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TITRE : Comment l'urgence écologique nous amène-t-elle à repenser notre rapport au travail ? Quelles conséquences pour les organisations ?
Étude exploratoire réalisée entre mars 2022 et décembre 2022.
Autrices : Pauline Rochart & Yaël Benayoun
Pour la Fondation The Adecco Group & les Écoles ÊTRE
Dès lors, nous souhaitons apporter un angle complémentaire aux analyses et rapports existants. Dans cette étude exploratoire, nous nous proposons d’aborder le sujet de la transition écologique du point de vue du travail. Dans son acception anthropologique, le travail est ce qui fonde notre rapport au monde. Par notre travail, par notre action directe sur notre environnement, nous modifions notre rapport au monde. Le travail nous place nécessairement dans une relation d’interdépendance, aux autres et à notre environnement. La crise sanitaire nous a brusquement rappelé notre condition d’être vivant, vulnérable et interdépendant ; il n’est pas étonnant que de nombreux débats sur l’utilité sociale des métiers et le sens au travail aient émergé à ce moment-là. Dès lors, l’idée de « prendre soin » apparaît comme un impératif écologique et social.
Ainsi nous nous proposons, dans ce rapport, d’interroger l’articulation entre écologie et travail. On l’a dit, la crise climatique nous enjoint à repenser nos modes de production, nos modes de faire et nos manières d’interagir (entre humains, mais aussi entre humains et non-humains). La transition écologique apparaît aujourd’hui, au moins dans les discours, comme une cause commune. Les entreprises, mais aussi les salariés, sont nombreux à questionner la finalité de leurs actions et à revendiquer de nouvelles manières de produire, d’investir, de consommer, de diriger, bref, d’organiser le travail.
Dans ce rapport, nous avons fait le choix de tenir les deux bouts du sujet : ce que l’urgence écologique fait au travail, mais aussi ce que le travail, tel qu’il est conçu et réalisé aujourd’hui, fait à l’écologie et aux impératifs de transition. Autrement dit : à quelles conditions la manière dont nous organisons le travail et la production peut-elle être le socle d’un nouveau modèle soutenable socialement et écologiquement ? Qu’est-ce que cela implique du point de vue des organisations ?
Tout notre système économique repose sur l’exploitation de ressources, naturelles comme humaines. La production, la consommation, et donc l’emploi, vont être considérablement impactés par la nécessaire « transition écologique ». Les rapports du GIEC sont clairs : les activités humaines ont un impact sur le dérèglement climatique et nous devons opérer un virage net pour enrayer les processus d’emballement en cours. Ainsi, les pouvoirs publics mettent en place des plans pour décarboner les filières les plus émettrices de CO2 (industrie, transports, énergie) afin de respecter l’objectif de neutralité carbone en 2050 inscrit dans loi énergie-climat de novembre 2019.
Mais quelles conséquences aura ce virage sur le travail ? À cette question, de nombreux rapports institutionnels tentent de répondre. À la lecture des travaux prospectifs menés par les agences institutionnelles (Observatoire national des emplois et métiers de l'économie verte [ONEMEV], France Stratégie, Ademe, etc.), il semblerait que l’approche quantitative soit privilégiée. On cherche à savoir combien d’emplois devraient être créés et combien seraient détruits, on cherche à identifier les secteurs d’activité les plus touchés et à définir les métiers dits « verts » ou « verdissants ». L’objectif est aussi d’identifier les nouvelles compétences à développer et les besoins en matière de formation pour pouvoir s’adapter à ce nouveau paradigme. Puisque l’on cherche à mesurer et à chiffrer, on regarde ce qui est chiffrable. Or, cette approche macro-économique nous semble comporter deux principales limites :
1. Cette analyse centrée sur la décarbonation semble circonscrire l’écologie à sa dimension climatique. Il s’agit de réduire nos émissions de gaz à effet de serre pour préserver l’environnement. Par conséquent, les filières les plus émettrices de CO2 sont les plus scrutées : le BTP, l’énergie, les transports et l’agriculture (c’est d’ailleurs dans ces secteurs que se concentrent les métiers dits verts et verdissants) ; les métiers des services à la personne (l’éducation, la santé, l’action sociale) ou encore du commerce et de la culture sont relativement absents de ces considérations écologiques. Or, de nombreux travaux, notamment philosophiques et sociologiques, nous invitent à penser l’écologie sous une acception beaucoup plus globale : la priorité est aujourd'hui de prendre soin du vivant, c'est-à-dire de la planète et des liens sociaux.
2. Les rapports institutionnels se concentrent sur la notion d’emploi et parlent assez peu de « travail ». Lorsqu’il s’agit de quantifier, les notions d’emploi (activité déclarée et rémunérée dans le cadre d’un contrat) et de travail tendent à se confondre. Or, il semblerait que la crise écologique amène les salariés à questionner plus largement leur rapport au travail et à tout ce que celle-ci recouvre (contenu de l’activité, conditions de travail, sens du travail, place du travail dans la vie, sentiment d’appartenance, identité professionnelle, application des considérations écologiques en situation de travail, etc.). Les dimensions éthiques et sociologiques du travail sont peu abordées dans les publications actuelles liées à la transition écologique.
Le travail est un objet difficile à appréhender. Parler sans distinction de l’ensemble des secteurs d’activité, des branches professionnelles, des types d’entreprise, des catégories d’emploi, ou encore des territoires d’implantation n’a que peu de sens. Les situations de travail sont extrêmement hétérogènes, et les généralisations peuvent devenir rapidement glissantes. Sans compter que la crise écologique frappe inégalement les territoires et les catégories socio-professionnelles, ce qui ne facilite en rien l’analyse. Néanmoins, un certain nombre de signaux faibles atteste d’un changement profond de représentations et d’attentes envers les organisations professionnelles (entreprises, branches, syndicats, opérateurs de compétences, acteurs de la formation, etc.). Ce sont ces signaux faibles que nous essayons de saisir, de comprendre et de contextualiser dans le présent rapport.
Afin de produire une synthèse la plus complémentaire possible aux nombreux travaux déjà existants, nous avons opté pour une approche à plusieurs niveaux. Premièrement, nous avons réalisé un état de l’art approfondi, avec la lecture d’une centaine d’articles, scientifiques comme journalistiques, et de rapports institutionnels (indiqués en notes de bas de page). Puis nous avons mené une trentaine d’auditions avec des personnalités d’horizons divers, toujours dans cette recherche de signaux faibles. Nous avons ainsi rencontré cinq profils « experts » (chercheurs et chercheuses en philosophie, sociologie et ergonomie, experts au sein d’agences nationales – Ademe et Anact notamment), une dizaine d’acteurs des branches professionnelles (opérateurs de compétences, partenaires sociaux, organismes de formations) et une quinzaine de professionnels, principalement dans les secteurs des ressources humaines et de la RSE, mais à des degrés de responsabilité variés (alternants, chargés de mission, directeurs). La liste des personnes auditionnée est accessible en annexe.
En parallèle de ce travail exploratoire, la Fondation The Adecco Group a mandaté l’institut de sondage Occurrence pour réaliser une enquête sur la manière dont la transition écologique était perçue par les salariés et les dirigeants d’entreprises. Notre analyse s’appuie sur une quinzaine de chiffres-clés de cette enquête ; ils nous ont permis de mettre en perspective les réflexions et les intuitions que nous avons recueillies durant la phase d’auditions. Les graphiques que nous avons mobilisés sont également consultables en annexe.
Ce travail exploratoire s’est déroulé de mars 2022 à décembre 2022. Il a été suivi par un comité de pilotage rassemblant une quinzaine d’acteurs issus du monde académique, institutionnel et professionnel (voir liste des membres en annexe). Nous profitons de cet espace pour remercier chaleureusement l’ensemble des membres pour leur bienveillance, et le temps qu’ils ont consacré au suivi de cette étude. Ce rapport présente une synthèse des différents matériaux que nous avons recueillis. La synthèse a été facilitée du fait de la convergence des constats et des analyses qui nous ont été partagés, malgré la diversité des profils et des acteurs rencontrés . Convergence qui témoigne, une fois de plus, de la maturité et de l’actualité du sujet.
Le rapport se décline en trois parties. Premièrement, nous essayons de cerner pourquoi le travail a, pendant des décennies, été absent des réflexions portant sur la transition écologique alors même que l’on observe un consensus sur la nécessité de changer nos modes de vie, nos modes de production et de consommation. Comment expliquer ce phénomène ? Comment cela se traduit-il dans les organisations ? Dans la deuxième partie, nous nous intéressons aux nouvelles acceptions du travail qui émergent avec la crise écologique. Comment cela s’exprime-t-il chez les salariés ? Quels effets sur les entreprises ? Enfin, dans la troisième et dernière partie, nous proposons des pistes pour repenser, en pratique, le travail à l’aune des impératifs de l’urgence écologique : périmètre de l’activité, contenu des métiers, cadre d’emploi, conditions d’exercice, modes de gouvernance, etc. Nous synthétisons ces pistes dans la conclusion, en espérant que ce premier travail sera repris et poursuivi par d’autres organismes.
[1] Les approximations liées à l’exercice de synthèse ne seraient être imputées qu’aux seules rédactrices de ce rapport.
La « Grande Démission » est sur toutes les lèvres, Beyoncé en a même fait une chanson. Dans le titre « Break my soul », révélé en juin 2022, Queen B invite ses fans à se libérer de leur travail (« Dégage de ton boulot, dégage-toi du temps »). Largement repris et commenté sur les réseaux sociaux, le morceau est devenu l’hymne de la « Grande Démission ». Ce phénomène qui a été particulièrement médiatisé aux États-Unis (et pour cause : 47 millions d’américains ont quitté leur emploi en 2021, soit un quart de la population capable de travailler), dépasse en réalité largement les frontières américaines. En Chine, à peu près à la même période, le mouvement « Lying flat » (littéralement « rester allongé ») dénonce la culture du travail extrême et de l’ambition sans limite ; un nombre croissant de jeunes chinois de la classe moyenne décident de se retirer du « cycle infernal » qui consiste à « travailler pour pouvoir consommer toujours plus ». En France, les taux de démission particulièrement hauts enregistrés entre 2021 et 2022 (près de 520 000 démissions par trimestre ) ont défrayé la chronique. Les médias ont multiplié les dossiers sur les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises, l’essor des reconversions professionnelles et la crise de sens qui traverse de nombreux métiers. En mai 2022, les remises de diplômes ont été houleuses dans les grandes écoles (Agro-Paris Tech, HEC, École Polytechnique, École Centrale, etc.) ; de jeunes diplômés appellent, avec plus de véhémence année après année, à « déserter » les grandes entreprises polluantes et à se questionner sur la notion de croissance .
Incontestablement, il se passe quelque chose. Le monde du travail est en profonde mutation et se fait l’écho des multiples crises que traverse la société. Si la pandémie a joué le rôle de catalyseur – confinés, de nombreux Français se sont questionnés sur le sens de leur travail et la place de celui-ci dans nos sociétés – les prémices de ce grand chamboulement étaient déjà visibles avant la crise du COVID 19. En 2018, la thématique du travail occupait déjà une place centrale dans le mouvement des Gilets Jaunes. Les cahiers de doléances, remis au gouvernement à l’hiver 2019 en parallèle du Grand Débat, révélaient une préoccupation constante : pouvoir vivre dignement de son travail . L’accès à l’emploi, la hausse des salaires, le pouvoir d’achat mais aussi la justice fiscale et la solidarité constituaient des thèmes déjà très présents dans les revendications. À l’heure où les inégalités se creusent et où les revenus les plus faibles stagnent malgré l’inflation galopante, les préoccupations liées au « pouvoir de vivre » ne se sont pas atténuées ; un nombre croissant de ménages sont en difficulté pour faire face aux dépenses essentielles (énergie, transports, alimentation ).
Crise sociale (le sentiment de pauvreté a progressé en France de 9 points, passant de 8 % à 17 % entre 2014 et 2018 ), explosion de la souffrance au travail (41% des salariés en situation d’épuisement professionnel au premier semestre 2022 ), difficultés de recrutement (notamment dans les services, le médico-social et l’agriculture), crise énergétique due à la guerre en Ukraine… les crises se multiplient et se conjuguent. Par dessus ce tableau déjà sombre, l’été 2022 et son lot de phénomènes météorologiques violents (canicules, tempêtes et incendies), a achevé de convaincre les Français que l’emballement du dérèglement climatique est en cours (huit Français sur dix ressentent son impact sur leur vie quotidienne ). La crise écologique apparaît comme un sujet systémique, dont les causes et les conséquences sont étroitement liées à la situation économique et sociale du pays. Les Français éprouvent, dans leur vie quotidienne et sur leurs territoires, les conséquences du dérèglement climatique.
Cette prise de conscience nous force à voir ce que nous refusions de voir : notre modèle est à bout de souffle, il a atteint les limites des ressources tant planétaires qu’humaines. Les scientifiques sont unanimes, il nous faut repenser profondément nos modes de vie, nos modes de production et de consommation, si nous voulons préserver les conditions d’habitabilité de la terre. Il ne s’agit pas seulement de polluer moins, il s’agit de préserver le vivant au sens large, nous compris.
[1] « I’m bout to explode / Take off this load / Bend it, bust it open / Won’t you make it go / Release your wiggle / Release your anger / Release your mind / Release your job / Release your time / Release your trade / Release the stress / Release the love / Forget the rest. » : Beyoncé (2022), « Break my soul », Renaissance, Parkwood Entertainment x Columbia Records.
[2] Ivana Davidovic (2022), « 'Lying flat': Why some Chinese are putting work second », BBC.
[3] Adrien Lagouge, Ismaël Ramajo et Victor Barry (2022), « La France vit-elle une "Grande démission" ? », DARES.
[4] Clément Choisne a été l'un des premiers à exprimer publiquement ce malaise lors de la remise de diplômes de l’École centrale de Nantes en novembre 2018. Depuis, chaque année des étudiants prennent la parole sur ces sujets.
[5] Magali Della Sudda et Nicolas Patin (2022), « Pouvoir “vivre dignement”, une doléance absente de la campagne présidentielle », La Tribune.
[6] Nous reprenons ce concept du collectif « Les Places de la République » qui regroupe près d’une vingtaine de structures (organisations environnementales, de solidarité et d’éducation, mais aussi des mutuelles et des syndicats) qui a présenté en mars 2019 un « Pacte du pouvoir de vivre » qui comprend 66 propositions pour répondre à l’urgence sociale et écologique.
