cit.
[5] Benoît Monange et Fabrice Flipo, « Extractivisme : lutter contre le déni. La matérialité écologique de l’activité économique », Écologie & Politique, n°59, 2019, p. 19.
[6] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[7] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, réalisé le 9 août 2022.
[8] Ibid.
[9] Entretien avec Claire Pétreault, op. cit.
En pleine révolution industrielle, l’approche ingénieriste du monde pénètre le monde du travail. En 1911, Taylor pose les principes de l’organisation scientifique du travail (OST) . Son objectif est alors d’accroître la productivité des ouvriers dans les usines. Les deux principes clés du taylorisme sont la division horizontale du travail (les ouvriers effectuent des gestes élémentaires, précis et répétitifs) et la division verticale du travail (la conception du travail est réservé aux « cols blancs » tandis que les ouvriers, les « cols bleus », exécutent les tâches pensées par les premiers). Henry Ford prolonge les principes de l’OST en cherchant à atteindre « the one best way » pour chaque ouvrier. L’idée est alors d’optimiser et de contrôler le travail afin de maximiser la productivité .
Cette conception du travail irrigue les méthodes de management moderne. Des Trente Glorieuses à aujourd’hui, de nombreuses organisations se sont inspirées des principes du taylorisme. Division horizontale du travail, contrôle de la production, standardisation des process, reporting… le management est présenté comme une science, censée être neutre et impartiale. Nous savons désormais que ce type de management qualifié de « top-down » – qui repose sur le contrôle et l’atteinte des objectifs individuels – contribue fortement à l’augmentation de la souffrance au travail .
Dans Du Labeur à l’ouvrage, Laetitia Vitaud montre comment l’industrie automobile a servi de matrice pour toute l’économie de masse du XXe siècle, que l’on pense à l’organisation du travail dans des secteurs comme la grande distribution ou la restauration rapide . Durant les Trente Glorieuses, on organise la production de biens et de services sous ce modèle gestionnaire et on trouve des contreparties pour les salariés ; c’est ce qu’on appelle le « compromis fordiste ». Le travail se rapproche alors du « labeur » (division des tâches, rigidité des horaires et du lieu de travail, lien de subordination institué par le salariat), mais en contrepartie, les salariés bénéficient d’un certain nombre d’avantages : stabilité du travail offerte par le CDI, augmentation du pouvoir d’achat, protection sociale, avantages sociaux, congés payés, etc. Ces acquis sont le résultat de luttes collectives. Tout au long du XXe siècle, les salariés, au sein d’organisations syndicales et professionnelles, se mobilisent pour contrevenir à la pénibilité de l’OST et obtenir des contreparties matérielles et sociales (accès au logement via l’accord de prêts bancaires, à la santé via la protection sociale, aux loisirs via les congés payés…). Ce compromis fordiste s’est aujourd’hui considérablement effrité.
Durant la crise du COVID, le recours massif au télétravail a mis en lumière les failles du management traditionnel, encore largement imprégné d’un mode « command and control ». Schématiquement, le manager vise en priorité l’atteinte des objectifs chiffrés et la performance de son équipe. Son rôle est de planifier et piloter l’activité, de contrôler que le travail a été fait selon les procédures – il passe un temps certain à s’assurer que le reporting et les tableaux de bord sont à jour. Dans les organisations, le management « command and control » va avec une culture du présentéisme ; on mesure l’engagement des salariés à l’aune des heures passées au bureau et l’attention portée au collectif compte moins que la performance économique. La crise sanitaire a largement participé à la remise en question de ce type de management qui laisse peu de place à la co-construction, à l’autonomie et à la confiance, qui sont pourtant au cœur des revendications actuelles.
[1] Frederick W. Taylor (1911), The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers Publishers [2e édition].
[2] Pour une histoire du management, voir : Thibault Le Texier (2016), Le maniement des hommes : Essai sur la rationalité managériale, La Découverte.
[3] Nous avons détaillé ces phénomènes dans une précédente note : Yaël Benayoun et Pauline Rochart (2020), « Cultiver les liens d’appartenance à l’entreprise », Utopies x Groupe BPCE. Consultable sur demande.
[4] Laetitia Vitaud (2019), Du Labeur à l’ouvrage, Editions Calmann Levy.
Face à la pression des enjeux écologiques, de plus en plus d’organisations se lancent dans de grands projets de transformation de leur modèle. On ne peut que s’en réjouir. Dans l’étude réalisée par Occurrence pour la Fondation The Adecco Group, près de 40 % des dirigeants interrogés déclarent mettre en place des actions qui s’inscrivent dans des projets d’ordre stratégique pour l’entreprise. Néanmoins, comme tout grand projet, les redirections écologiques ne sont pas à l’abri des échecs ; on estime à à peine un tiers le taux de succès des projets de transformation . Dans l’étude d’Occurrence, près d’un dirigeant sur quatre admet que les actions en faveur de la transition écologique, tout type d’actions confondu, manquent d’efficacité. Les salariés sont encore plus critiques et sont près de 50% à interroger la pertinence des projets mis en œuvre dans leur entreprise . Les trois premières raisons d’échec évoquées sont : le manque d’engagement des équipes, le coût trop élevé des actions initiées et leur inadéquation à l’organisation . En d’autres termes : des projets considérés comme « hors sol » et non appropriés par les équipes.
Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, travaille avec ses étudiants sur ces « utopies qui ne passent pas du point de vue du travail ». Parmi les projets proposés dans le cadre du master « Travail et Transitions Écologiques et Sociétales », elle remarque que peu d’organisations, privées comme publiques, soignent la phase d’élaboration et prennent le temps de diagnostiquer les besoins en termes de ressources, de compétences et d’organisation du travail. Les étudiants sont face à des projets tentaculaires déconnectés des possibilités réelles de mise en œuvre. « Le rôle de nos étudiants est d’amener les organisations à repenser ce qui est faisable ou non, c’est-à-dire à remettre à plat les projets, quitte à en abandonner provisoirement certaines dimensions » résume-t-elle.
Pour Valérie Pueyo, cette déprise du réel est en partie liée au mode de financement des projets de transition. Cela est d’autant plus prégnant pour les projets issus du secteur public ou d’entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui reposent essentiellement sur des financements extérieurs – subventions, commandes publiques ou mécénat. Les financements étant de plus en plus rarement accordés à la totalité d’un projet, les acteurs sont contraints de cumuler les demandes et se retrouvent pris dans un millefeuille de dispositifs qui, tous, imposent des contraintes et des critères d’évaluation spécifiques. Ces enchevêtrements non anticipés complexifient les projets au risque de les rendre irréalisables.