[7] Près d’un Français sur deux peine à payer les dépenses liées au transport (45 %, soit une hausse de 15 points par rapport à 2021) et que 6 millions de ménages sont en situation de précarité énergétique. (Ipsos x Secours populaire français [2022], « Résultats du 16e baromètre de la pauvreté et précarité : Sur la perception de la pauvreté et la précarité par les Françaises et les Français ».)
[8] Solen Berhuet, Patricia Croutte et Radmila Datsenko (2021), « Améliorer la connaissance et le suivi de la pauvreté et de l'exclusion sociale », CREDOC, N°SOU2021-4810.
[9] Empreinte Humaine x OpinionWay (2022), « Baromètre T9 : Rapport au travail et état psychologique des salariés français post-crise : quelles attentes, quelles solutions ? ».
[10]Antoine Bristelle et François Gemenne (2022), « Enquête climat : L’opinion dans 30 pays. Focus sur la France », Banque européenne d’investissement (BVA) x Fondation Jean Jaurès.
Les imaginaires ont des effets sur le réel. Les approches quantitatives que l’on voit dans les rapports prospectifs se retrouvent à tous les étages dans les organisations et s’ancrent dans des dispositifs organisationnels structurants pour les entreprises.
Dans cette section, nous nous intéressons à la traduction de ces approches au sein des organisations : quelles conséquences sur le management ? qu’est-ce que ça fait au travail, et aux travailleurs ?
Nous proposons deux focus. Un premier sur l’éco-anxiété produite par les dissonances cognitives des salariés entre l’exercice de leur activité professionnelle et ce qu’ils perçoivent des enjeux écologiques. Et un second sur l’activité effective des directions RSE dans les entreprises où dominent un tropisme ingénieriste.
Depuis les années 2000, les données liées à la RSE (Responsabilité Sociale et Environnementale) des entreprises font l’objet d’un suivi précis. Dans une note de France Stratégie, les auteurs rappellent que la multiplication des lois et des normes ont contribué à faire de la RSE un indicateur de plus dans les organisations :
« Le cadre législatif et réglementaire français et européen relatif à la RSE s’est progressivement enrichi, notamment depuis la première loi française relative aux nouvelles régulations économiques (« loi NRE ») du 15 mai 2001, obligeant les sociétés cotées à publier dans leur rapport annuel des données relatives à la prise en compte des conséquences sociales et environnementales de leur activité. »
Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), « RSE et performance globale : mesures et évaluations », France Stratégie.
On peut s’en réjouir. En effet, on peut arguer que ce qui ne se mesure pas n’existe pas. Les multiples rapports d’activité RSE ont l’immense intérêt d’objectiver les démarches, de produire des indicateurs précis, et ainsi de permettre un suivi dans le temps et, éventuellement, un contrôle par des organismes tiers . Depuis 2017, les grandes entreprises soumises à une déclaration de performance extra financière (DPEF) doivent rendre ces rapports publics, puisqu’elles ont l’obligation de publier les données sur leur site internet Les indicateurs sont liés aux thématiques suivantes :
transition énergétique : calcul de l’empreinte carbone, l’optimisation des ressources, la gestion des déchets…
qualité sociale des emplois : conditions de travail, rémunérations, gestion des emplois et des compétences, plans de formations…
qualité du management et de la gouvernance : mesure de la diversité des comités de direction, notamment l’intégration des femmes, indépendance des administrateurs…
relations avec les parties prenantes : choix des fournisseurs et sous-traitants en fonction de critères RSE (respect des droits de l’homme), relations pérennes et éthiques avec les partenaires…
transparence et lutte contre la corruption.
Les entreprises ont donc progressivement intégré ces indicateurs RSE à leurs rapports de gestion pour non seulement se conformer à la loi, mais aussi pour répondre à la demande croissante des parties prenantes externes (agences de notation, investisseurs, société civile) ; c’est ce qu’on appelle le « management environnemental ».
Définition :
Dans la norme ISO 14050, le système de management environnemental (SME) est défini comme une « composante du système de management global qui inclut la structure organisationnelle, les activités de planification, les responsabilités, les pratiques, les procédures, les procédés et les ressources pour établir, mettre en œuvre, réaliser, passer en revue et maintenir la politique environnementale. »
Le management environnemental a plusieurs objectifs, parmi lesquels : l’amélioration de l’image de l’entreprise et des relations avec le voisinage, l’obtention d’une certification environnementale (ex. écolabel), etc.
Ainsi, les normes et les labels se sont multipliés, au risque de devenir foisonnants et difficilement appropriables pour les novices en la matière. France Stratégie rappelle en effet que les pouvoirs publics encadrent fortement la publication des pratiques RSE :
« Au plan normatif, les pouvoirs publics régulent également la dynamique RSE en France en polarisant leur effort sur un référentiel international (ISO 26000) au travers de l’Afnor (représentant la France à l’ISO) et en manifestant sa volonté de valoriser les "bonnes pratiques" par des labels soutenus par l’État sur des thématiques RSE : labels Égalité, Diversité, Handicap, Achats responsables et au travers de la Plateforme RSE, des labels RSE sectoriels (à destination notamment des ETI, PME et TPE). Cette action normative peut manifester le souci des pouvoirs publics d’améliorer la lisibilité de l’offre de labels désormais pléthorique, la transparence des méthodologies utilisées et la priorité donnée à certaines thématiques. »
Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), op. cit.
Si pendant longtemps, la performance globale des entreprises se résumait à leur performance économique et financière, on peut désormais se réjouir que les acteurs intègrent des critères de performance sociale et environnementale. Pour autant, on peut interroger le terme même de « performance ». La performance rend compte des objectifs, des actions et des résultats. On reste alors dans une logique de tableaux de bords et de reporting. Comme le soulignent Fabrice Flipo et Benoît Monange : « Les entreprises certifiées ne se distinguent donc pas forcément des autres parce qu’elles polluent moins, mais parce qu’elles savent comment elles polluent ; les autres l’ignorent, ou du moins doivent mettre en place une comptabilité distincte pour le savoir . »
Si la logique a incontestablement un intérêt (suivi, évaluation, comparaison), elle n’est, en outre, pas neutre du point de vue du travail, notamment pour les équipes chargées du pilotage de la RSE. Aujourd’hui, la RSE est considérée comme un sujet stratégique pour la plupart des dirigeants, mais cela n’a pas toujours été le cas. Plusieurs personnes que nous avons interrogées dans ce rapport témoignent des difficultés rencontrées par les professionnels en charge de fonctions RSE ; les organisations ne disposent pas toujours, ni des moyens, ni de la légitimité nécessaire pour atteindre leurs résultats :
« À l’époque, dans les années 2010, il faut se rendre compte que la personne que tu mettais au Développement Durable, c’était la jeune engagée, souvent brillante, mais dont tu ne savais pas vraiment quoi faire. Elle était seule ou elle gérait une toute petite équipe, un stagiaire tout au plus. Son rôle consistait à produire des rapports que personne ne lisait. Aujourd’hui, la transformation est fulgurante, les directeurs RSE sont parfois membres du COMEX ! En termes d’impact, ça change tout. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
Dans certaines structures, notamment les petites entreprises, il arrive que les fonctions RSE soient encore déléguées à un stagiaire ou un alternant. Ce choix a une portée symbolique non négligeable ; le stagiaire, en position d’apprentissage, n’a pas la maturité professionnelle nécessaire pour mener des opérations stratégiques. Dans le cadre de la multiplication des normes et des lois, cela fait reposer sur des jeunes une responsabilité importante, voire démesurée. Nous avons ainsi rencontré Anna Zelcer-Lermine, 23 ans, qui a accepté de témoigner de son burn-out. Pour sa première année d’alternance, elle a été chargée RSE dans une entreprise de téléachat. Elle était alors la seule responsable de la RSE pour un groupe d’une centaine de personnes. Parmi ses missions : faire le bilan carbone et le plan de mobilité de l’entreprise, trouver une solution pour la gestion des déchets et le suremballage suite à la loi AGEC. Elle a ensuite enchaîné dans une autre PME, d’informatique cette fois. Elle se retrouve à mettre en œuvre, seule, une réorganisation RH (référentiel de compétences, grilles de salaire, aménagement du temps pour les salariés en situation de handicap, etc.). Sur le volet environnemental, elle fait le premier inventaire informatique du groupe, essaie de pousser des offres d’éco-conception… Le plus difficile selon elle : « se retrouver en sandwich entre deux pressions contradictoires, les salariés d’une part qui ont beaucoup d’attentes en terme de bien-être, et la direction qui a des attentes totalement différentes » Une sensation d’être pris en étau bien connue des chargés de projet, et qui témoigne de la précarité organisationnelle des postes qui portent le changement en entreprise.
La souffrance naît de la frustration et de l'impuissance de cette pression contradictoire. « J’ai envie de bien faire. Je suis la personne référente sur ces questions, mais ça n’avance pas parce que mes collègues ignorent mes emails ou ne me répondent pas… alors que tout est urgent ! Le rouage, c’est moi … » nous souffle Anna. Un phénomène que constate plus largement Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes : « Parmi les jeunes qu’on accompagne, il y a beaucoup de burn-out militants : ils donnent énormément et ne s’arrêtent pas ; ils ont l’impression de porter la fin du monde sur leurs épaules . »
[1] Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), « RSE et performance globale : mesures et évaluations », France Stratégie.
[2] Dans la note de France Stratégie, on lit ceci : « Il ressort que le reporting des entreprises est de plus en plus « fiabilisé » par l’évaluation des données publiées par un OTI (crédibilisation de l’information publiée et validation du respect du cadre légal). La mission de vérification des OTI, prévue à l’article L. 225-102-1 du code de commerce, vise à donner un avis sur la sincérité et sur les procédures du processus de reporting. » (Ibid.).
[3] Sont concernés les groupes ou entités dont l’effectif moyen est supérieur à 500 salariés permanents ; les entités cotées et assimilées, dont le chiffre d’affaires net dépasse 40 millions d’euros ou dont le total du bilan dépasse 20 millions ; entités non cotées dont le chiffre d’affaires net ou le total du bilan dépasse 100 millions d’euros. Voir : Ministère de la Transition énergétique (2021), « Le rapportage extra-financier des entreprises », ecologie.gouv.fr.
[4] Frédéric Lehmann et Laurence Vandaele (2019), op. cit.
[5] Benoît Monange et Fabrice Flipo, « Extractivisme : lutter contre le déni. La matérialité écologique de l’activité économique », Écologie & Politique, n°59, 2019, p. 19.
[6] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[7] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, réalisé le 9 août 2022.
[8] Ibid.
[9] Entretien avec Claire Pétreault, op. cit.
En pleine révolution industrielle, l’approche ingénieriste du monde pénètre le monde du travail. En 1911, Taylor pose les principes de l’organisation scientifique du travail (OST) . Son objectif est alors d’accroître la productivité des ouvriers dans les usines. Les deux principes clés du taylorisme sont la division horizontale du travail (les ouvriers effectuent des gestes élémentaires, précis et répétitifs) et la division verticale du travail (la conception du travail est réservé aux « cols blancs » tandis que les ouvriers, les « cols bleus », exécutent les tâches pensées par les premiers). Henry Ford prolonge les principes de l’OST en cherchant à atteindre « the one best way » pour chaque ouvrier. L’idée est alors d’optimiser et de contrôler le travail afin de maximiser la productivité .
Cette conception du travail irrigue les méthodes de management moderne. Des Trente Glorieuses à aujourd’hui, de nombreuses organisations se sont inspirées des principes du taylorisme. Division horizontale du travail, contrôle de la production, standardisation des process, reporting… le management est présenté comme une science, censée être neutre et impartiale. Nous savons désormais que ce type de management qualifié de « top-down » – qui repose sur le contrôle et l’atteinte des objectifs individuels – contribue fortement à l’augmentation de la souffrance au travail .
Dans Du Labeur à l’ouvrage, Laetitia Vitaud montre comment l’industrie automobile a servi de matrice pour toute l’économie de masse du XXe siècle, que l’on pense à l’organisation du travail dans des secteurs comme la grande distribution ou la restauration rapide . Durant les Trente Glorieuses, on organise la production de biens et de services sous ce modèle gestionnaire et on trouve des contreparties pour les salariés ; c’est ce qu’on appelle le « compromis fordiste ». Le travail se rapproche alors du « labeur » (division des tâches, rigidité des horaires et du lieu de travail, lien de subordination institué par le salariat), mais en contrepartie, les salariés bénéficient d’un certain nombre d’avantages : stabilité du travail offerte par le CDI, augmentation du pouvoir d’achat, protection sociale, avantages sociaux, congés payés, etc. Ces acquis sont le résultat de luttes collectives. Tout au long du XXe siècle, les salariés, au sein d’organisations syndicales et professionnelles, se mobilisent pour contrevenir à la pénibilité de l’OST et obtenir des contreparties matérielles et sociales (accès au logement via l’accord de prêts bancaires, à la santé via la protection sociale, aux loisirs via les congés payés…). Ce compromis fordiste s’est aujourd’hui considérablement effrité.
Durant la crise du COVID, le recours massif au télétravail a mis en lumière les failles du management traditionnel, encore largement imprégné d’un mode « command and control ». Schématiquement, le manager vise en priorité l’atteinte des objectifs chiffrés et la performance de son équipe. Son rôle est de planifier et piloter l’activité, de contrôler que le travail a été fait selon les procédures – il passe un temps certain à s’assurer que le reporting et les tableaux de bord sont à jour. Dans les organisations, le management « command and control » va avec une culture du présentéisme ; on mesure l’engagement des salariés à l’aune des heures passées au bureau et l’attention portée au collectif compte moins que la performance économique. La crise sanitaire a largement participé à la remise en question de ce type de management qui laisse peu de place à la co-construction, à l’autonomie et à la confiance, qui sont pourtant au cœur des revendications actuelles.
[1] Frederick W. Taylor (1911), The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers Publishers [2e édition].
[2] Pour une histoire du management, voir : Thibault Le Texier (2016), Le maniement des hommes : Essai sur la rationalité managériale, La Découverte.
[3] Nous avons détaillé ces phénomènes dans une précédente note : Yaël Benayoun et Pauline Rochart (2020), « Cultiver les liens d’appartenance à l’entreprise », Utopies x Groupe BPCE. Consultable sur demande.
[4] Laetitia Vitaud (2019), Du Labeur à l’ouvrage, Editions Calmann Levy.
Face à la pression des enjeux écologiques, de plus en plus d’organisations se lancent dans de grands projets de transformation de leur modèle. On ne peut que s’en réjouir. Dans l’étude réalisée par Occurrence pour la Fondation The Adecco Group, près de 40 % des dirigeants interrogés déclarent mettre en place des actions qui s’inscrivent dans des projets d’ordre stratégique pour l’entreprise. Néanmoins, comme tout grand projet, les redirections écologiques ne sont pas à l’abri des échecs ; on estime à à peine un tiers le taux de succès des projets de transformation . Dans l’étude d’Occurrence, près d’un dirigeant sur quatre admet que les actions en faveur de la transition écologique, tout type d’actions confondu, manquent d’efficacité. Les salariés sont encore plus critiques et sont près de 50% à interroger la pertinence des projets mis en œuvre dans leur entreprise . Les trois premières raisons d’échec évoquées sont : le manque d’engagement des équipes, le coût trop élevé des actions initiées et leur inadéquation à l’organisation . En d’autres termes : des projets considérés comme « hors sol » et non appropriés par les équipes.
Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, travaille avec ses étudiants sur ces « utopies qui ne passent pas du point de vue du travail ». Parmi les projets proposés dans le cadre du master « Travail et Transitions Écologiques et Sociétales », elle remarque que peu d’organisations, privées comme publiques, soignent la phase d’élaboration et prennent le temps de diagnostiquer les besoins en termes de ressources, de compétences et d’organisation du travail. Les étudiants sont face à des projets tentaculaires déconnectés des possibilités réelles de mise en œuvre. « Le rôle de nos étudiants est d’amener les organisations à repenser ce qui est faisable ou non, c’est-à-dire à remettre à plat les projets, quitte à en abandonner provisoirement certaines dimensions » résume-t-elle.
Pour Valérie Pueyo, cette déprise du réel est en partie liée au mode de financement des projets de transition. Cela est d’autant plus prégnant pour les projets issus du secteur public ou d’entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS) qui reposent essentiellement sur des financements extérieurs – subventions, commandes publiques ou mécénat. Les financements étant de plus en plus rarement accordés à la totalité d’un projet, les acteurs sont contraints de cumuler les demandes et se retrouvent pris dans un millefeuille de dispositifs qui, tous, imposent des contraintes et des critères d’évaluation spécifiques. Ces enchevêtrements non anticipés complexifient les projets au risque de les rendre irréalisables.
Parmi les projets de ses étudiants, Valérie Pueyo nous en partage un qui illustre le phénomène. Une association avec un projet d’épicerie solidaire cherche des financements pour racheter un fonds de commerce. Au départ, le projet est jugé « trop simple » par les financeurs. Au fil des dépôts de dossiers, le projet se complexifie et cumule plusieurs objectifs : insertion sociale pour des publics éloignés de l’emploi, formation professionnelle, éducation à des pratiques d’alimentation durable, conseil auprès de professionnels de l’agro-alimentaire, etc. L’association obtient alors d’importants financements sans que la faisabilité du projet ne soit réellement éprouvée. Pendant deux ans, l’énergie des porteurs du projet a entièrement été consacrée aux recherches de financement.
Le paradoxe est le suivant. On a des procédures de financements qui favorisent, en affichage, l’émergence de projets complexes et systémiques, et qui, dans la pratique, s’avèrent être des obstacles à la concrétisation des projets lauréats. On reste dans des approches gestionnaires classiques qui sont aveugles au travail et laissent peu de place à l’innovation sociale et à l’expérimentation Comme nous le confiait Jacques-François Marchandise, cofondateur de l’Association pour la Fondation d’un Internet Nouvelle Génération (Fing) à l’occasion d’une précédente enquête que nous avons réalisée sur la médiation numérique :
« Pour rentrer dans les cases des dispositifs de financement, il faut être dans une logique de massification et répondre à une lourdeur administrative qui ne correspond pas à la subtilité des dispositifs dont on a besoin sur les territoires. Nous devons travailler sur la trajectoire des différents acteurs, les synergies… en d’autres termes non pas sur le contenu des projets, mais sur les terreaux qui les rendent possibles. C’est un travail de dentelle ! On est à l’opposé de la commande industrielle qui est faite aux porteurs de projet. »
Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
Les approches gestionnaires privilégient des projets faciles à suivre pour le financeur, des projets qui rentrent dans des cases déjà pré-établies. En somme, ce sont des financements normatifs qui imposent des modes de fonctionnement sans regarder les terreaux existants. Il n’y a peu d’espaces pour les projets réellement innovants qui proposent d’expérimenter de nouveaux modèles juridiques, économiques ou sociaux. Personne ne prend le temps, par exemple, de visiter les candidats ou d’échanger avec les différentes parties-prenantes pour avoir une dimension plus qualitative, plus terrain des dossiers et pouvoir évaluer la maturité des projets, non pas uniquement dans leur conception abstraite – qui peut par ailleurs reposer sur une plume isolée – mais dans leur « chair » organisationnelle : quel ancrage territorial, quel maillage entre les initiatives, qu’est-ce qui fait le lien entre les acteurs, quelles habitudes de travail déjà existantes, sur quoi repose le contrat de confiance entre les différentes parties-prenantes, etc. C’est en ce sens que Valérie Pueyo parle du travail comme d’un verrou : « On ne passera pas au développement durable si on ne prend pas soin du travail et du travaillé ; le travail peut être un réel verrou aux projets de transformation »
[1] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
[2] Marc Chastaing (2019), « », Les Échos.
[3] « Évaluation de l’efficacité des actions mises en place en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 88.
[4] « Actions mises en œuvre dans la démarche de transition écologique », op. cit., p. 90.
[5] Entretien avec Valérie Pueyo, réalisé le 9 août 2022.
[6] Ibid.
[7] Cela a bien été documenté pour le secteur associatif : Lionel Prouteau et Viviane Tchernonog, « », Revue française d’administration publique, n°163, pp. 531-542.
[9] Un travail gagnerait à être conduit sur la typologie des projets retenus et l’homogénéité sociale des lauréats dans le cadre des appels à projets publics.
Le travail peut s’avérer être un verrou à tous les moments de la vie d’un projet. Ou plus précisément, la non prise en compte des conditions matérielles de réalisation d’un projet au moment de sa conception a des conséquences qui peuvent se répercuter à chaque étape de son opérationnalisation et entraîner de vives résistances. Un des exemples les plus frappants que nous avons rencontré nous a été rapporté par un cabinet de conseil en numérique responsable.
Définition :
Adopter une démarche dite de numérique responsable consiste pour une entreprise à réduire de l’empreinte sociale, économique et environnementale du numérique des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Les démarches de numérique responsable recouvrent habituellement trois types d’action : la réduction de l’empreinte environnementale des systèmes d’information (« Green IT »), l’utilisation du numérique pour optimiser sa consommation (« IT for green »), et la conception responsable des services numériques [1].
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
Une des missions du cabinet était d’accompagner un groupe mutualiste dans la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de numérique responsable. Une équipe de consultants a travaillé plusieurs mois avec le comité de direction à la définition de cette stratégie, avant de la présenter aux managers, puis à l’ensemble des équipes pour le déploiement. Et là, blocage. Le projet est rejeté en bloc par les équipes opérationnelles. Conclusion des consultants : les équipes ne sont pas matures, elles ne comprennent pas les enjeux de la nouvelle stratégie. Leur proposition : dispenser des formations aux équipes opérationnelles et revenir dans quelques années « en espérant que les mentalités aient changé». L’approche retenue est purement descendante ; à aucun moment, les consultants ne pensent à aller voir les équipes pour les écouter sur leur compréhension propre des enjeux et les raisons de leur rejet. Par défaut, s’il y a une « résistance » au changement proposé, c’est de l’ignorance, de la mauvaise volonté ou de la peur. Bref, c’est de la faute d’individus non rationnels, guidés par leurs émotions. Une condescendance confondante… et pourtant, si courante. Dans un entretien que nous avons mené pour l’Observatoire du BTP, la directrice RSE d’un grand constructeur routier avait déploré la résistance des opérateurs et avait ainsi conclu :
Les directeurs portent le sujet [de la transition écologique], mais c’est compliqué sur les chantiers. Pourtant, on a fait un kit… mais ça ne prend pas. Donc là, on est en train de tout refaire avec de la facilitation graphique pour que ce soit encore plus simple
Cette incapacité à remettre en question la stratégie définie et à donner du crédit aux opérateurs directement concernés par les mesures déployées est symptomatique des approches technocratiques qui font passer l’expertise technique avant la compréhension des facteurs humains et sociaux. Pourtant, pour reprendre une formule de Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier, tous trois psychologues du travail : « les gens, en général, les manutentionnaires en particulier, ne sont pas des crétins sociaux ». Dans l’absolu, personne n’est contre mettre en place une démarche responsable et vertueuse dans son entreprise. Mais précisément, les grands plans de transformation n’arrivent jamais dans l’absolu, ils sont déployés dans un contexte spécifique, avec des jeux d’acteurs et de pouvoir singuliers. Comme le rappellent ces trois psychologues du travail dans leur article de référence « Comprendre la résistance au changement » :
« Même lorsqu'un travailleur refuse de porter son casque, même lorsqu'il prend des risques qu'il pourrait éviter, même lorsqu'il est réticent à une campagne de prévention, sa conduite n'est pas absurde, elle a toujours un sens. »
Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
En échangeant avec une des consultantes du cabinet de conseil en numérique responsable, nous nous sommes rendues compte que la stratégie définie avec le comité de direction allait avec un certain nombre d’objectifs qui n’avaient pas été confrontés aux objectifs déjà existants. Comme dans beaucoup de cas, les objectifs s’accumulent au fur et à mesure des projets, et les opérateurs se retrouvent en face d’injonctions contradictoires auxquelles ils ne peuvent répondre. Le plan de déploiement avait été pensé sans regarder la cohérence d’ensemble et la manière dont les employés jonglaient d’ores et déjà avec les contraintes actuelles.
Dans un autre registre, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, rappelle que les projets de transition entraînent des changements de métier évidents, qui « peuvent remettre en cause des savoir-faire, et donc des rentes de savoir expérientiel ». Il prend l’exemple du passage des ampoules halogènes aux LED (diodes électroluminescentes) dans le secteur du spectacle vivant. Le rejet a été massif au début. D’abord, parce que les premières LED n’étaient pas au niveau des ampoules halogènes : lumière jugée « moche » et non exploitable sur les plateaux. Mais le facteur déterminant a été le risque identifié par les techniciens spécialisés dans l’halogène de « se faire passer devant » par un jeune qui aura appris à se servir des LED en école.
L’attention portée aux pratiques de travail et à leurs représentations est d’autant plus importante que la souffrance au travail a atteint des seuils critiques, dans tous les secteurs. Le dernier baromètre sur la santé mentale des salariés en France réalisé par OpinonWay pour le cabinet Empreinte Humaine chiffre à plus de 40 % le nombre de salariés en situation de détresse psychologique, c’est-à-dire présentant des symptômes combinés d’épuisement et de dépression Un chiffre qui laisse présager l’ampleur de la détresse psychologique et sociale sur l’ensemble de la population française. David Irle note ainsi qu’en ce qui concerne le secteur culturel, on parle d’un secteur « au bord de l’explosion » :
Le secteur a toujours été en débordement… c’est globalement accepté, mais avec la crise sanitaire, on a atteint de telles proportions que les individus sont au bord de la rupture. […] Le secteur est travaillé par le sens, dans un contexte où la planète ne va pas bien. C’est difficile, et il ne faut pas oublier que la plus grande majorité du personnel a une grosse colère, une grosse frustration. Beaucoup expriment l’envie de faire les choses différemment, mais ils ont l’impression d’être à des endroits d’impuissance, à des postes de simple exécution .
Dans des contextes professionnels et sociaux aussi tendus, les changements ne peuvent pas se décréter d’en haut, sans travailler avec ceux sur qui reposent toute la force de production. Un constat que même un cabinet de conseil comme McKinsey rejoint : « la vérité dérangeante est que la plus grande partie de l’énergie dépensée à vouloir communiquer [sur leur histoire du changement] serait bien plus efficace si on la passait à écouter, au lieu de parler ».
[2] Propos issus d’un entretien informel avec l’une des consultants lors d’un événement organisé par l’INR.
[3] Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
[5] Ibid.
[6] Entretien avec David Irle, op. cit.
[7] Empreinte Humaine x OpinionWay (2022), op. cit.
[8] Entretien avec David Irle, op. cit.
[8] Entretien avec Jacques-François Marchandise, réalisé en avril 2021 pour la rédaction de l’Appel à manifestation d’intérêt (AMI) « », porté par le Programme Société numérique de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (Anct) dans le cadre du plan France Relance.
[10] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit. Voir également les travaux de Serge Volkoff, notamment : Serge Volkoff et Anne-Françoise Molinié (2010), « », Travail et santé, pp. 175-188.
[1] Nous avons repris la définition proposée dans le porté par le think tank de l’Institut du Numérique responsable (INR).
[4] Christophe Dejours, Dominique Dessors et Pascale Molinier (1994), « », Documents pour le médecin du travail, n°58, INRS.
[9] Scott Keller et Carolyn Aiken (2009), « », McKinsey & Company, p. 4. Citation complète : « Well-intentioned leaders invest significant time in communicating their change story. Roadshows, town halls, magazines, screen-savers and websites are but a few of the many approaches typically used to tell the story. Certainly the story (told in five ways!) needs to get out there, but the inconvenient truth is that much of the energy invested in communicating it would be better spent listening, not telling. »
Zoom sur l’éco-anxiété
Au-delà de l’approche gestionnaire, le tropisme ingénieriste amène un mode particulier de penser son action sur le monde. Pour un problème donné, il s’agit de trouver des solutions « toute chose égale par ailleurs ». Or, dans un contexte économique tendu, hautement concurrentiel et de moins en moins prévisible, quelles sont les variables d’ajustement qui restent aux entreprises selon ce prisme ?