Parmi les projets de ses étudiants, Valérie Pueyo nous en partage un qui illustre le phénomène. Une association avec un projet d’épicerie solidaire cherche des financements pour racheter un fonds de commerce. Au départ, le projet est jugé « trop simple » par les financeurs. Au fil des dépôts de dossiers, le projet se complexifie et cumule plusieurs objectifs : insertion sociale pour des publics éloignés de l’emploi, formation professionnelle, éducation à des pratiques d’alimentation durable, conseil auprès de professionnels de l’agro-alimentaire, etc. L’association obtient alors d’importants financements sans que la faisabilité du projet ne soit réellement éprouvée. Pendant deux ans, l’énergie des porteurs du projet a entièrement été consacrée aux recherches de financement.
Le paradoxe est le suivant. On a des procédures de financements qui favorisent, en affichage, l’émergence de projets complexes et systémiques, et qui, dans la pratique, s’avèrent être des obstacles à la concrétisation des projets lauréats. On reste dans des approches gestionnaires classiques qui sont aveugles au travail et laissent peu de place à l’innovation sociale et à l’expérimentation Comme nous le confiait Jacques-François Marchandise, cofondateur de l’Association pour la Fondation d’un Internet Nouvelle Génération (Fing) à l’occasion d’une précédente enquête que nous avons réalisée sur la médiation numérique :
« Pour rentrer dans les cases des dispositifs de financement, il faut être dans une logique de massification et répondre à une lourdeur administrative qui ne correspond pas à la subtilité des dispositifs dont on a besoin sur les territoires. Nous devons travailler sur la trajectoire des différents acteurs, les synergies… en d’autres termes non pas sur le contenu des projets, mais sur les terreaux qui les rendent possibles. C’est un travail de dentelle ! On est à l’opposé de la commande industrielle qui est faite aux porteurs de projet. »
Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Outiller la médiation numérique », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
Les approches gestionnaires privilégient des projets faciles à suivre pour le financeur, des projets qui rentrent dans des cases déjà pré-établies. En somme, ce sont des financements normatifs qui imposent des modes de fonctionnement sans regarder les terreaux existants. Il n’y a peu d’espaces pour les projets réellement innovants qui proposent d’expérimenter de nouveaux modèles juridiques, économiques ou sociaux. Personne ne prend le temps, par exemple, de visiter les candidats ou d’échanger avec les différentes parties-prenantes pour avoir une dimension plus qualitative, plus terrain des dossiers et pouvoir évaluer la maturité des projets, non pas uniquement dans leur conception abstraite – qui peut par ailleurs reposer sur une plume isolée – mais dans leur « chair » organisationnelle : quel ancrage territorial, quel maillage entre les initiatives, qu’est-ce qui fait le lien entre les acteurs, quelles habitudes de travail déjà existantes, sur quoi repose le contrat de confiance entre les différentes parties-prenantes, etc. C’est en ce sens que Valérie Pueyo parle du travail comme d’un verrou : « On ne passera pas au développement durable si on ne prend pas soin du travail et du travaillé ; le travail peut être un réel verrou aux projets de transformation »
[1] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
[2] Marc Chastaing (2019), « Réussir un projet de transformation complexe », Les Échos.
[3] « Évaluation de l’efficacité des actions mises en place en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 88.
[4] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique », op. cit., p. 90.
[5] Entretien avec Valérie Pueyo, réalisé le 9 août 2022.
[6] Ibid.
[7] Cela a bien été documenté pour le secteur associatif : Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « Évolutions et transformations des financements publics des associations », Revue française d’administration publique, n°163, pp. 531-542.
[8] Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Outiller la médiation numérique », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
[9] Un travail gagnerait à être conduit sur la typologie des projets retenus et l’homogénéité sociale des lauréats dans le cadre des appels à projets publics.
[10] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit. Voir également les travaux de Serge Volkoff, notamment : Serge Volkoff et Anne-Françoise Molinié (2010), « Quantifier sans broyer ? Les statistiques en santé au travail à la rencontre des analyses cliniques », Travail et santé, pp. 175-188.
L’absence de place laissée à la question du travail dans les organisations n’est pas sans incidence sur leur capacité de transformation. Dans cette section, nous explorons les conséquences de l’imaginaire « ingénieriste » sur la conception et la mise en œuvre des projets de transition.
Nous avons retenu trois situations qui correspondent à trois étapes de la vie d’un projet : le financement, le déploiement et la pérennisation. Pour chacune de ces étapes, nous explorons où se situent les risques d’échec à partir des manières de faire dominantes. La phase financement, nous permet ainsi de regarder les conséquences de l’approche gestionnaire dans la sélection et le suivi des projets soutenus. La phase de déploiement est l’occasion pour nous d’interroger la conduite du changement « top-down » au sein des organisations. Et enfin, nous regardons les conditions de pérennisation à partir de cas de projets de transition qui ont été menés, puis abandonnés dans le domaine agricole.
Le travail peut s’avérer être un verrou à tous les moments de la vie d’un projet. Ou plus précisément, la non prise en compte des conditions matérielles de réalisation d’un projet au moment de sa conception a des conséquences qui peuvent se répercuter à chaque étape de son opérationnalisation et entraîner de vives résistances. Un des exemples les plus frappants que nous avons rencontré nous a été rapporté par un cabinet de conseil en numérique responsable.
Définition :
Adopter une démarche dite de numérique responsable consiste pour une entreprise à réduire de l’empreinte sociale, économique et environnementale du numérique des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Les démarches de numérique responsable recouvrent habituellement trois types d’action : la réduction de l’empreinte environnementale des systèmes d’information (« Green IT »), l’utilisation du numérique pour optimiser sa consommation (« IT for green »), et la conception responsable des services numériques [1].
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
Une des missions du cabinet était d’accompagner un groupe mutualiste dans la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de numérique responsable. Une équipe de consultants a travaillé plusieurs mois avec le comité de direction à la définition de cette stratégie, avant de la présenter aux managers, puis à l’ensemble des équipes pour le déploiement. Et là, blocage. Le projet est rejeté en bloc par les équipes opérationnelles. Conclusion des consultants : les équipes ne sont pas matures, elles ne comprennent pas les enjeux de la nouvelle stratégie. Leur proposition : dispenser des formations aux équipes opérationnelles et revenir dans quelques années « en espérant que les mentalités aient changé». L’approche retenue est purement descendante ; à aucun moment, les consultants ne pensent à aller voir les équipes pour les écouter sur leur compréhension propre des enjeux et les raisons de leur rejet. Par défaut, s’il y a une « résistance » au changement proposé, c’est de l’ignorance, de la mauvaise volonté ou de la peur. Bref, c’est de la faute d’individus non rationnels, guidés par leurs émotions. Une condescendance confondante… et pourtant, si courante. Dans un entretien que nous avons mené pour l’Observatoire du BTP, la directrice RSE d’un grand constructeur routier avait déploré la résistance des opérateurs et avait ainsi conclu :
Les directeurs portent le sujet [de la transition écologique], mais c’est compliqué sur les chantiers. Pourtant, on a fait un kit… mais ça ne prend pas. Donc là, on est en train de tout refaire avec de la facilitation graphique pour que ce soit encore plus simple
Cette incapacité à remettre en question la stratégie définie et à donner du crédit aux opérateurs directement concernés par les mesures déployées est symptomatique des approches technocratiques qui font passer l’expertise technique avant la compréhension des facteurs humains et sociaux. Pourtant, pour reprendre une formule de Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier, tous trois psychologues du travail : « les gens, en général, les manutentionnaires en particulier, ne sont pas des crétins sociaux ». Dans l’absolu, personne n’est contre mettre en place une démarche responsable et vertueuse dans son entreprise. Mais précisément, les grands plans de transformation n’arrivent jamais dans l’absolu, ils sont déployés dans un contexte spécifique, avec des jeux d’acteurs et de pouvoir singuliers. Comme le rappellent ces trois psychologues du travail dans leur article de référence « Comprendre la résistance au changement » :
« Même lorsqu'un travailleur refuse de porter son casque, même lorsqu'il prend des risques qu'il pourrait éviter, même lorsqu'il est réticent à une campagne de prévention, sa conduite n'est pas absurde, elle a toujours un sens. »
Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
En échangeant avec une des consultantes du cabinet de conseil en numérique responsable, nous nous sommes rendues compte que la stratégie définie avec le comité de direction allait avec un certain nombre d’objectifs qui n’avaient pas été confrontés aux objectifs déjà existants. Comme dans beaucoup de cas, les objectifs s’accumulent au fur et à mesure des projets, et les opérateurs se retrouvent en face d’injonctions contradictoires auxquelles ils ne peuvent répondre. Le plan de déploiement avait été pensé sans regarder la cohérence d’ensemble et la manière dont les employés jonglaient d’ores et déjà avec les contraintes actuelles.
Dans un autre registre, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, rappelle que les projets de transition entraînent des changements de métier évidents, qui « peuvent remettre en cause des savoir-faire, et donc des rentes de savoir expérientiel ». Il prend l’exemple du passage des ampoules halogènes aux LED (diodes électroluminescentes) dans le secteur du spectacle vivant. Le rejet a été massif au début. D’abord, parce que les premières LED n’étaient pas au niveau des ampoules halogènes : lumière jugée « moche » et non exploitable sur les plateaux. Mais le facteur déterminant a été le risque identifié par les techniciens spécialisés dans l’halogène de « se faire passer devant » par un jeune qui aura appris à se servir des LED en école.
L’attention portée aux pratiques de travail et à leurs représentations est d’autant plus importante que la souffrance au travail a atteint des seuils critiques, dans tous les secteurs. Le dernier baromètre sur la santé mentale des salariés en France réalisé par OpinonWay pour le cabinet Empreinte Humaine chiffre à plus de 40 % le nombre de salariés en situation de détresse psychologique, c’est-à-dire présentant des symptômes combinés d’épuisement et de dépression Un chiffre qui laisse présager l’ampleur de la détresse psychologique et sociale sur l’ensemble de la population française. David Irle note ainsi qu’en ce qui concerne le secteur culturel, on parle d’un secteur « au bord de l’explosion » :
Le secteur a toujours été en débordement… c’est globalement accepté, mais avec la crise sanitaire, on a atteint de telles proportions que les individus sont au bord de la rupture. […] Le secteur est travaillé par le sens, dans un contexte où la planète ne va pas bien. C’est difficile, et il ne faut pas oublier que la plus grande majorité du personnel a une grosse colère, une grosse frustration. Beaucoup expriment l’envie de faire les choses différemment, mais ils ont l’impression d’être à des endroits d’impuissance, à des postes de simple exécution .
Dans des contextes professionnels et sociaux aussi tendus, les changements ne peuvent pas se décréter d’en haut, sans travailler avec ceux sur qui reposent toute la force de production. Un constat que même un cabinet de conseil comme McKinsey rejoint : « la vérité dérangeante est que la plus grande partie de l’énergie dépensée à vouloir communiquer [sur leur histoire du changement] serait bien plus efficace si on la passait à écouter, au lieu de parler ».
[2] Propos issus d’un entretien informel avec l’une des consultants lors d’un événement organisé par l’INR.
[3] Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
[5] Ibid.
[6] Entretien avec David Irle, op. cit.
[7] Empreinte Humaine x OpinionWay (2022), op. cit.
[8] Entretien avec David Irle, op. cit.
Les causes anthropiques de la crise écologique ne sont plus à démontrer. Depuis les années 1960, ce sont des millions de productions scientifiques qui alertent sur les conséquences désastreuses et irréversibles de l’industrialisation de nos modes de production et de consommation sur la biosphère . Changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, recul des forêts primaires, pollution liée à l’introduction de nouvelles entités chimiques dans l’environnement, surconsommation d’eau douce… en 2022, la communauté scientifique estime que six des neuf limites planétaires « non-négociables » garantissant les conditions d’une vie humaine durable sur Terre ont été franchies .
La concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est un bon indicateur des crises environnementales en cours. Depuis le début de la période industrielle, le cycle du carbone est déstabilisé par le rejet massif de CO2 issu de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et de la modification de l’occupation des sols (principalement due à la déforestation et aux feux de forêt). L’excédent de CO2 produit perturbe l’équilibre énergétique de la Terre. Accumulé dans l’atmosphère, il affecte la température de la planète. Absorbé par l’océan, il contribue à leur acidification. Assimilé par les écosystèmes terrestres, il stimule la croissance de végétaux en favorisant une plus grande consommation de nutriments et une plus forte transpiration des plantes. Ces phénomènes ont des effets directs sur plusieurs des limites planétaires susmentionnées : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité terrestre et marine, épuisement des eaux souterraines .
Dans les années 1960, la densification du réseau de stations de mesure de carbone permet de mesurer finement ces évolutions. Experts et organisations militantes pour le climat s’emparent des mesures de carbone pour objectiver la détérioration des milieux de vie et interpeller les instances gouvernementales et intergouvernementales sur l’urgence de la situation. Le philosophe Fabrice Flipo note que cette stratégie s’accompagne de l’usage d’un vocabulaire économique, jugé plus efficace auprès des décideurs. Il s’agit de quantifier le « bilan carbone » des différents secteurs économiques pour inciter les responsables politiques à « mettre l’économie au service de la conservation ». Aujourd’hui encore, les rapports institutionnels adoptent massivement cette approche, et dressent, à partir des émissions sectorielles actuelles, des scénarios prospectifs dans le but d’éclairer les décisions et d’infléchir les politiques industrielles.