Dans les années 2010, on a vu fleurir dans les séminaires de direction l’acronyme VUCA pour « Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity ». Ce terme, d’abord utilisé par l’armée américaine dans les années 1990, s’est progressivement immiscé dans le monde du travail. Dans un article du magazine Forbes, « Manager son organisation en mode VUCA », on y lit ceci : « l’entreprise doit s’adapter en permanence à son marché, se préparer à des réalités de plus en plus globales, elle s’inscrit alors dans une dynamique du changement agile et rapide ». Deux choses sont intéressantes ici. Premièrement, le cadre non discutable de l’équation est le marché, en d’autres termes : les contraintes macro-économiques fixées par les politiques industrielles et le fonctionnement du système économique dans sa forme actuelle. Il n’est question ni des limites planétaires, ni de justice sociale, et encore moins de choix politiques que pourraient faire les entreprises pour agir sur ces contraintes macro (ex. actions de plaidoyer ou de lobbying, actions en justice , etc.). Deuxièmement, les variables d’ajustement se situeraient au niveau des entreprises qui doivent être en capacité de s’inscrire « dans une dynamique du changement agile et rapide. »
« Agile », le mot est lancé. Quand on regarde plus précisément, il apparaît que ce mot d’ordre n’est pas tant adressé aux entreprises… qu’à leurs salariés. Ce sont eux qui doivent s'adapter à un contexte de changement perpétuel : on recherche des travailleurs dotés de grandes « capacités d’adaptation » et d’un « esprit flexible ». Ce n’est ainsi pas un hasard si l’on parle de « talents ». Cela correspond à une vision de l’entreprise qui, en plus d’être aveugle au travail, nie les organisations. Si on tire le fil, l’entreprise ne serait qu’une somme d’individus face au marché. La sociologue Danièle Linhart met en garde contre ce type d’approche hyper-individualisante, qui par ailleurs ne concerne pas uniformément tous les salariés . Tout d’abord, le fait d’exalter certaines aptitudes comportementales (le sens du défi, la passion…) au détriment des qualifications et de l’expérience n’est pas sans conséquence du point de vue des risques psycho-sociaux. À force de motiver les salariés sur un registre presque narcissique (la réalisation de soi, l’épanouissement, la reconnaissance), la désillusion est d’autant plus forte lorsqu’il faut faire face à une situation d’échec. Cela est particulièrement vrai pour les jeunes cadres qui, après avoir évolué trop rapidement, se retrouvent face à des situations de mise en incompétence : « stimulés sur le registre narcissique, les voilà attaqués dans leur image de soi et leur confiance en eux », souligne la sociologue. Cette situation concerne notamment les jeunes salariés engagés sur les questions sociales et environnementales, qui se retrouvent à des postes à responsabilité en matière de RSE mais qui n’ont pas toujours les moyens de bien faire leur travail – moyens contraints, équipe restreinte, réseau limité, etc. (voir « 1.2.3. L’isolement de la fonction RSE » ).
En outre, Danièle Linhart se penche sur le changement permanent que vivent les organisations. La multiplication des « plans de transformations », qui survient dans un contexte où les mouvements collectifs du travail s’effacent au profit d’une logique individualiste, rendrait les salariés plus vulnérables. Lorsque les salariés ne peuvent plus se fier à leur expérience, ni à leurs compétences, Danièle Linhart parle de « précarisation subjective ». La perte de sens peut provenir de cette déstabilisation permanente ; la dévalorisation des connaissances et de l'expérience acquise, au profit de la seule capacité d’adaptation, est un facteur déterminant de la souffrance au travail. Dans un contexte de financiarisation de l’économie et d’intensification du travail qui a culminé dans les années 2000 avec plusieurs vagues de suicide (parmi les plus médiatisées, voir l’Affaire France Télécom), le harcèlement moral et, plus largement, la souffrance psychologique au travail deviennent un sujet de santé publique ; deux lois sont promulguées dans la foulée pour rappeler la responsabilité de l'employeur en matière de protection de la santé physique et mentale du salarié .
Dans Le travail à cœur : Pour en finir avec les risques psycho-sociaux, le psychologue du travail Yves Clot rappelle que les salariés, tous les salariés, ont besoin de se reconnaître dans ce qu’ils font. Pour lui, « l’enjeu ce n’est pas la qualité de vie au travail, mais la qualité du travail tout court ». Or, les méthodes de management basées sur le chiffre et la procédurisation des organisations concourent à un mal-être organisationnel dans la mesure où elles ignorent l’activité réelle pour ne regarder que les résultats obtenus. Selon Yves Clot, « c’est parce que les organisations ne leur donnent plus les moyens de faire un travail défendable à leurs propres yeux que beaucoup de gens en font une maladie ». Il développe ainsi la notion de « travail empêché » : les salariés ont le sentiment de ne pas pouvoir faire ce que l’on attend d’eux, ni de délivrer un travail de qualité pour leurs usagers ou leurs clients. C’est l’un des facteurs à risque considéré comme le plus important dans l’apparition de symptômes psychiques. Que l’on pense aux soignants – pris en étau par une politique du chiffre et la dégradation de leurs conditions de travail – aux enseignants ou encore aux cadres des entreprises de services, cette situation concerne de nombreux secteurs.
Lorsque l’on parle de souffrance au travail, les psychologues ont souvent recours à la notion de « dissonance cognitive ». Lorsqu’un salarié agit en contradiction avec ses valeurs, avec ce qui lui semble juste, il se retrouve dans un état psychologique inconfortable. En effet, la cohérence éthique est une des dimensions du sens du travail avec le sentiment d’utilité sociale et la capacité de développer son potentiel (voir « 2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail »). Or, pour de nombreux travailleurs, la cohérence éthique est mise à mal dans un contexte de « gouvernance par les nombres », pour reprendre les termes du juriste Alain Supiot . Si l’on ajoute à cela la prise de conscience de la crise écologique, la dissonance cognitive prend la forme d’un phénomène de plus en plus médiatisé : l'éco-anxiété. Conscients de la gravité de la situation climatique, de plus en plus de personnes se disent « éco-anxieux » et se débattent avec des injonctions contradictoires dans leur environnement de travail.
Définition :
À ce jour, il n’existe pas de définition de l’éco-anxiété qui fasse l’objet d’un consensus d’un point de vue médical. Néanmoins, une note très complète de la Fondation Jean Jaurès consacrée au sujet propose de se référer à la définition de chercheurs australiens et néo-zélandais :
« L’éco-anxiété est un terme qui rend compte des expériences d’anxiété liées aux crises environnementales. Il englobe « l’anxiété liée au changement climatique » (anxiété spécifiquement liée au changement climatique anthropique), tout comme l’anxiété suscitée par une multiplicité de catastrophes environnementales, notamment l’élimination d’écosystèmes entiers et d’espèces végétales et animales, l’augmentation de l’incidence des catastrophes naturelles et des phénomènes météorologiques extrêmes, la pollution de masse mondiale, la déforestation, l’élévation du niveau de la mer et le réchauffement de la planète . »
Dans cette note, on apprend par ailleurs que la notion d’éco-anxiété a une visibilité croissante dans le débat public, notamment depuis 2019 – date à laquelle la France connaît deux vagues de chaleur exceptionnelles.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « The Hogg Eco-Anxiety Scale: Development and validation of a multidimensional scale », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
Dans une note de la Fondation Jean Jaurès consacrée à l’éco-anxiété, le politologue Eddy Fougier rappelle qu’il n’existe pas à ce jour d’enquête officielle sur l’éco-anxiété en France . Cependant, l’auteur ajoute qu’il est possible de tirer un portrait approximatif des « éco-anxieux » à partir des résultats d’une enquête en ligne menée par la psychothérapeute Charline Schmerber en 2019 :
« Ces « éco-anxieux » sont des jeunes (46 % ont moins de 35 ans et 74 % ont moins de 45 ans), des femmes (65 %), des citadins (42 % vivent dans des agglomérations de plus de 100 000 habitants), des diplômés (38 % ont un niveau Bac+5, 76 % ont au moins un niveau Bac+2 et 84 % au moins un niveau Bac) et des CSP+ (41 % sont cadres, cadres supérieurs et professions libérales). Les trois principaux secteurs dans lesquels les individus qui ont répondu à cette enquête travaillent sont les secteurs de la santé et de l’action sociale, de l’éducation et de la formation et du développement durable. »
Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
Des chiffres qu’il serait intéressant d’actualiser post-covid . Suite à une étude exploratoire sur l’éco-anxiété dans le spectacle vivant réalisé en 2022, David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, retrouve un peu près les mêmes profils, mais il en tire des conclusions différentes . Selon lui, deux facteurs sont particulièrement déterminants dans les profils « éco-anxieux » : la connaissance des enjeux, et l’exposition des métiers aux publics. Il note ainsi que si les femmes sont plus représentées parmi les éco-anxieux, c’est aussi parce qu’elles sont majoritaires dans les métiers de supports (communication, diffusion, relations publics) – alors que les hommes sont plus nombreux parmi les techniciens ; elles servent ainsi de « paratonnerre » à l’ensemble du secteur. Concernant la connaissance des enjeux, cela recoupe fortement les variables d’âge dans la mesure où les jeunes apparaissent aujourd’hui les mieux informés et les plus radicaux dans leurs attentes vis-à-vis du monde du travail.
En effet, l’année 2022 a été marquée par les prises de parole de jeunes diplômés alertant sur la dissonance cognitive que constituait, pour eux, le fait de travailler dans une entreprise dont les activités étaient néfastes pour la planète tout en ayant de solides convictions écologiques (voir « 2.2. En recherche de sens et de cohérence éthique, que font les travailleurs ? »). Si cette situation concerne en priorité les cadres et les plus diplômés, elle est tout de même un signal faible dont les professionnels des ressources humaines doivent tenir compte. Une autre étude, menée cette fois par l’Apec signale que 84 % des cadres sont préoccupés par la situation climatique dont 52 % se disent angoissés et que 3 cadres sur 4 envisagent de ne pas rejoindre une entreprise dont les activités sont néfastes pour l’environnement .
La prise de conscience écologique est donc croissante et pourrait modifier durablement le rapport au travail. La perte de sens au travail n’est pas apparue en 2019 avec le phénomène d’éco-anxiété, ses manifestations sont visibles depuis le début des années 2000 – date à laquelle les productions sur la souffrance au travail se sont multipliées – et ses causes organisationnelles sont en partie connues (approches gestionnaires du management, changements permanents, valorisation des « soft skills » au détriment des qualifications professionnelles, etc.). Néanmoins, comme le souligne Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes, média à destination des « jeunes de la transition écologique » : « l'éco-anxiété agit comme une variable qui démultiplie tout ». Aujourd’hui, au « travail empêché » s’ajoute une nouvelle dissonance cognitive : celle de ne pas agir au quotidien pour la préservation de l’environnement.
[1] Linda Hellal (2019), « Manager son organisation en mode VUCA », Forbes.
[2] Voir par exemple, l’action en justice menée par Patagonia contre la suppression de réserves naturelles par le gouvernement Trump en 2017 (« The President Stole Your Land and Your Were Lied To »).
[3] Il semblerait qu’il y ait une dichotomie dans les politiques menées au sein des entreprises entre d’un côté les « talents » (population qualifiée de type cadre), et de l’autre, des professions soumises à des automatisations successives qui ont peu de marges de manœuvre dans leur activité (opérateurs ou ouvriers à basse qualification par exemple).
[4] Danièle Linhart, op. cit.
[5] Premièrement, l’article L. 4121-1 du Code du travail : l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale de ses salariés. Ensuite, l’article L 1152-1 : aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
[6] Claude-Emmanuel Triomphe (2010), « Yves Clot : le travail souffre, c’est lui qu’il faut soigner ! », Metis Europe.
[7] Ibid.
[8] Alain Supiot (2015), La Gouvernance par les nombres : Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard.
[9] Teaghan L. Hogg, Samantha K. Stanley et al. (2021), « The Hogg Eco-Anxiety Scale: Development and validation of a multidimensional scale », Global Environmental Change, n°71. Cité dans Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
[10] Eddy Fougier (2021), « Exo-anxiété, analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès.
[12] Par ailleurs, la Fondation précise qu’il faut être prudent avec ces chiffres : « Plus de 1 200 personnes ont répondu à l’enquête en ligne de Charline Schmerber, qui ne se veut pas représentative de ce que pense la population française. Les répondants sont des personnes qui se montrent sensibles à cette thématique de l’éco-anxiété puisqu’ils sont plus de 90 % à affirmer que la dégradation de l’environnement crée chez eux un sentiment d’anxiété. » (Ibid.).
[13] Entretien avec David Irle, réalisé le 2 septembre 2022. L’étude mentionnée a été réalisée dans le cadre du projet Objectif 13, porté par la Collaborative, et financé par l’ANACT dans le cadre du Fonds pour l'amélioration des conditions de travail (Fact).
[14] Apec (2022), « L’économie verte : des métiers cadres qui émergent ou se transforment de plus en plus », Compétences Métiers & Société.
[15] En 1998, le psychiatre Christophe Dejours publie Souffrance en France (Seuil). En 2002, la psychiatre Marie-France Hirigoyen publie Le Harcèlement moral (La Découverte). Ces deux essais connaissent un succès retentissant. Pour autant, plusieurs psychologues du travail alertent sur le risque d’instrumentaliser les risques psychosociaux, et ainsi de masquer l’enjeu politique des conflits en entreprise. Voir : Margherita Nasi (2016), « Souffrance au travail, oubliez le psychologue ! », Le Monde.
[16] Entretien avec Claire Pétreault, réalisé le 15 juin 2022.
L’absence de place laissée à la question du travail dans les organisations n’est pas sans incidence sur leur capacité de transformation. Dans cette section, nous explorons les conséquences de l’imaginaire « ingénieriste » sur la conception et la mise en œuvre des projets de transition.
Nous avons retenu trois situations qui correspondent à trois étapes de la vie d’un projet : le financement, le déploiement et la pérennisation. Pour chacune de ces étapes, nous explorons où se situent les risques d’échec à partir des manières de faire dominantes. La phase financement, nous permet ainsi de regarder les conséquences de l’approche gestionnaire dans la sélection et le suivi des projets soutenus. La phase de déploiement est l’occasion pour nous d’interroger la conduite du changement « top-down » au sein des organisations. Et enfin, nous regardons les conditions de pérennisation à partir de cas de projets de transition qui ont été menés, puis abandonnés dans le domaine agricole.
Le cas des « dé-conversions » agricoles
Dans les deux précédentes sous-sections, nous avons rapidement exploré les risques que pouvaient entraîner les approches « ingénieristes » aujourd’hui dominantes dans deux situations précises : le financement des projets, et la conduite du changement. Deux moments-clés qui déterminent les conditions de possibilité – ou de non possibilité – d’un projet. Dans cette dernière sous-section, nous prenons le sujet un peu différemment, en nous intéressant aux projets de transformation qui ont été financés, qui ont été conduits, qui d’une certaine manière ont abouti, mais dont les porteurs ont décidé d’y mettre fin pour revenir à leur mode de fonctionnement antérieur.
L’exemple qui nous a été partagé plusieurs fois et qui nous semble le plus parlant, est le cas d’agriculteurs qui se sont « dé-convertis », c’est-à-dire qu’ils sont passés à l’agriculture biologique, puis ont fait le choix de retourner, après quelques mois ou années, et malgré les investissements réalisés (achat de matériels, formations, etc.), au système conventionnel. Il y a bien évidemment des raisons conjoncturelles. La filière bio connaît une importante crise . Depuis un an, les prix à la consommation ne cessent d'augmenter ; l’inflation atteint son plus haut taux avec l’alimentaire (+12 % en novembre 2022). L’explosion des prix a des conséquences sur les pratiques d’achat, avec notamment une nette progression de la demande pour les « premiers prix ». Peu soutenue par l’État et la grande distribution, la filière bio est victime d’une baisse brutale de la consommation mesurée à -5%, ce qui n’est pas sans répercussions sur les fermes Néanmoins, les cas qui nous ont été rapportés ne sont pas liés au contexte actuel, et renvoient plutôt à des causes structurelles.
L’agriculture a une place particulière dans la crise écologique. Le modèle dominant conventionnel repose sur une logique de maximisation de la production agricole. Il dépend de l’utilisation d’intrants techniques et chimiques qui rendent possible le contrôle des processus biologiques et une certaine maîtrise des aléas environnementaux. Nous savons aujourd’hui que cette prédation sur la nature a une part de responsabilité dans la crise écologique : dégradation de la qualité de l’air pollution de l’eau et épuisement des sols , sans oublier l’altération conséquente de la biodiversité Crise écologique qui elle-même, en retour, a des effets sur les exploitations ; l’un des plus médiatisé cette année concerne les phénomènes de fortes chaleurs et de sécheresse qui impactent le rendement des cultures et accélèrent la décapitalisation du cheptel français (réduction croissante du nombre de bêtes d’élevage)
L’hypertechnicisation prônée par l’agro-industrie a aussi des conséquences sur la gestion des fermes et les conditions de travail des agriculteurs. Les installations nécessitent d’importants investissements de machines et d’intrants de synthèse (engrais, amendements, produits de protection des plantes, etc.). L’activité est conditionnée à un endettement initial, qui lui-même est conditionné à la productivité et au rendement des fermes. Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia rappelle le poids des banques dans les processus de surendettement des producteurs : « Le banquier ne prête qu'à condition que l'éleveur augmente sa production, augmentation qui fait office de garantie (illusoire) de remboursement. Pour ce faire, celui-ci [l’éleveur] achète aux commerciaux des produits coûteux, qui ne peuvent être remboursés qu'avec une production croissante . » Or, les coûts de production sont difficilement compatibles avec les prix de vente des produits. « Tout cela n’est tenable que par un emprunt continuel » commente Théo Boulakia. En résumé : pour produire, les producteurs doivent investir. Pour investir, ils doivent s’engager à produire plus. Pour produire plus, ils investissent plus encore… et ainsi de suite, jusqu’à ce que les banques craignent pour leurs créances, et que les agriculteurs se retrouvent contraints de liquider leurs activités. Entre les faillites les départs à la retraite et les transmissions qui ne se font pas, en 30 ans, le nombre d’exploitations agricoles a été divisé par deux
Le passage à l’agriculture biologique apparaît comme une alternative intéressante. En limitant l’emploi d’intrants, la filière bio est reconnue plus vertueuse pour l’environnement mais, elle apparaît aussi être plus rentable que la filière conventionnelle. En 2017, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) publie une importante étude comparative sur la performance économique des fermes bio et des exploitations conventionnelles L’étude se concentre sur trois secteurs : le maraîchage, la viticulture et la production laitière. Et dans les trois cas, les fermes en agriculture biologique enregistrent une meilleure rentabilité, alors même que la productivité est moindre. Différentes explications sont avancées en fonction des secteurs : économies dues à une moindre dépendance aux intrants de synthèse (maraîchage), marges sur les prix de vente (viticulture), aides à l’agriculture biologique (production laitière). Dans les trois cas, la vente en circuits-court, privilégiée, permet aux producteurs d’éviter les marges de la grande distribution (qui sont près de deux fois supérieures pour les agriculteurs en bio que pour le conventionnel ) et de capter une meilleure valeur de la vente de leurs produits. Dans ce contexte, comment expliquer les cas de « dé-conversion » ?
Tout d’abord, le passage du conventionnel au bio est difficile… et long. Il faut compter en moyenne trois ans pour obtenir le label. Pour Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) :
« Le passage du conventionnel au bio est un défi car il nécessite de tout revoir sur la ferme : son mode de production mais aussi potentiellement sa commercialisation, son organisation du travail... Il faut « changer de repères ». Les premières années en bio, on peut voir ses rendements diminuer. Si on ne jurait que par le nombre de quintaux qu'on faisait à l'hectare, ça peut être compliqué. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Cette baisse brutale de rendement est d’autant plus coûteuse qu’elle interpelle les agriculteurs dans leur représentation de ce qu’est un « bon » producteur. En conventionnel, à chaque saison, des commerciaux visitent les fermes pour vendre les intrants nécessaires à la « bonne » productivité de l’exploitation ; c’est un système avec beaucoup de prescriptions, de pressions sur la productivité et de concurrence. Mais c’est un système qui peut être rassurant. Sophie Rigondaud précise :
« Quand on est en conventionnel, les fournisseurs d'intrants accompagnent les pratiques agricoles. Pour l'utilisation des pesticides, on peut avoir des indications sur « quoi mettre, dans quelle quantité, quand ». En bio, c'est une autre approche qui passe par l'observation, la prévention... Le métier change. Il y a moins de prescriptions. »
Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
Et avec le métier, la représentation qu’on en a. Sophie Rigondaud nous donne l'exemple d'agriculteurs qui passeraient au bio seulement pour vendre des quintaux de blé plus cher : « Si ce qui reste important dans le métier, c'est le chiffre – produire beaucoup quelles que soient les conditions de la production – et la propreté des champs – surtout pas de traces d'adventices, certains peuvent ne plus s’y retrouver et faire machine arrière après la conversion. » Le changement de perspective est loin d’être évident. C’est une épreuve qui amène les agriculteurs à relire leur expérience, leurs acquis, leurs croyances. Jean-François Bouchevreau de Solidarité Paysans, association qui accompagne les agriculteurs en difficulté et leur famille, témoigne :
« La plupart s’épuisent en pensant qu’ils pourront sortir du désendettement en travaillant plus. « En travaillant plus, on va y arriver »; ce n’est pas forcément vrai. Souvent, une voie de sortie consiste à diminuer, voire à supprimer une production. Avec une production plus faible, on peut mieux vivre. C’est contre-intuitif. Et la première réaction peut être un rejet, il faut respecter ça et construire ensemble le changement de pratique. »
Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
La transition est coûteuse dans le sens où elle aboutit, au-delà des changements techniques, à une évolution des normes professionnelles (ce qui a du sens et qui est important dans l’exercice de son métier), et des valeurs (perception de sa place dans la société). Le cas du passage au bio est paradigmatique . Dans la seconde partie de ce rapport, nous prenons au sérieux ce besoin de changement de perception de soi, de son métier et de sa place dans la société pour mener des projets de transition en renversant la question : est-ce que les changements de représentation et d’imaginaire que l’on commence à ressentir du fait de la crise écologique sont assez puissants pour porter des projets de transition et amener, au-delà des individus, les organisations à changer ?
[1] La présente section a été rédigée en novembre et décembre 2022 ; en mars 2023, la situation est déjà plus stable et le constat à nuancer.
[2] LSA-IRI (2022), « Baromètre exclusif sur l’inflation à la consommation ».
[3] Voir la lettre ouverte des organismes de la filière biologique aux grandes enseignes de la distribution alimentaire publiée le 28 novembre 2022. Pour plus d’information, voir : Violaine Colmet Daâge (2022), « Crise de la bio : les agriculteurs dénoncent l’inaction de l’État », Reporterre.
[4] Liée notamment aux émissions d’ammoniac provoquées par les engrais azotés utilisés en agriculture conventionnelle.
[5] Dus aux nitrates, phosphore et produits phytosanitaires.
[6] Pour une synthèse détaillée, voir : Cour des comptes (2022), « Le soutien à l’agriculture biologique », pp. 16-17.
[7] Voir le communiqué des Chambres d’agriculture publié le 30 septembre 2022. Pour plus d’information, voir : Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) (2020), « Agriculture et sécheresse », dossier.
[8] Théo Boulakia (2019), op. cit., p. 85.
[9] Ibid.
[10] « Exploitations agricoles » In Insee (2020), « Tableaux de l’économie française », Insee Références.
[11] Voir Cour des Comptes (2022), op. cit.
[12] Marie-Sophie Dedieu, Alice Lorge et al. (2017), « Les exploitations en agriculture biologique : quelles performances économiques ? », Insee Références.
[13] UFC-Que choisir (2019), « Sur-marges sur les fruits et légumes bio : La grande distribution matraque toujours les consommateurs ! ».
[14] Entretien avec Sophie Rigondaud, réalisé le 7 septembre 2022.
[15] Ibid.
[16] Entretien avec Jean-François Bouchevreau, réalisé le 14 septembre 2022.
[17] Dans le domaine agricole, ces freins au changement ont été particulièrement bien documentés par Xavier Coquil, ingénieur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE). Voir par exemple : Xavier Coquil (2014), « Transition des systèmes de polyculture élevage laitiers vers l’autonomie. Une approche par le développement des mondes professionnels », thèse d’ergonomie et d’agronomie système sous la direction de Pascal Béguin et Benoît Dedieu, AgroParisTech. Pour une version synthétique et actualisée, voir la vidéo : Xavier Coquil, Patrice Cayre et Audrey Michaud (2021), « La transition agroécologique des systèmes d’élevage : une transformation des façons de faire et de penser nécessitant un renouvellement du rapport aux non-humains », Agreenium, YouTube.
Nouvelles attentes vis-à-vis du travail et conséquences sur les normes professionnelles
Ces changements de représentations dans le monde du travail ont des effets sur la manière dont les individus perçoivent leurs activités rémunérées, comme non rémunérées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous mettons l’accent sur deux signaux faibles qui nous semblent importants : une volonté de renouer avec les valeurs de l’artisanat d’une part, et de l’autre, une tendance de plus en plus vive à ne plus considérer le travail productif comme la pierre angulaire qui conditionne l’organisation des différents temps de la vie.
Ces salariés qui fuient les entreprises néfastes pour l’environnement
Les raisons traditionnelles qui poussent les salariés à quitter leur emploi sont connues : l’intensité du travail, l’intensité émotionnelle, le manque de reconnaissance et le manque de soutien hiérarchique Mais depuis 2020, les salariés qui quittent leur travail mettent de plus en plus en avant la recherche de sens et de conditions de travail qui leur permettrait de concilier leurs vies personnelles et professionnelles. Une enquête menée par l’Unedic en 2021 montre que près de 6 salariés sur 10 déclarent vouloir changer de métier, d’employeur, de secteur d’activité ou se former Cette étude révèle un désir de changement fort parmi les salariés, que l’on peut interpréter avec la sociologue Dominique Méda comme le souhait de « reprendre la main sur son travail». La quête de sens n’est donc pas une vue de l’esprit… Et la conscience écologique dans tout ça ?
De nombreux salariés, conscients de la crise écologique, se disent prêts à renoncer à un emploi qui aurait un impact négatif sur l’environnement, voire renoncer à postuler à un poste qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux écologiques (ils sont même 65% parmi les 18-30 ans ). Cette volonté d’aligner son travail avec ses valeurs fait d’ailleurs le succès de nombreux organismes qui proposent d’accompagner les salariés dans leur quête de sens : les programmes comme Switch Collective (lancé en 2016), Mon job de sens (2017) ou encore On Purpose (2015) voient leurs promotions gonfler d’année en année. Ces programmes misent sur le collectif, le réseau et l’accompagnement par des coachs et autres experts de la transition professionnelle. Charlotte Gros, de plus en plus écartelée entre ses valeurs et son quotidien de travail, décide de sauter le pas en 2020 post-confinement. On Purpose propose à des professionnels qui ont entre 3 et 15 ans de carrière d’expérimenter deux missions de six mois dans une entreprise sociale partenaire de leur réseau (comme Enercoop, Telecoop ou Moulinot). Pendant un an, les « associés » sont ainsi rémunérés au SMIC dans leurs « organisations hôtes » et invités à suivre différents ateliers de formations et de développement personnel.
Charlotte avait quitté le groupe Orangina Schweppes début 2020, notamment pour un conflit de valeurs évident :
« Je fabriquais des produits qu’il était hors de question que mes enfants goûtent. Et je me rends compte de l’hypocrisie du système : tous les cadres du siège étaient comme moi ! On passe nos journées à fabriquer et marketer de l’Oasis Tropical mais il n’y a pas d’Oasis sur la table de notre cuisine ! »
Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
Elle avait rejoint le Groupe trois ans plus tôt en pensant « infiltrer l’ennemi de l’intérieur », elle s’était déjà posée de nombreuses questions sur l’éthique de l’entreprise – notamment sur son impact environnemental – mais elle s’était laissée convaincre par les perspectives de management et une vraie attention portée aux enjeux de qualité de vie au travail : « chez Orangina, il n’y avait pas de réunion après 18h, une vraie volonté de déployer le télétravail et un investissement dans la formation ». Pour autant, la dissonance cognitive entre ses valeurs et la finalité de son travail est trop dure à supporter. Elle embarque pour le programme On Purpose après avoir hésité, notamment pour des raisons financières : « j’avais de grosses craintes sur l’aspect financier, mais une amie m’a convaincue en me disant qu’il fallait que je voie ça comme une formation payée. » Se reconvertir, quitter un emploi bien rémunéré – et les avantages qui vont avec – pour se lancer dans l’entrepreneuriat ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire n’est pas toujours chose facile ; il faut en avoir les moyens (soupape financière, réseaux professionnels, etc.). Notamment quant à partir de 30 ans vous avez des responsabilités familiales, et la charge financière qui l’accompagne. Ce n’est pas un hasard si l’étude de la DARES relève que la stratégie de « l’Exit » est plutôt adoptée par les salariés qui se jugent facilement employables : « les cadres sont plus mobiles que les ouvriers et les employés, les jeunes que les seniors, les salariés de très petits établissements et ceux des grands sont moins mobiles que ceux de taille intermédiaire (50 à 199 salariés) »
Avec ce programme, Charlotte intègre la coopérative Telecoop, opérateur télécom qui met l’accent sur la transition écologique et sociale et membre des Licoornes, mouvement coopératif qui souhaite « transformer radicalement l’économie en refusant un système basé sur l’exploitation, la recherche du profit, l'individualisme, la compétition et la consommation ». Les Licoornes proposent des alternatives sociales et écologiques pour tous les domaines de la vie : Enercoop pour l’électricité, Railcoop pour le transport ou encore Label Emmaüs pour la consommation. Chez Telecoop, Charlotte rencontre des acteurs de l’économie citoyenne : « des gens qui décident d’agir par leur travail, qui choisissent de repenser le rapport à l’entreprise, qui décident de produire, d’investir et de diriger autrement» et elle se sent « enfin à sa place » : « avant, autour de moi, je n’avais que des gens qui bossaient chez Orangina mais qui se donnaient bonne conscience en étant zéro déchet ». Sortir du système classique et fuir les grandes entreprises pour aligner ses valeurs et son quotidien professionnel, c’est le choix que font de plus en plus de professionnels, notamment parmi les jeunes diplômés. Mais il y a 15 ans, certains faisaient office de pionniers.