La quantification de la concentration de CO2 dans l’atmosphère a sans conteste contribué à vulgariser les enjeux climatiques et à mettre la décarbonation de l’économie à l’agenda médiatique et politique. Néanmoins, cette objectivation va de pair avec l’invisibilisation dans le débat public et politique d’autres indicateurs tout aussi cruciaux pour l’avenir de la planète. Taux d’extinction des espèces et index de biodiversité, concentration de substances toxiques, de plastiques et de perturbateurs endocriniens dans l’environnement, contamination radioactive, part de la forêt primaire, consommation globale d’eau de surface et de nappe phréatique, entrée du phosphore dans les systèmes aquatiques, charge en aérosols atmosphériques, pression sur les ressources non renouvelables… encore trop peu d’acteurs institutionnels et économiques cherchent à agir, et a fortiori agissent, sur l’ensemble des neuf limites planétaires malgré des propositions économiques de plus en plus nombreuses (voir encadré « Les mots du débat », dans la section 1.1.2.). La décarbonation reste aujourd’hui la principale clé de lecture des enjeux écologiques .
Cette tendance est sujette à de nombreuses controverses. Elle est notamment accusée de « promouvoir une vision utilitariste, anthropocentrée et marchande de la nature ». De fait, avec les objectifs de décarbonation fixés par la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21), on observe une technicisation des débats sur la crise écologique. Dans de nombreux secteurs industriels, la question de la diminution des émissions de gaz à effet de serre a d’abord été traitée comme un problème d’ingénieur raisonnant toute chose égale par ailleurs. Il s’agit alors de trouver des solutions, le plus souvent technologiques, pour réduire les émissions sans agir sur les structures socio-économiques et les dépendances énergétiques . C’est ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme » : apporter une réponse purement technique à des problèmes complexes de société . Dans ces approches, on vise l’optimisation de l’existant à partir de modélisations abstraites, le plus souvent déconnectées des réalités écologiques et sociales. C’est passer à côté du sens des alertes répétées de la communauté scientifique qui rappelle, qu’au-delà de la simple diminution comptable des émissions de CO2 dans l’atmosphère, l’enjeu est de repenser en profondeur le système industriel sur lequel repose nos modes d'existence pour contenir, autant que faire se peut, les risques d’effondrement.
[1] Parmi les plus importantes, nous pouvons citer : le premier rapport coordonné par Roger Revelle en 1965 pour la Maison Blanche (« ») ainsi que la dernière production du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiée en 2022 (« »). Mais aussi les manifestes signés par plus de 10 000 scientifiques à travers le monde parus dans la revue BioScience en 2017[] et 2020 [].
[2] Linn Persson, Bethanie M. Carney Almroth et al. (2022), « », Environmental Science & Technology. Pour une vulgarisation en français des enjeux, voir : Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (2020), , La Découverte (Repères Écologie).
[3] Pour une synthèse plus précise des enjeux, voir les articles de vulgarisation produits par le site Bon Pote en partenariat avec l’Institut National des Sciences de l’Univers (CNRS-INSU), par exemple : « ». Certains articles ont été regroupés dans le livre (CNRS éditions, 2022).
[4] Fabrice Flipo (2018), « », Écologie & politique, n°56, pp. 119 - 132.
[5]Notons tout de même une prise en compte croissante des enjeux liés à la biodiversité. Du 07 au 19 décembre 2022 s’est tenue la COP15 de la diversité biologique sous présidence chinoise ; plus de 110 pays se sont notamment engagés sur la protection de 30 % des terres et 30 % des mets à échéance 2030.
[6] Fabrice Flipo (2018), op. cit., p. 123.
[7] Voir par exemple : Beata Caranci, Francis Fond et Mekdes Gebreselassie (2021), « », Services économiques TD.
[8] Evgeny Morozov (2014), , Fyp éditions.
L’approche macro-économique est dominante, dans tous les domaines. Et les représentations qu’elle véhicule ne sont pas neutres. Comme le souligne Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) : « C’est à partir de ce qu’on se représente qu’on agit . » En ce sens, le contraste entre la profusion continue de connaissances et le manque d’appropriation des enjeux écologiques par le monde économique est saisissant et doit nous alerter. D’après l’étude d’Occurrence réalisée en septembre 2022 pour la Fondation The Adecco Group, les comportements individuels restent la réponse plébiscitée – par les salariés (71 %) comme les employeurs (60 %) – pour faire face aux enjeux de la transition écologique dans le cadre professionnel. Loin devant la décarbonation, citée au même rang que l’innovation par 40 % des salariés et des employeurs. Loin devant la transformation du monde du travail (retenue par 31 % des salariés et 27 % des employeurs) et la redéfinition de la mission des entreprises (17 % des salariés et 21 % des employeurs) .
Ces résultats sont significatifs de l’absence de réflexions sur le travail tant dans les rapports produits que dans les organisations. Pour Leïla Boudra, chercheuse en ergonomie associée au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et co-responsable de la commission « Concevoir pour le développement durable » de l’Association pour la Recherche en Psychologie Ergonomique et Ergonomie (ARPEGE), cette absence n’est pas surprenante au regard des profils des cadres d’entreprise : « Les personnes à des postes de direction ou à des postes techniques n’ont pas eu dans leur formation d’enseignements sur la question du travail. Ce n’est pas illogique que ce soit absent dans leur activité ; cela fait appel à une façon différente de penser les choses . » Essentiellement formés dans les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs, les cadres ne sont pas armés pour aborder cette question. Le droit du travail, la sociologie des organisations, l’ergonomie, la prévention des risques psycho-sociaux sont des enseignements négligés au détriment de la finance, de la gestion, du management ou encore de l’innovation, prédominants dans les programmes… Un déséquilibre qu’on retrouve dans les organisations du travail.