C’est le cas notamment d’Alexandre Guilluy, co-fondateur de l’entreprise de recyclage de déchets alimentaires Les Alchimistes. Diplômé de l’EDHEC en 2002, l’entrepreneur témoigne qu’à l’époque, l’engouement pour l’entrepreneuriat social était beaucoup moins massif : « dans les années 2000, ce qui était valorisé c’était le conseil, l’audit et le marketing, la notion d’entrepreneuriat était peu valorisée mais alors celle d'entrepreneuriat solidaire carrément absente ! Quand on cherchait du sens, on partait en humanitaire ». En effet, les temps changent. Même si la majorité des étudiants des grandes écoles ne sont pas en rupture, les plus jeunes qui font le choix de « ne pas nuire » par leur travail sont de plus en plus nombreux et représentent un mouvement de fond Aujourd’hui, les dirigeants des Alchimistes décident de s’appliquer les principes de sobriété à tous niveaux de l’entreprise – y compris des salaires, les dirigeants de l’entreprise tiennent à ce que l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé de l’entreprise ne dépasse pas un ratio de 1 sur 3. Alexandre est lucide :
« Je sais bien que mes camarades de promotion qui n’ont pas suivi ma voie gagnent 2 à 3 fois plus que moi. Mais pour moi, il faut être cohérent, le salaire conditionne ton mode de vie et cela a un impact social et écologique considérable. Plus tu gagnes ta vie, plus tu pollues, c’est mathématique. »
Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
Mais alors, faut-il définitivement renoncer à toute recherche de croissance, et aux retombées salariales qui vont avec, lorsque l’on entre dans une démarche écologique ? Ce choix radical n’est pas forcément à la portée de tous. Pour pouvoir opérer une véritable bifurcation, il faut aussi disposer d’un certain nombre de ressources, notamment financières et sociales. Plus on est diplômé, plus on a confiance dans son employabilité, plus on dispose d’un large réseau et d’un soutien actif de son entourage familial… plus la reconversion sera aisée. À l’inverse, ceux qui n’ont pas accès à toutes ces ressources composent différemment avec leur réalité professionnelle ; certains décident de rester dans leurs entreprises tout en inventant d’autres manières de rester fidèle à leurs convictions.
[1] DARES (2015), « Conditions de travail 2013 ».
[2] Unédic (2022), « #Baromètre Unédic : L’envie de changement professionnel, dopée par la crise ? ».
[3] Society (2022), « Le couvercle risque de se refermer : Entretien avec Dominique Méda », n°188.
[4] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), op. cit.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[6] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), op. cit.
[7] Les Licoornes, « Transformons radicalement l’économie ».
[8] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[9] Ibid.
[10] Entretien avec Alexandre Guilluy, réalisé le 27 septembre 2022.
[11] Voir le documentaire Ruptures réalisé en 2021 par Arthur Grosset, lui-même diplômé de Centrales Nantes, sur cette jeunesse qui décide de vivre en accord avec ses convictions.
[12] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
J'ai modifié en ce sens, ça te semble clair @geensly@gmail.com ?
Chaque jour de nouveaux travaux documentent les conséquences que la crise écologique a sur le monde du travail. L’écrasante majorité adopte des approches chiffrées qui mesurent et suivent l’évolution de grandes masses : les émissions de gaz à effet de serre pour l’aspect environnemental, les volumes d’emploi pour l’aspect travail. Ces productions donnent des repères nécessaires sur le chemin qu’il reste à parcourir.
Dans cette section, nous interrogeons les représentations véhiculées par ces travaux : comment ces quantifications (re)définissent-elles les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique ? comment les entreprises s’en saisissent-elles ?
Il ressort de cette première enquête que la primauté du chiffre contribue fortement à techniciser les débats, c’est-à-dire à en faire des problèmes essentiellement techniques, en favorisant la recherche d’optimisation énergétique du système économique et industriel actuel au détriment d’approches plus globales. Ce tropisme n’est pas neutre et a des conséquences directes sur la qualité du travail et son attractivité.
La philosophe Fanny Lederlin s’inspire de la pensée de Hannah Arendt pour définir ce qu’est le travail Pour ces deux philosophes, qui étudient le travail à presque un siècle d’écart, le travail est ce qui fonde notre rapport au monde. Puisque nous sommes des êtres vivants, nous avons besoin d’avoir une action directe sur notre environnement pour développer nos propres conditions de subsistance (nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir…). En cela, le travail est un mode d’agir, un mode de relation au monde. Dans son dernier ouvrage, Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, Fanny Lederlin explique qu’il est difficile de penser la question écologique, et donc la finalité du travail, sans sortir du schéma capitalisteDans Le Capital, Marx reprend la théorie de la valeur-travail développée chez Smith : la valeur d’un bien dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa fabrication. Pour lui, le travail est à l'origine de toute valeur d’échange. En effet, le capitalisme repose sur ce mécanisme : le capital achète du travail qu’il rémunère en deçà de sa valeur. L’objectif est alors de dégager une « sur-valeur » (la plus-value qui servira à rémunérer les actionnaires) : « le modèle capitaliste est un modèle de sur-exploitation, des ressources naturelles mais aussi humaines». Selon la philosophe, si de nombreuses pensées radicales émergent aujourd’hui, c’est parce que « nous n’avons plus le choix ». « Radical » est à comprendre ici dans son sens étymologique, du latin radix, racine : prendre les problèmes à la racine. Il devient nécessaire de se poser la question de la finalité de son travail : à quoi je sers ? À quoi mon travail contribue ? Participe-t-il à la destruction de la planète ou, au contraire, contribue-t-il au maintien des conditions d’existence du vivant ? Ce sont ces questions que les étudiants d’AgroParisTech ont finalement posé lors de leur fameux discours de mai 2022 invitant à « déserter » des emplois destructeursPendant trois siècles (depuis l'avènement de la société industrielle), nous avons organisé le travail selon le modèle suivant « la fin justifie les moyens ». Ce modèle a produit des conséquences sociales et écologiques délétères. Il nous faut aujourd’hui inverser la logique : regardons d’abord les moyens dont on dispose pour, ensuite, fixer la finalité. Cette forme de bricolage – faire avec les moyens dont on dispose – irait à l’encontre de toute logique productiviste, au sens de quête effrénée de productivité. Il s’agirait de promouvoir l’idée d’un « agir limité par le réel ». Un principe que suivent les écoles de la Transition Écologique (ETRE) dans leurs formations. Mathilde Loisil en donne un exemple très concret avec la menuiserie : « on apprend aux jeunes à travailler à partir du bois de récup’, donc on part à l’envers ; la question devient : comment on fait pour répondre à la commande avec ce qu’on a ? »
On comprend aisément que ce renversement complet de valeurs pourrait être à la base d’une conception du travail beaucoup plus éthique et écologique. C’est cette conception que partagent de nombreuses coopératives. En définissant la finalité de leur action, en ayant recours à la voie démocratique, les coopératives offrent de véritables modèles d’expérimentation alternatifs au modèle productiviste (voir « 3.1.2. Promouvoir et s’inspirer du modèle des communs »).
[1] Entretien avec Fanny Lederlin, réalisé le 8 juin 2022.
[2] Fanny Lederlin (2020), Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, PUF.
[3] Entretien avec Fanny Lederlin, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Pour (re)voir la vidéo du discours : Des agros qui bifurquent (2022), « Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 », Youtube.
[6] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
Conscients de l’urgence écologique et convaincus que l’entreprise reste un espace de transformation possible, ils se mobilisent au sein de groupes comme Les Collectifs, voire s’engagent au Printemps Écologique – premier éco-syndicat de France, lancé en 2020. Ces salariés-militants s’accordent sur le constat et la finalité : il faut changer le modèle. Mais divergent sur la méthode : certains choisissent d’agir au sein d’associations internes, quand les adhérents au Printemps Écologique défendent l’action syndicale
Les membres des Collectifs n’adoptent pas le langage du rapport de force, propre au syndicalisme. Ils ne se positionnent pas comme un contre-pouvoir mais comme un « pour-pouvoir » selon leurs propres termes. Ils sont près de 1 000 salariés chez Axa, 800 chez EDF et 600 chez Michelin. Professionnels et citoyens engagés, ils poussent leurs entreprises à agir pour la transition écologique et sociale. Pour cela, ils travaillent à trois niveaux. Le premier, c’est la formation et la sensibilisation : les membres encouragent par exemple leurs directions à déployer largement la Fresque du Climat Ainsi, chez Michelin, tous les salariés – des cadres dirigeants aux ouvriers sur les sites de production – ont la possibilité de participer à une session de la Fresque du Climat.
Le deuxième niveau d’action consiste à promouvoir des pratiques plus vertueuses en matière d’environnement de travail : cantine végétarienne en circuit court, plan de mobilité douce (promouvoir l’usage du vélo pour les transports domicile-travail ou encore limiter le recours à l’avion pour les séminaires internes), plan zéro-déchet, etc.
Enfin, le dernier niveau consiste à infléchir la stratégie de l’entreprise et agir directement sur le modèle d’affaires. Toujours chez Michelin, les membres des Collectifs ont par exemple «monté des groupes de travail pour réfléchir à l’économie de la fonctionnalité ou pour penser un système de double comptabilité carbone » précise un membre. Cependant, les salariés ne sont pas dupes, si les deux premiers niveaux recueillent une adhésion massive – non seulement de la part de leurs collègues mais aussi des directions – l’action sur le troisième niveau requiert plus de temps. En effet, promouvoir les « éco-gestes » et repenser les conditions de travail sont autant d’actions visibles et plus rapides que la remise en question du business model. Lucides mais optimistes, les membres des Collectifs disent bénéficier du soutien de leurs directions générales. Ces salariés, souvent diplômés et promis à de belles carrières dans l’entreprise, poussent les dirigeants actuels à agir concrètement pour la transition et invitent leurs collègues à se questionner sur l’exercice de leur métier. « Les Collectifs m’ont redonné l’enthousiasme dont je manquais, j’aime mon job d’ingénieur, je ne veux pas le quitter mais je veux l’exercer différemment. Je me sens utile, j’ai le sentiment d’être au bon niveau pour avoir de l’impact » témoignait un membre.
D’autres salariés décident d’aller plus loin en optant pour la voie syndicale. Pour eux, c’est le levier d'action le plus puissant. En effet, les élus syndicaux ont du pouvoir en entreprise : ils négocient et signent les accords d’entreprise, voire de branche. Par ailleurs, ils disposent d’un budget de fonctionnement et d’heures de délégation pour exercer leur mandat. Temps officiel dont ne disposent pas les membres des Collectifs qui reconnaissent agir en plus de leur temps de travail, le soir ou le week-end. Deux ans après sa fondation, la fédération du Printemps Écologique rassemble onze syndicats sectoriels de branche et plus de 300 adhérents actifs. Elle a désormais l’ancienneté requise pour présenter des candidats aux élections professionnelles et compte une quarantaine d’élus sous son étiquette. Pour l’anecdote, la première liste Printemps Écologique a été élue chez Total en mai 2022.
Il est intéressant d’observer que pour le moment, le regroupement au sein d’associations non étiquetées dans le champ syndical séduit davantage les jeunes salariés engagés pour le climat. Nous y voyons deux raisons principales. Tout d’abord, en France, il y a une méconnaissance profonde du travail syndical au sein des organisations et de leur rôle. « Quand on interroge les jeunes sur leur relation aux syndicats, ils nous parlent du 1er mai, des pneus qui brûlent et des merguez en manif » souligne Camille Dupuy, sociologue spécialiste de la jeunesse et de son rapport aux syndicats. À moins d’avoir suivi des cours d’histoire sociale ou des modules RH spécifiques, les jeunes n’ont pas ou peu d’apports, dans leur formation initiale, sur le rôle et le fonctionnement des instances de dialogue social. Le rôle du Comité social et économique (CSE) leur apparaît complexe et chronophage. En France, les syndicats souffrent d’une image désuète ; rappelons que le taux de syndicalisation est d’à peine 7 % en 2020 Cela est en partie dû à une focalisation des syndicats à partir de la fin des années 1950 sur la défense des salaires au détriment des questions sociales. Comme le notent Sophie Béroud et Emmanuel Porte : « De manière générale, les responsables sollicités sur le thème de la pauvreté au travail ont tendance à s’exprimer davantage sur les questions d’insertion, de formation et d’accès à l’emploi de ceux qui sont extérieurs à l’entreprise, que sur les problèmes spécifiques des salariés en situation d’emploi » Et dans les faits, malgré des préoccupations environnementales précoces les syndicats traditionnels sont peu présents dans les mobilisations actuelles. Si Anne Le Corre, co-fondatrice du Printemps Écologique a choisi de participer à la création d’un néo-syndicat, c’est parce qu’elle ne se sentait pas représentée par les syndicats classiques – du moins par leurs porte-parole au niveau national – en tant que femme, jeune et militante écologiste. Pourtant, les syndicats ont un rôle actif à jouer dans la conquête de nouveaux droits sociaux liés à la crise écologique, et ce d’autant plus dans les secteurs – comme le BTP ou l’agriculture – où les conditions de travail sont directement impactées par le dérèglement climatique.
[1] La suite de cette section s'appuie grandement sur une précédente enquête que nous avons menée. Voir Pauline Rochart (2022), « Pouvoir(s) : collectifs et syndicats écolos pourront-ils insuffler le changement ? », Welcome to the Jungle.
[2] La Fresque du climat est un atelier collaboratif qui permet d’appréhender en trois heures l’essentiel des enjeux climatiques. Déployés en interne, ces ateliers visent à aider les entreprises à passer à l’action.
[3] Pauline Rochart (2022), op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Manon Laveau (2022), « Quels enjeux pour les différents acteurs du paysage syndical français dans la défense et la protection des travailleurs face au contexte écologique en 2021 ? », mémoire de fin d’études, sous la direction de Cyprien Tasset, MSc Stratégie et Design pour l’Anthropocène, p. 15.
[7] Sophie Béroud et Emmanuel Porte (2011), « Quand la pauvreté concerne le monde du travail : La difficile adaptation des analyses et des réponses syndicales » In Didier Chabanet et al., Les mobilisations sociales à l’heure du précariat, Presses de l’EHESP, p. 89.