« Dans les entreprises, le modèle du développement durable est systématiquement en déséquilibre. Les pôles environnementaux et économiques sont en général étroitement liés – la transformation des filières répond d’abord à des finalités économiques – tandis que le pôle social est insuffisamment pris en considération » témoigne Leïla Boudra. Dans le cadre de sa thèse sur la durabilité du travail, la chercheuse a suivi une expérimentation de recyclage des emballages plastiques dans un centre de tri de déchets ménagers. Elle observe un double phénomène d’invisibilisation du travail de tri, réalisé majoritairement par des femmes, sur lequel repose pourtant toute la recyclabilité des produits. D’abord, hors du monde de l’entreprise : la majorité des travaux scientifiques portant sur le tri des déchets se concentrent sur la dimension comportementale des citoyens. Et ensuite, au sein de l’entreprise : le volet technologique est toujours celui qui est mis en avant lors des transformations internes. Les centres de tri sont de plus en plus technologisés, avec des machines de plus en plus performantes qui permettent un tri de plus en plus fin. Les capacités de production sont augmentées, le tri effectué par les machines, de meilleure qualité. A priori, tout porte à croire que l’introduction de nouvelles technologies contribue tant à la croissance de l’activité qu’à l’amélioration de son rendement d’un point de vue écologique. Dans les faits, le volet environnemental de l’activité repose intégralement sur la qualité du travail des opératrices. Ce sont elles qui chargent la machine, contrôlent son bon fonctionnement, et, surtout, réalisent tout le travail de finalisation du tri des déchets qui devient de plus en plus difficile du fait de l’augmentation des cadences et de l’industrialisation de la production. Leïla Boudra commente :
« Les opératrices ont beaucoup moins de marge de manœuvre pour faire un travail de qualité et perdent en capacité d’action sur le système qui est de plus en plus déconnecté du travail. Le modèle industriel n’est ni transformé, ni questionné. On ne fait que déplacer la pénibilité ; on crée des formes de souffrance au travail et on ternit l’attractivité des métiers. On génère du turn over sur des bassins d’emplois qui ne sont pas extensibles à l’infini. »
Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.
Cette méconnaissance du contenu et de la réalité des métiers amène les entreprises à faire des investissements coûteux, et d’un certain point de vue contre-productif. Les achats de nouvelles technologies se font essentiellement sur des critères de performance qui ne prennent pas en compte l’introduction de la machine dans l’organisation du travail. Résultat : « Ça ne fonctionne pas parce qu’on a oublié plein de critères, et l’investissement financier est tel – de l’ordre de 100 000€ quand ce n’est pas plusieurs millions – que les entreprises ne peuvent plus revenir dessus » poursuit l’ergonome. Les transformations sont pensées en silos (l’introduction de nouvelles technologiques d’un côté, la limitation des emballages d’un autre) alors qu’elles arrivent en cascade et se cumulent dans l’activité professionnelle. Sous couvert d’être en changement et en adaptation perpétuelle, les entreprises se trouvent en réalité assez démunies face aux défis qui se présentent à elles.
[1] Entretien avec Nathalie Moncel, réalisé le 12 mai 2022.
[2] « Définition de la transition écologique – Ensemble des éléments » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), « La transition écologique vécue par les salariés et les dirigeants des entreprises », Occurrence x Fondation The Adecco Group, p. 49.
[3] Entretien avec Leïla Boudra, réalisé le 31 août 2022.
[4] Ibid.
[5] Leïla Boudra (2016), « », thèse d’ergonomie sous la direction de Pascal Béguin, Université Lumière Lyon 2.
[6] David Gaborieau fait un constat similaire dans les plateformes logistiques. Voir : Mathieu Brier (2015), « », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n°9, pp. 68-73.
[7] Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.
Zoom sur l’éco-anxiété
Au-delà de l’approche gestionnaire, le tropisme ingénieriste amène un mode particulier de penser son action sur le monde. Pour un problème donné, il s’agit de trouver des solutions « toute chose égale par ailleurs ». Or, dans un contexte économique tendu, hautement concurrentiel et de moins en moins prévisible, quelles sont les variables d’ajustement qui restent aux entreprises selon ce prisme ?
Dans les années 2010, on a vu fleurir dans les séminaires de direction l’acronyme VUCA pour « Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity ». Ce terme, d’abord utilisé par l’armée américaine dans les années 1990, s’est progressivement immiscé dans le monde du travail. Dans un article du magazine Forbes, « Manager son organisation en mode VUCA », on y lit ceci : « l’entreprise doit s’adapter en permanence à son marché, se préparer à des réalités de plus en plus globales, elle s’inscrit alors dans une dynamique du changement agile et rapide ». Deux choses sont intéressantes ici. Premièrement, le cadre non discutable de l’équation est le marché, en d’autres termes : les contraintes macro-économiques fixées par les politiques industrielles et le fonctionnement du système économique dans sa forme actuelle. Il n’est question ni des limites planétaires, ni de justice sociale, et encore moins de choix politiques que pourraient faire les entreprises pour agir sur ces contraintes macro (ex. actions de plaidoyer ou de lobbying, actions en justice , etc.). Deuxièmement, les variables d’ajustement se situeraient au niveau des entreprises qui doivent être en capacité de s’inscrire « dans une dynamique du changement agile et rapide. »
« Agile », le mot est lancé. Quand on regarde plus précisément, il apparaît que ce mot d’ordre n’est pas tant adressé aux entreprises… qu’à leurs salariés. Ce sont eux qui doivent s'adapter à un contexte de changement perpétuel : on recherche des travailleurs dotés de grandes « capacités d’adaptation » et d’un « esprit flexible ». Ce n’est ainsi pas un hasard si l’on parle de « talents ». Cela correspond à une vision de l’entreprise qui, en plus d’être aveugle au travail, nie les organisations. Si on tire le fil, l’entreprise ne serait qu’une somme d’individus face au marché. La sociologue Danièle Linhart met en garde contre ce type d’approche hyper-individualisante, qui par ailleurs ne concerne pas uniformément tous les salariés . Tout d’abord, le fait d’exalter certaines aptitudes comportementales (le sens du défi, la passion…) au détriment des qualifications et de l’expérience n’est pas sans conséquence du point de vue des risques psycho-sociaux. À force de motiver les salariés sur un registre presque narcissique (la réalisation de soi, l’épanouissement, la reconnaissance), la désillusion est d’autant plus forte lorsqu’il faut faire face à une situation d’échec. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes cadres qui, après avoir évolué trop rapidement, se retrouvent face à des situations de mise en incompétence : « stimulés sur le registre narcissique, les voilà attaqués dans leur image de soi et leur confiance en eux », souligne la sociologue. Cette situation concerne notamment les jeunes salariés engagés sur les questions sociales et environnementales, qui se retrouvent à des postes à responsabilité en matière de RSE mais qui n’ont pas toujours les moyens de bien faire leur travail – moyens contraints, équipe restreinte, réseau limité, etc. (voir ).
En outre, Danièle Linhart se penche sur le changement permanent que vivent les organisations. La multiplication des « plans de transformations », qui survient dans un contexte où les mouvements collectifs du travail s’effacent au profit d’une logique individualiste, rendrait les salariés plus vulnérables. Lorsque les salariés ne peuvent plus se fier à leur expérience, ni à leurs compétences, Danièle Linhart parle de « précarisation subjective ». La perte de sens peut provenir de cette déstabilisation permanente ; la dévalorisation des connaissances et de l'expérience acquise, au profit de la seule capacité d’adaptation, est un facteur déterminant de la souffrance au travail. Dans un contexte de financiarisation de l’économie et d’intensification du travail qui a culminé dans les années 2000 avec plusieurs vagues de suicide (parmi les plus médiatisées, voir l’Affaire France Télécom), le harcèlement moral et, plus largement, la souffrance psychologique au travail deviennent un sujet de santé publique ; deux lois sont promulguées dans la foulée pour rappeler la responsabilité de l'employeur en matière de protection de la santé physique et mentale du salarié .
Dans Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psycho-sociaux, le psychologue du travail Yves Clot rappelle que les salariés, tous les salariés, ont besoin de se reconnaître dans ce qu’ils font. Pour lui, « l’enjeu ce n’est pas la qualité de vie au travail, mais la qualité du travail tout court ». Or, les méthodes de management basées sur le chiffre et la procédurisation des organisations concourent à un mal-être organisationnel dans la mesure où elles ignorent l’activité réelle pour ne regarder que les résultats obtenus. Selon Yves Clot, « c’est parce que les organisations ne leur donnent plus les moyens de faire un travail défendable à leurs propres yeux que beaucoup de gens en font une maladie ». Il développe ainsi la notion de « travail empêché » : les salariés ont le sentiment de ne pas pouvoir faire ce que l’on attend d’eux, ni de délivrer un travail de qualité pour leurs usagers ou leurs clients. C’est l’un des facteurs à risque considéré comme le plus important dans l’apparition de symptômes psychiques. Que l’on pense aux soignants – pris en étau par une politique du chiffre et la dégradation de leurs conditions de travail – aux enseignants ou encore aux cadres des entreprises de services, cette situation concerne de nombreux secteurs.
Lorsque l’on parle de souffrance au travail, les psychologues ont souvent recours à la notion de « dissonance cognitive ». Lorsqu’un salarié agit en contradiction avec ses valeurs, avec ce qui lui semble juste, il se retrouve dans un état psychologique inconfortable. En effet, la cohérence éthique est une des dimensions du sens du travail avec le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développer son potentiel (voir ). Or, pour de nombreux travailleurs, la cohérence éthique est mise à mal dans un contexte de « gouvernance par les nombres », pour reprendre les termes du juriste Alain Supiot . Si l’on ajoute à cela la prise de conscience de la crise écologique, la dissonance cognitive prend la forme d’un phénomène de plus en plus médiatisé : l'éco-anxiété. Conscients de la gravité de la situation climatique, de plus en plus de personnes se disent « éco-anxieux » et se débattent avec des injonctions contradictoires dans leur environnement de travail.
Définition :
À ce jour, il n’existe pas de définition de l’éco-anxiété qui fasse l’objet d’un consensus d’un point de vue médical. Néanmoins, une note très complète de la Fondation Jean Jaurès consacrée au sujet propose de se référer à la définition de chercheurs australiens et néo-zélandais :
« L’éco-anxiété est un terme qui rend compte des expériences d’anxiété liées aux crises environnementales. Il englobe « l’anxiété liée au changement climatique » (anxiété spécifiquement liée au changement climatique anthropique), tout comme l’anxiété suscitée par une multiplicité de catastrophes environnementales, notamment l’élimination d’écosystèmes entiers et d’espèces végétales et animales, l’augmentation de l’incidence des catastrophes naturelles et des phénomènes météorologiques extrêmes, la pollution de masse mondiale, la déforestation, l’élévation du niveau de la mer et le réchauffement de la planète . »
Dans cette note, on apprend par ailleurs que la notion d’éco-anxiété a une visibilité croissante dans le débat public, notamment depuis 2019 – date à laquelle la France connaît deux vagues de chaleur exceptionnelles.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « », Fondation Jean Jaurès.
Dans une note de la Fondation Jean Jaurès consacrée à l’éco-anxiété, le politologue Eddy Fougier rappelle qu’il n’existe pas à ce jour d’enquête officielle sur l’éco-anxiété en France . Cependant, l’auteur ajoute qu’il est possible de tirer un portrait approximatif des « éco-anxieux » à partir des résultats d’une enquête en ligne menée par la psychothérapeute Charline Schmerber en 2019 :
« Ces « éco-anxieux » sont des jeunes (46 % ont moins de 35 ans et 74 % ont moins de 45 ans), des femmes (65 %), des citadins (42 % vivent dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants), des diplômés (38 % ont un niveau Bac+5, 76 % ont au moins un niveau Bac+2 et 84 % au moins un niveau Bac) et des CSP+ (41 % sont cadres, cadres supérieurs et professions libérales). Les trois principaux secteurs dans lesquels les individus qui ont répondu à cette enquête travaillent sont les secteurs de la santé et de l’action sociale, de l’éducation et de la formation et du développement durable. »
Eddy Fougier (2021), « », Fondation Jean Jaurès.
Des chiffres qu’il serait intéressant d’actualiser post-covid . Suite à une étude exploratoire sur l’éco-anxiété dans le spectacle vivant réalisé en 2022, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, retrouve un peu près les mêmes profils, mais il en tire des conclusions différentes . Selon lui, deux facteurs sont particulièrement déterminants dans les profils « éco-anxieux » : la connaissance des enjeux, et l’exposition des métiers aux publics. Il note ainsi que si les femmes sont plus représentées parmi les éco-anxieux, c’est aussi parce qu’elles sont majoritaires dans les métiers de supports (communication, diffusion, relations publics) – alors que les hommes sont plus nombreux parmi les techniciens ; elles servent ainsi de « paratonnerre » à l’ensemble du secteur. Concernant la connaissance des enjeux, cela recoupe fortement les variables d’âge dans la mesure où les jeunes apparaissent aujourd’hui les mieux informés et les plus radicaux dans leurs attentes vis-à-vis du monde du travail.
[3] Il semblerait qu’il y ait une dichotomie dans les politiques menées au sein des entreprises entre d’un côté les « talents » (population qualifiée de type cadre), et de l’autre, des professions soumises à des automatisations successives qui ont peu de marges de manœuvre dans leur activité (opérateurs ou ouvriers à basse qualification par exemple).
[4] Danièle Linhart, op. cit.
[5] Premièrement, l’article L. 4121-1 du Code du travail : l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Ensuite, l’article L 1152-1 : aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
[7] Ibid.
[12] Par ailleurs, la Fondation précise qu’il faut être prudent avec ces chiffres : « Plus de 1 200 personnes ont répondu à l’enquête en ligne de Charline Schmerber, qui ne se veut pas représentative de ce que pense la population française. Les répondants sont des personnes qui se montrent sensibles à cette thématique de l’éco-anxiété puisqu’ils sont plus de 90 % à affirmer que la dégradation de l’environnement crée chez eux un sentiment d’anxiété. » (Ibid.).
[16] Entretien avec Claire Pétreault, réalisé le 15 juin 2022.