[8] Renaud Bécot (2012), « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°113, pp. 169-178.
Les causes anthropiques de la crise écologique ne sont plus à démontrer. Depuis les années 1960, ce sont des millions de productions scientifiques qui alertent sur les conséquences désastreuses et irréversibles de l’industrialisation de nos modes de production et de consommation sur la biosphère . Changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, recul des forêts primaires, pollution liée à l’introduction de nouvelles entités chimiques dans l’environnement, surconsommation d’eau douce… en 2022, la communauté scientifique estime que six des neuf limites planétaires « non-négociables » garantissant les conditions d’une vie humaine durable sur Terre ont été franchies .
La concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est un bon indicateur des crises environnementales en cours. Depuis le début de la période industrielle, le cycle du carbone est déstabilisé par le rejet massif de CO2 issu de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et de la modification de l’occupation des sols (principalement due à la déforestation et aux feux de forêt). L’excédent de CO2 produit perturbe l’équilibre énergétique de la Terre. Accumulé dans l’atmosphère, il affecte la température de la planète. Absorbé par l’océan, il contribue à leur acidification. Assimilé par les écosystèmes terrestres, il stimule la croissance de végétaux en favorisant une plus grande consommation de nutriments et une plus forte transpiration des plantes. Ces phénomènes ont des effets directs sur plusieurs des limites planétaires susmentionnées : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité terrestre et marine, épuisement des eaux souterraines .
Dans les années 1960, la densification du réseau de stations de mesure de carbone permet de mesurer finement ces évolutions. Experts et organisations militantes pour le climat s’emparent des mesures de carbone pour objectiver la détérioration des milieux de vie et interpeller les instances gouvernementales et intergouvernementales sur l’urgence de la situation. Le philosophe Fabrice Flipo note que cette stratégie s’accompagne de l’usage d’un vocabulaire économique, jugé plus efficace auprès des décideurs. Il s’agit de quantifier le « bilan carbone » des différents secteurs économiques pour inciter les responsables politiques à « mettre l’économie au service de la conservation ». Aujourd’hui encore, les rapports institutionnels adoptent massivement cette approche, et dressent, à partir des émissions sectorielles actuelles, des scénarios prospectifs dans le but d’éclairer les décisions et d’infléchir les politiques industrielles.
La quantification de la concentration de CO2 dans l’atmosphère a sans conteste contribué à vulgariser les enjeux climatiques et à mettre la décarbonation de l’économie à l’agenda médiatique et politique. Néanmoins, cette objectivation va de pair avec l’invisibilisation dans le débat public et politique d’autres indicateurs tout aussi cruciaux pour l’avenir de la planète. Taux d’extinction des espèces et index de biodiversité, concentration de substances toxiques, de plastiques et de perturbateurs endocriniens dans l’environnement, contamination radioactive, part de la forêt primaire, consommation globale d’eau de surface et de nappe phréatique, entrée du phosphore dans les systèmes aquatiques, charge en aérosols atmosphériques, pression sur les ressources non renouvelables… encore trop peu d’acteurs institutionnels et économiques cherchent à agir, et a fortiori agissent, sur l’ensemble des neuf limites planétaires malgré des propositions économiques de plus en plus nombreuses (voir encadré « Les mots du débat », dans la section 1.1.2.). La décarbonation reste aujourd’hui la principale clé de lecture des enjeux écologiques .
Cette tendance est sujette à de nombreuses controverses. Elle est notamment accusée de « promouvoir une vision utilitariste, anthropocentrée et marchande de la nature ». De fait, avec les objectifs de décarbonation fixés par la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21), on observe une technicisation des débats sur la crise écologique. Dans de nombreux secteurs industriels, la question de la diminution des émissions de gaz à effet de serre a d’abord été traitée comme un problème d’ingénieur raisonnant toute chose égale par ailleurs. Il s’agit alors de trouver des solutions, le plus souvent technologiques, pour réduire les émissions sans agir sur les structures socio-économiques et les dépendances énergétiques . C’est ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme » : apporter une réponse purement technique à des problèmes complexes de société . Dans ces approches, on vise l’optimisation de l’existant à partir de modélisations abstraites, le plus souvent déconnectées des réalités écologiques et sociales. C’est passer à côté du sens des alertes répétées de la communauté scientifique qui rappelle, qu’au-delà de la simple diminution comptable des émissions de CO2 dans l’atmosphère, l’enjeu est de repenser en profondeur le système industriel sur lequel repose nos modes d'existence pour contenir, autant que faire se peut, les risques d’effondrement.
[1] Parmi les plus importantes, nous pouvons citer : le premier rapport coordonné par Roger Revelle en 1965 pour la Maison Blanche (« Restoring the Quality of our Environment: Report of the Environmental Pollution Panel ») ainsi que la dernière production du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiée en 2022 (« Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change »). Mais aussi les manifestes signés par plus de 10 000 scientifiques à travers le monde parus dans la revue BioScience en 2017[en ligne] et 2020 [en ligne].
[2] Linn Persson, Bethanie M. Carney Almroth et al. (2022), « Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities », Environmental Science & Technology. Pour une vulgarisation en français des enjeux, voir : Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (2020), Les Limites planétaires, La Découverte (Repères Écologie).
[3] Pour une synthèse plus précise des enjeux, voir les articles de vulgarisation produits par le site Bon Pote en partenariat avec l’Institut National des Sciences de l’Univers (CNRS-INSU), par exemple : « CO2 : nourriture des plantes ou poison du climat ? ». Certains articles ont été regroupés dans le livre Tout comprendre (ou presque) sur le climat (CNRS éditions, 2022).
[4] Fabrice Flipo (2018), « Bientôt il sera trop tard : L'évolution de la pensée écologique des années 1980 à nos jours », Écologie & politique, n°56, pp. 119 - 132.
[5]Notons tout de même une prise en compte croissante des enjeux liés à la biodiversité. Du 07 au 19 décembre 2022 s’est tenue la COP15 de la diversité biologique sous présidence chinoise ; plus de 110 pays se sont notamment engagés sur la protection de 30 % des terres et 30 % des mets à échéance 2030.
[6] Fabrice Flipo (2018), op. cit., p. 123.
[7] Voir par exemple : Beata Caranci, Francis Fond et Mekdes Gebreselassie (2021), « La décarbonation : un cadre simple pour un problème complexe », Services économiques TD.
[8] Evgeny Morozov (2014), Pour tout résoudre, cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions.
La crise de sens dont souffrent les travailleurs fait couler beaucoup d’encre. Une étude de la DARES publiée en août 2021 nous révèle que si les économistes se sont beaucoup penchés sur les conditions du sens au travail, le sens du travail lui-même était peu exploré :
« Jusqu’à récemment, peu de travaux se sont intéressés aux déterminants non monétaires de la satisfaction au travail. Quand c’est le cas, les dimensions les plus couramment citées sont l’autonomie, la sécurité (Benz et Frey, 2008), les relations avec les collègues et les perspectives de promotion (Millan et al., 2013). Le contenu du travail lui-même est rarement évoqué. »
Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
Un emploi qui a du sens n’est pas non plus un emploi « de qualité » si l’on s’en tient aux travaux économiques sur la qualité de l’emploi, encouragés par la Commission européenne depuis la fin des années 1990. Parmi les critères objectivables retenus figurent : la santé, la sécurité au travail et les conditions de travail, les rémunérations, le temps de travail et la conciliation « vie professionnelle/vie familiale », la sécurité de l’emploi et la protection sociale, le dialogue social et la formation tout au long de la vie (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Sens du travail » ou « Sens au travail » ?
Pour les auteurs de l’étude « Quand le travail perd son sens » publiée par la DARES, Thomas Coutrot et Coralie Perez, le « sens du travail » se distingue du « sens au travail » apporté par les gratifications matérielles (salaire, carrière) ou psychologiques (reconnaissance, sociabilité). Ils mettent en avant trois dimensions du « sens du travail » :
Le sentiment d’utilité sociale : « le travailleur éprouve le sentiment que son travail a du sens, il ressent un “jugement d’utilité” quand il voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires ». Dans cette optique, c'est le sentiment de transformer positivement le monde qui peut conférer du sens au travail. Toutefois, précisent les auteurs de l’étude, « le sentiment d’utilité sociale n’est pas assimilable à la reconnaissance : beaucoup de salariés estiment faire un travail utile mais souffrent d'une faible reconnaissance, comme par exemple les salariés dits “invisibles” surreprésentés dans les métiers d’assistantes maternelles ou d’aides à domicile ».
La cohérence éthique apparaît comme la deuxième dimension du sens du travail. Il arrive en effet que des salariés se retrouvent dans des situations de conflit de valeurs, lorsqu’ils sont obligés de faire des choses qui ne correspondent pas à leur vision du « travail bien fait » ; c’est ce que le sociologue Yves Clot appelle le « travail empêché » (voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). Pensons aux conseillers bancaires qui se sentent « encouragés à faire n’importe quoi » pour vendre des produits financiers à leurs clients. Ainsi, la cohérence éthique, c’est la possibilité de travailler en accord avec ses normes éthiques et professionnelles.
La capacité de développement renvoie, quant à elle, à la façon dont le travail transforme le travailleur lui-même. En effet, travailler c’est aussi devoir surmonter des difficultés, c’est se confronter à la résistance du réel. Si, dans votre travail, vous avez l’impression de déployer votre intelligence et vos talents pour y faire face, vous aurez le sentiment de déployer votre créativité, de développer vos compétences, d’exprimer votre plein potentiel. « Le déploiement de ce “travail vivant” est source de développement des capacités d’action et de construction de la santé psychique » souligne l’étude. A contrario, un travail mécanique où l’on vous demande d’appliquer bêtement des procédures participe à un sentiment de mal-être au travail (pensons par exemple aux travailleurs du clic ).
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
L’étude de la DARES nous apprend par exemple que les professions ayant le plus haut score de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, les professions dites du care (aides à domicile, agent d’entretien, aides-soignantes, etc.) auxquelles on peut adjoindre les enseignants, les formateurs et les professionnels de l’action sociale. Ainsi, les professions les plus en relation avec le client – ou les publics – sont certainement les plus exigeantes émotionnellement, mais aussi les plus gratifiantes du point de vue du sens.
Autre élément intéressant : le sens du travail croît légèrement avec le niveau de salaire, cette corrélation repose notamment sur la dimension de la capacité de développement, tandis que la cohérence éthique apparaît indépendante du salaire. En d’autres termes, vous pouvez être très bien payé et constater très peu de cohérence éthique dans votre travail (sur les « bullshit jobs », voir « 2.1.2. Une critique écologique de la notion du productivisme ») mais pour autant avoir le sentiment de vous développer. En effet, on sait par exemple que les salariés des grandes entreprises bénéficient souvent d’une offre de formation large et stimulante alors que pour une PME, il est parfois plus difficile d’assumer le coût financier – et temporel – que représentent de longs programmes de formation C’est ce que confirme Charlotte Gros, salariée en bifurcation que nous avons interrogée pour la rédaction de cette étude. Ingénieure agronome de formation, elle est aujourd’hui membre du programme On Purpose Après avoir passé plusieurs années dans l’industrie agro-alimentaire en tant que chargée de recherche & développement (d’abord chez Sodial, coopérative laitière, puis chez Orangina Schweppes), elle a bifurqué pour aligner ses valeurs personnelles et son travail. Si son emploi chez Orangina était en profond désaccord avec ses valeurs – notamment ses convictions écologiques – elle reconnaît qu’elle a, là-bas, bénéficié de formations de haut niveau :
« Chez Orangina, en tant que jeune manager j’ai eu accès à des formations de très grande qualité avec un volet connaissance de soi très utile. Je venais d’un univers [Sodial] où l’on payait des formations seulement aux comités de direction, alors forcément, ça m’a marquée que l’on investisse tant pour les jeunes managers. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
On voit en effet que la dimension « capacité de développement » est essentielle au sentiment de sens au travail. Pour autant, elle ne fait pas tout. Et il semblerait que la cohérence éthique soit de plus en plus importante chez de nombreux salariés, notamment les plus jeunes. Ces derniers veulent aligner leurs convictions personnelles, notamment leur intérêt pour la cause écologique, avec leur travail. En effet, d’après un sondage Harris Interactive réalisé en mars 2022 pour le collectif Pour un Réveil écologique, 8 jeunes sur 10 de 18 à 30 ans estiment qu’il est important que les entreprises prennent en compte les enjeux environnementaux dans le cadre de leurs activités, et font de ces enjeux une priorité de leur stratégie d’entreprise
Mais que font-ils quand leur emploi n’est pas aligné avec leurs valeurs (cohérence éthique) ou quand celui-ci ne répond à aucun sentiment d’utilité sociale ? En 1970, l’économiste Albert Hirschman établissait trois stratégies possibles face à un travail dénué de sens : Exit (le salarié change d’emploi), Loyalty (le salarié reste fidèle à son entreprise) ou Voice (le salarié s’inscrit dans des actions collectives). Les aspirants à la reconversion professionnelle ou à l’exploration de voies alternatives semble privilégier la première option (Exit) quand les salariés qui souhaitent transformer les choses de l’intérieur choisissent de prendre la parole (Voice).
Avant d’explorer ces différentes stratégies, notons que si la prise de conscience écologique traverse l’ensemble des classes sociales, toutes n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour y répondre. D’après l’étude d’Occurrence, le positionnement écologique d’une entreprise ne joue sur son attractivité que pour 28 % des salariés. Un chiffre qui est étroitement corrélé à la catégorie socio-professionnelle. En effet, 44 % des cadres déclarent que le positionnement écologique conditionne leur choix de rejoindre ou de rester dans une entreprise, contre seulement 15 % des employés peu qualifiés… pour qui le salaire apparaît comme déterminant Comme le note Elisa Braley, responsable projets et études à Uniformation : « Attention à ne pas être caricaturaux : beaucoup de salariés sont là pour le métier, pour l'activité en elle-même et pas vraiment pour la mission de l'organisation – "on cherche avant tout un travail”» Et même plus qu’un travail, pour les travailleurs les moins qualifiés, l’enjeu est d’abord de trouver un emploi – si possible stable et pas trop mal rémunéré. Il ne faut pas conclure trop rapidement à un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. L’historien Renaud Bécot rappelle qu’au début du XXe siècle, les ouvriers sont parmi les premiers à se mobiliser sur des questions environnementalesUne sensibilité qui est confirmée par divers travaux et défendue sur le terrain par un certain nombre de collectifs, dont l’association Banlieue Climat. Ce sont finalement peu de salariés qui peuvent se permettre de quitter leur travail, de se reconvertir ou de s’engager en parallèle de leur activité professionnelle dans des actions militantes en faveur de leurs convictions ; Occurrence chiffre à 37 % les salariés qui se déclarent « volontaires »
[1] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
[3] Voir par exemple : Delphine Beraud et Edmond Noack (2018), « La formation dans les petites entreprises, reflet de leurs organisations stratégiques », Céreq bref, n°369.