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
[4] Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
[9] Scott Keller et Carolyn Aiken (2009), « », McKinsey & Company, p. 4. Citation complète : « Well-intentioned leaders invest significant time in communicating their change story. Roadshows, town halls, magazines, screen-savers and websites are but a few of the many approaches typically used to tell the story. Certainly the story (told in five ways!) needs to get out there, but the inconvenient truth is that much of the energy invested in communicating it would be better spent listening, not telling. »
En effet, l’année 2022 a été marquée par les prises de parole de jeunes diplômés alertant sur la dissonance cognitive que constituait, pour eux, le fait de travailler dans une entreprise dont les activités étaient néfastes pour la planète tout en ayant de solides convictions écologiques (voir ). Si cette situation concerne en priorité les cadres et les plus diplômés, elle est tout de même un signal faible dont les professionnels des ressources humaines doivent tenir compte. Une autre étude, menée cette fois par l’Apec signale que 84 % des cadres sont préoccupés par la situation climatique dont 52 % se disent angoissés et que 3 cadres sur 4 envisagent de ne pas rejoindre une entreprise dont les activités sont néfastes pour l’environnement .
La prise de conscience écologique est donc croissante et pourrait modifier durablement le rapport au travail. La perte de sens au travail n’est pas apparue en 2019 avec le phénomène d’éco-anxiété, ses manifestations sont visibles depuis le début des années 2000 – date à laquelle les productions sur la souffrance au travail se sont multipliées – et ses causes organisationnelles sont en partie connues (approches gestionnaires du management, changements permanents, valorisation des « soft skills » au détriment des qualifications professionnelles, etc.). Néanmoins, comme le souligne Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes, média à destination des « jeunes de la transition écologique » : « l'éco-anxiété agit comme une variable qui démultiplie tout ». Aujourd’hui, au « travail empêché » s’ajoute une nouvelle dissonance cognitive : celle de ne pas agir au quotidien pour la préservation de l’environnement.
[1] Linda Hellal (2019), « », Forbes.
[2] Voir par exemple, l’action en justice menée par Patagonia contre la suppression de réserves naturelles par le gouvernement Trump en 2017 (« »).
[6] Claude-Emmanuel Triomphe (2010), « », Metis Europe.
[8] Alain Supiot (2015), , Fayard.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « », Fondation Jean Jaurès.
[10] Eddy Fougier (2021), « », Fondation Jean Jaurès.
[13] Entretien avec David Irle, réalisé le 2 septembre 2022. L’étude mentionnée a été réalisée dans le cadre du projet , porté par la Collaborative, et financé par l’ANACT dans le cadre du Fonds pour l'amélioration des conditions de travail (Fact).
[14] Apec (2022), « », Compétences Métiers & Société.
[15] En 1998, le psychiatre Christophe Dejours publie Souffrance en France (Seuil). En 2002, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publie Le Harcèlement moral (La Découverte). Ces deux essais connaissent un succès retentissant. Pour autant, plusieurs psychologues du travail alertent sur le risque d’instrumentaliser les risques psychosociaux, et ainsi de masquer l’enjeu politique des conflits en entreprise. Voir : Margherita Nasi (2016), « », Le Monde.
Le cas des « dé-conversions » agricoles
Dans les deux précédentes sous-sections, nous avons rapidement exploré les risques que pouvaient entraîner les approches « ingénieristes » aujourd’hui dominantes dans deux situations précises : le financement des projets, et la conduite du changement. Deux moments-clés qui déterminent les conditions de possibilité – ou de non possibilité – d’un projet. Dans cette dernière sous-section, nous prenons le sujet un peu différemment, en nous intéressant aux projets de transformation qui ont été financés, qui ont été conduits, qui d’une certaine manière ont abouti, mais dont les porteurs ont décidé d’y mettre fin pour revenir à leur mode de fonctionnement antérieur.
L’exemple qui nous a été partagé plusieurs fois et qui nous semble le plus parlant, est le cas d’agriculteurs qui se sont « dé-convertis », c’est-à-dire qu’ils sont passés à l’agriculture biologique, puis ont fait le choix de retourner, après quelques mois ou années, et malgré les investissements réalisés (achat de matériels, formations, etc.), au système conventionnel. Il y a bien évidemment des raisons conjoncturelles. La filière bio connaît une importante crise . Depuis un an, les prix à la consommation ne cessent d'augmenter ; l’inflation atteint son plus haut taux avec l’alimentaire (+12 % en novembre 2022). L’explosion des prix a des conséquences sur les pratiques d’achat, avec notamment une nette progression de la demande pour les « premiers prix ». Peu soutenue par l’État et la grande distribution, la filière bio est victime d’une baisse brutale de la consommation mesurée à -5%, ce qui n’est pas sans répercussions sur les fermes Néanmoins, les cas qui nous ont été rapportés ne sont pas liés au contexte actuel, et renvoient plutôt à des causes structurelles.
L’agriculture a une place particulière dans la crise écologique. Le modèle dominant conventionnel repose sur une logique de maximisation de la production agricole. Il dépend de l’utilisation d’intrants techniques et chimiques qui rendent possible le contrôle des processus biologiques et une certaine maîtrise des aléas environnementaux. Nous savons aujourd’hui que cette prédation sur la nature a une part de responsabilité dans la crise écologique : dégradation de la qualité de l’air pollution de l’eau et épuisement des sols , sans oublier l’altération conséquente de la biodiversité Crise écologique qui elle-même, en retour, a des effets sur les exploitations ; l’un des plus médiatisé cette année concerne les phénomènes de fortes chaleurs et de sécheresse qui impactent le rendement des cultures et accélèrent la décapitalisation du cheptel français (réduction croissante du nombre de bêtes d’élevage)
L’hypertechnicisation prônée par l’agro-industrie a aussi des conséquences sur la gestion des fermes et les conditions de travail des agriculteurs. Les installations nécessitent d’importants investissements de machines et d’intrants de synthèse (engrais, amendements, produits de protection des plantes, etc.). L’activité est conditionnée à un endettement initial, qui lui-même est conditionné à la productivité et au rendement des fermes. Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia rappelle le poids des banques dans les processus de surendettement des producteurs : « Le banquier ne prête qu'à condition que l'éleveur augmente sa production, augmentation qui fait office de garantie (illusoire) de remboursement. Pour ce faire, celui-ci [l’éleveur] achète aux commerciaux des produits coûteux, qui ne peuvent être remboursés qu'avec une production croissante . » Or, les coûts de production sont difficilement compatibles avec les prix de vente des produits. « Tout cela n’est tenable que par un emprunt continuel » commente Théo Boulakia. En résumé : pour produire, les producteurs doivent investir. Pour investir, ils doivent s’engager à produire plus. Pour produire plus, ils investissent plus encore… et ainsi de suite, jusqu’à ce que les banques craignent pour leurs créances, et que les agriculteurs se retrouvent contraints de liquider leurs activités. Entre les faillites les départs à la retraite et les transmissions qui ne se font pas, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par deux
Le passage à l’agriculture biologique apparaît comme une alternative intéressante. En limitant l’emploi d’intrants, la filière bio est reconnue plus vertueuse pour l’environnement mais, elle apparaît aussi être plus rentable que la filière conventionnelle. En 2017, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publie une importante étude comparative sur la performance économique des fermes bio et des exploitations conventionnelles L’étude se concentre sur trois secteurs : le maraîchage, la viticulture et la production laitière. Et dans les trois cas, les fermes en agriculture biologique enregistrent une meilleure rentabilité, alors même que la productivité est moindre. Différentes explications sont avancées en fonction des secteurs : économies dues à une moindre dépendance aux intrants de synthèse (maraîchage), marges sur les prix de vente (viticulture), aides à l’agriculture biologique (production laitière). Dans les trois cas, la vente en circuits-court, privilégiée, permet aux producteurs d’éviter les marges de la grande distribution (qui sont près de deux fois supérieures pour les agriculteurs en bio que pour le conventionnel ) et de capter une meilleure valeur de la vente de leurs produits. Dans ce contexte, comment expliquer les cas de « dé-conversion » ?
Tout d’abord, le passage du conventionnel au bio est difficile… et long. Il faut compter en moyenne trois ans pour obtenir le label. Pour Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) :
« Le passage du conventionnel au bio est un défi car il nécessite de tout revoir sur la ferme : son mode de production mais aussi potentiellement sa commercialisation, son organisation du travail... Il faut « changer de repères ». Les premières années en bio, on peut voir ses rendements diminuer. Si on ne jurait que par le nombre de quintaux qu'on faisait à l'hectare, ça peut être compliqué. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Cette baisse brutale de rendement est d’autant plus coûteuse qu’elle interpelle les agriculteurs dans leur représentation de ce qu’est un « bon » producteur. En conventionnel, à chaque saison, des commerciaux visitent les fermes pour vendre les intrants nécessaires à la « bonne » productivité de l’exploitation ; c’est un système avec beaucoup de prescriptions, de pressions sur la productivité et de concurrence. Mais c’est un système qui peut être rassurant. Sophie Rigondaud précise :
« Quand on est en conventionnel, les fournisseurs d'intrants accompagnent les pratiques agricoles. Pour l'utilisation des pesticides, on peut avoir des indications sur « quoi mettre, dans quelle quantité, quand ». En bio, c'est une autre approche qui passe par l'observation, la prévention... Le métier change. Il y a moins de prescriptions. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Et avec le métier, la représentation qu’on en a. Sophie Rigondaud nous donne l'exemple d'agriculteurs qui passeraient au bio seulement pour vendre des quintaux de blé plus cher : « Si ce qui reste important dans le métier, c'est le chiffre – produire beaucoup quelles que soient les conditions de la production – et la propreté des champs – surtout pas de traces d'adventices, certains peuvent ne plus s’y retrouver et faire machine arrière après la conversion. » Le changement de perspective est loin d’être évident. C’est une épreuve qui amène les agriculteurs à relire leur expérience, leurs acquis, leurs croyances. Jean-François Bouchevreau de Solidarité Paysans, association qui accompagne les agriculteurs en difficulté et leur famille, témoigne :
« La plupart s’épuisent en pensant qu’ils pourront sortir du désendettement en travaillant plus. « En travaillant plus, on va y arriver »; ce n’est pas forcément vrai. Souvent, une voie de sortie consiste à diminuer, voire à supprimer une production. Avec une production plus faible, on peut mieux vivre. C’est contre-intuitif. Et la première réaction peut être un rejet, il faut respecter ça et construire ensemble le changement de pratique. »
Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
La transition est coûteuse dans le sens où elle aboutit, au-delà des changements techniques, à une évolution des normes professionnelles (ce qui a du sens et qui est important dans l’exercice de son métier), et des valeurs (perception de sa place dans la société). Le cas du passage au bio est paradigmatique . Dans la seconde partie de ce rapport, nous prenons au sérieux ce besoin de changement de perception de soi, de son métier et de sa place dans la société pour mener des projets de transition en renversant la question : est-ce que les changements de représentation et d’imaginaire que l’on commence à ressentir du fait de la crise écologique sont assez puissants pour porter des projets de transition et amener, au-delà des individus, les organisations à changer ?
[1] La présente section a été rédigée en novembre et décembre 2022 ; en mars 2023, la situation est déjà plus stable et le constat à nuancer.
[2] LSA-IRI (2022), « Baromètre exclusif sur l’inflation à la consommation ».
[3] Voir la lettre ouverte des organismes de la filière biologique aux grandes enseignes de la distribution alimentaire publiée le 28 novembre 2022. Pour plus d’information, voir : Violaine Colmet Daâge (2022), « Crise de la bio : les agriculteurs dénoncent l’inaction de l’État », Reporterre.
[4] Liée notamment aux émissions d’ammoniac provoquées par les engrais azotés utilisés en agriculture conventionnelle.
[5] Dus aux nitrates, phosphore et produits phytosanitaires.
[6] Pour une synthèse détaillée, voir : Cour des comptes (2022), « Le soutien à l’agriculture biologique », pp. 16-17.
[7] Voir le communiqué des Chambres d’agriculture publié le 30 septembre 2022. Pour plus d’information, voir : Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) (2020), « Agriculture et sécheresse », dossier.
[8] Théo Boulakia (2019), op. cit., p. 85.
[9] Ibid.
[10] « Exploitations agricoles » In Insee (2020), « Tableaux de l’économie française », Insee Références.
[11] Voir Cour des Comptes (2022), op. cit.
[12] Marie-Sophie Dedieu, Alice Lorge et al. (2017), « Les exploitations en agriculture biologique : quelles performances économiques ? », Insee Références.
[13] UFC-Que choisir (2019), « Sur-marges sur les fruits et légumes bio : La grande distribution matraque toujours les consommateurs ! ».
[14] Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
[15] Ibid.
[16] Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
[17] Dans le domaine agricole, ces freins au changement ont été particulièrement bien documentés par Xavier Coquil, ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Voir par exemple : Xavier Coquil (2014), « Transition des systèmes de polyculture élevage laitiers vers l’autonomie. Une approche par le développement des mondes professionnels », thèse d’ergonomie et d’agronomie système sous la direction de Pascal Béguin et Benoît Dedieu, AgroParisTech. Pour une version synthétique et actualisée, voir la vidéo : Xavier Coquil, Patrice Cayre et Audrey Michaud (2021), « La transition agroécologique des systèmes d’élevage : une transformation des façons de faire et de penser nécessitant un renouvellement du rapport aux non-humains », Agreenium, YouTube.