[4] On Purpose est un programme d’accompagnement qui s’adresse essentiellement à des jeunes très diplômés et vise à former des « leaders au service du bien commun ». Inspiré d’un format développé au Royaume-Uni, le programme On Purpose lance sa première promotion en France en 2015.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[6] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail », Harris Interactive x Pour un Réveil écologique.
[7] « Impact d’un positionnement engagé en TE dans le choix d’un employeur » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 75.
[8] Entretien avec Elisa Braley, réalisé le 20 juin 2022.
[9] Samir Tazaïrt (2022), « L’idée que les revendications écologiques seraient des préoccupations de riches est fausses », Basta!.
[10] Voir Jean-Baptiste et Hadrien Malier (2021), « Les classes populaires et l’enjeu écologique : Un rapport travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, n°124, pp. 37-66. Ou encore : Guillaume Amorotti (2020), op. cit.
[11] Notons que le périmètre de la présente étude ne permet pas détailler finement les stratégies suivies en fonction des profils socio-économiques. Des travaux à poursuivre !
Une combinaison pas toujours aisée
Quand il n’est pas possible de quitter un emploi dénué de sens, certains en cumulent deux. L’un « alimentaire » pour subvenir à ses besoins économiques, l’autre pour exercer sa passion ou pour agir en fonction de ses convictions. C’est la logique d’hybridation que l’on peut rapprocher de celle du slashing. Le « slasheur » s’est installé dans le paysage depuis 2015 ; le terme est entré dans le Larousse en 2020 avec cette définition : « personne, généralement issue de la génération Y, qui exerce plusieurs emplois et/ou activités à la fois ». Cette tendance peut être analysée comme un refus de l’hyper-spécialisation prônée par le monde du travail depuis les Trente Glorieuses mais aussi comme une revendication d’exprimer son plein potentiel. Le slashing, ou pluri-activité, s’est notamment développé grâce à l’essor des plateformes numériques qui ont permis d’organiser soi-même son travail (les freelances exerçant des métiers liés au web usent notamment de ses plateformes pour contracter des missions et augmenter leur visibilité). Les slasheurs revendiquent aussi le fait d’avoir plusieurs identités professionnelles et ne souhaitent pas se voir réduire à une activité, ou à une entreprise. Le mouvement du slashing peut donc être analysé comme une évolution positive du monde du travail où les travailleurs retrouvent une forme de pouvoir d’agir et expérimentent un nouveau rapport au travail, mais dans les faits, il s’accompagne souvent d’une précarité croissante
Une autre tendance que l’on pourrait analyser sous l’angle « Loyalty » est le phénomène de « démission silencieuse » ou « quiet quitting ». Le « quiet quitting » consiste à s’en tenir strictement à sa fiche de poste, pas plus. Pas d’excès de zèle dans l’espoir de se voir augmenté ou promu, pas d’heure supplémentaire, pas d’envoi de mail le week-end. Derrière ce mouvement – qui a fait grand bruit sur les réseaux sociaux en 2022 – il y a l’idée de remettre en question la culture du surmenage, la « hustle culture » (culture du burn-out ou de la productivité toxique). En cela, on peut voir dans le « quiet quitting » une forme de résistance aux injonctions capitalistes du travail : faire toujours plus… en vue de la rentabilité financière. En effet, ce désengagement n’est pas le signe d’un refus du travail en général. Certains « quiet quitters » choisissent de militer pour la cause écologique sur leur temps personnel. Le travail n’est alors pas résumé à l’emploi, ces jeunes actifs militent pour que le travail (au sens de l’emploi) ne soit plus considéré comme l’alpha et l’omega d’une vie réussie. Ainsi, ils peuvent choisir d’exercer d’autres activités sur leur temps personnel, plus en accord avec leurs convictions écologiques, ils militent par exemple pour des organisations de défense de l’environnement, s’investissent dans un jardin partagé ou encore des épiceries autogérées Un exemple parmi tant d’autres : l’ami d’Anna Zelcer-Lermine, que nous avons rencontrée en entretien, est commercial dans une grosse entreprise informatique « juste pour bien gagner sa vie», ce qui lui a permis d’acheter un terrain de forêt qu’il laisse vivre librement et d’avoir un local pour être professeur de yoga sur son temps libre.
Si certains cloisonnent leurs activités militantes et professionnelles – soit par choix, soit faute de mieux – d’autres actifs choisissent une troisième voie. Ni Exit, ni Loyalty, des salariés décident de faire entendre leur voix collectivement (Voice), et tentent alors de changer les choses de l’intérieur.
[1] Sarah Abdelnour (2018), Les nouveaux prolétaires, Textuel.
[2] Le site Coop’Lib recense plus d’une vingtaine d’épiceries autogérées à travers la France.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Les déterminants macro renvoient au contexte socio-économique dans lequel évoluent les entreprises d’un même secteur. Ce contexte peut être favorable ou défavorable à la mise en place de démarche RSE : réglementation, pratiques concurrentielles du secteur, pression des clients et de la société, etc. Le secteur du BTP est particulièrement intéressant de ce point de vue. Situées au bout de la chaîne de production, les entreprises ont peu de marge de manœuvre pour renégocier les projets auprès des donneurs d’ordre. L’hyper-concurrence du secteur affaiblit encore un peu plus un rapport de force déjà défavorable aux entreprises prestataires. Au regard des contraintes structurelles du secteur, la distinction s’effectue d’abord par les prix et tire les offres vers le bas. Pour répondre à la pression tarifaire, les entreprises mettent en place diverses stratégies, parmi lesquelles : baisse des mesures de sécurité, recours à la sous-traitance… et non respect des normes environnementales
Un contexte particulièrement difficile pour les TPE et PME (qui représentent 98 % des entreprises du secteur), mais que ressent également un grand groupe comme Eiffage. « On propose systématiquement une offre bas carbone. Mais en réalité, très peu de clients la choisissent ; c’est encore plus flagrant chez les industriels et les grands groupes. Le cadre réglementaire n’est pas encore suffisamment contraignant pour changer les habitudes, donc on repousse les échéances » témoigne Franck Gauthier, directeur des ressources humaines de la branche Construction.
[1] Voir Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
[2] Entretien avec Franck Gauthier, réalisé le 18 novembre 2022.
La crise écologique vient bousculer les imaginaires technocratiques. De nombreux paradigmes auparavant indiscutables sont aujourd’hui fortement remis en cause : la nature comme simple ressource exploitable, l’impératif de productivité, la vision scientifique et mécaniste du travail…
Dans cette section, nous dressons une esquisse de ces critiques : quelles représentations du monde proposent-elles en contrepartie ? quelles conséquences sur la manière de percevoir et de comprendre le monde du travail ? quels effets sur l’appréhension que les travailleurs ont de leur activité ?
Dans un post Linkedin du 10 décembre 2022, Pascale Boissier, cofondatrice de Silbo, un cabinet de conseil en communication et accompagnement aux transitions, s’interroge :
« Depuis quelques mois, nous ressentons un effet de saturation grandissant : que ce soit du côté des décideurs ou des équipes, le niveau d’information [sur les enjeux écologiques] est monté d’un cran (la loupe médiatique est aussi passée par là) et la frustration qui l’accompagne aussi. Même si nous avons toujours à apprendre et comprendre, « nous savons ». Et pour beaucoup, la mise en action tarde à s’enclencher concrètement. Et l’agitation qui l’entoure tend à l’inhiber encore plus… L’inertie n’est pas forcément généralisée, mais elle est bien là. »
Pascal Boissier (2022), « Arrive-t-on au bout du cycle des #FresquesduClimat, du moins dans le monde professionnel ? », Linkedin.
Au-delà des discours, les actions menées ne sont aujourd’hui pas assez massives pour réellement changer la donne. Contenir le réchauffement climatique à +1,5°C apparaît de plus en plus compromis ; de nombreuses organisations marquent déjà un rétropédalage en communiquant autour d’un objectif à +2°C. Or, +0,5°C n’est pas une option, les conséquences en seraient catastrophiques pour tous, y compris d’un point de vue économique De plus, comme le rappelle le climatologue Zeke Hausfather, l’avenir n’est pas encore joué : « Les meilleures connaissances disponibles montrent qu’au contraire, le réchauffement devrait plus ou moins s’arrêter lorsque les émissions de dioxyde de carbone (CO2) seront nulles, ce qui signifie que l’Homme a le pouvoir de choisir son avenir climatique » Alors qu’est-ce qui bloque ?
Habituellement, quand on regarde les stratégies RSE, on classe les entreprises en trois catégories : celles qui se situent en deçà des exigences réglementaires et ne déploient aucun effort dans les domaines relevant de la RSE (catégorie qui tend à décroître du fait de la pression croissante des réglementations et des risques indus à leur non-respect), celles qui cherchent avant tout à maintenir un profit optimal et utilisent la RSE essentiellement pour limiter les risques financiers (catégorie encore majoritaire), et les entreprises dites motrices qui font de la RSE un élément-clé de la pérennisation de leur activité (réduction des coûts, légitimité accrue, différenciation sur le marché – catégorie en croissance) Cette approche nous paraît réductrice dans la mesure où elle peut laisser entendre qu’une meilleure diffusion de la RSE et de ses enjeux suffiraient à créer un mouvement de bascule et inciter les entreprises à intégrer la RSE au cœur de leur modèle. Comme souvent, la réalité est plus complexe
Pour comprendre les contraintes qui pèsent sur les entreprises et les marges de manœuvre à leur disposition, nous proposons une entrée par trois niveaux : les déterminants macro, les déterminants méso et les déterminants micro.
[1] Pascal Boissier (2022), « Arrive-t-on au bout du cycle des #FresquesduClimat, du moins dans le monde professionnel ? », Linkedin.
[2] Bon Pote (2022), « Limiter le réchauffement climatique à seulement +2°C au lieu d’1.5°C est irresponsable ».
[3] Zeke Hausfather (2021), « Explication : Le réchauffement climatique s’arrêtera-t-il dès que les émissions nettes seront nulles ? », CarbonBrief.
[4] Cette typologie trouve ses origines chez Archie B. Carroll (1979). Elle a été reprise par Béatrice Bellini (2003), et encore plus récemment dans un article de 2016 portant sur la RSE dans les PME : Élise Bonneveux et Richard Soparnot, « Les stratégies de responsabilité sociale des petites et moyennes entreprises : quels effets pour quelles parties prenantes ? », RIHME, n°20.
[5] La suite de cette section s'appuie grandement sur les résultats de cette note : Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
Les entreprises évoluent dans des réseaux de contraintes à trois niveaux, liés au contexte macro-économique, à leurs caractéristiques objectives (taille, CA, etc.), et à leur histoire propre. Les nouvelles représentations du travail qui émergent de la crise écologique sont puissantes dans la mesure où leurs effets sont déjà perceptibles : les salariés qui en ont les moyens, agissent. Pour que le mouvement passe de l’échelle individuelle à une échelle collective et structurelle, il faut agir sur les cadres d’action des entreprises.
Dans cette section, nous explorons trois pistes que nous ont partagées les personnes que nous avons rencontrées pour cette étude, et qui nous sont apparues comme nécessaires au regard des mutations que connaît le monde du travail : l’évolution réglementaire, l’inscription des communs dans les modèles de gouvernance et d’affaires, et la formation des dirigeants. Trois conditions sine qua non à une transformation de nos modes de travail.
Comme le note Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) : « Il y a un fossé entre les valeurs qu’on propose et le monde de l’entreprise aujourd’hui[1]. » Pourtant, les pensées écologistes interpellent directement le fonctionnement et l’organisation des entreprises. Tout d’abord, elles amènent à internaliser les externalités des entreprises, c’est-à-dire à intégrer une réflexion sur les conditions d’existence de leur activité. Basiquement : sur quoi repose l’activité ? Quelles conséquences pour l’environnement ? pour les populations locales ? Quelles conditions de travail en interne, et chez les sous-traitants ? etc. Mais elles interpellent aussi les entreprises sur leur manière de concevoir le travail, et de l’organiser.
[1] Entretien avec Mathilde Loisil, réalisé le 14 juin 2022.
Enfin, les déterminants micro renvoient à l’histoire d’une entreprise singulière, à la trajectoire et aux profils des personnes qui la constituent, mais aussi au climat social et aux pratiques commerciales déployées. Il s’agit alors d’identifier les conditions d’émergence d’une conscience et de pratiques RSE à l’échelle d’une organisation spécifique.
Tout d’abord, c’est beaucoup plus simple de partir d’une page blanche que de réorienter une organisation déjà existante. Et comme nous l’avons vu précédemment, plus la structure est imposante, plus elles rencontrent des forces de blocage et d’inertie. De ce fait, il n’est pas surprenant, toujours au regard de la typologie des sociétés à mission que près de 40 % d’entre elles soient des entreprises nouvellement créées, et 73 % aient moins de 10 ans En d’autres termes, l’ancienneté est un facteur déterminant dans l’engagement RSE.
Un autre facteur qui est directement lié, c’est la maturité de personnes-clés au sein de l’organisation sur ces enjeux. Par « personnes-clés » nous entendons des personnes qui portent le projet d’entreprise (par exemple le dirigeant), mais aussi des personnes influentes et légitimes dans l’organisation qui pourront avoir des rôles de « passeurs » (responsables d’équipe, chefs de chantier, etc.). En cela, l’information et la formation sont des éléments essentiels. Mais on observe aussi l’importance de la participation dans des instances collectives ou professionnelles. Les fédérations, les syndicats, les réseaux professionnels sont des lieux de socialisation et d’échanges de pratique qui s’avèrent déterminants dans les parcours individuels et collectifs.
Un troisième facteur qui peut jouer est la formalisation des démarches existantes pour travailler la culture interne de l’entreprise. Ce point d’attention concerne les TPE, qui souvent se contentent d’une culture orale, mais aussi les grands groupes qui se retrouvent à travailler en silos avec un faible partage d’information entre les directions ou les projets.
Cette liste ne se veut pas exhaustive. C’est simplement un aperçu des couches de contraintes qui traversent les entreprises et qui peuvent entraîner de fortes poches d’inertie. Les échelles macro, méso et micro permettent d’approcher plus finement les freins que peuvent rencontrer les organisations, dans la mesure où les trois niveaux s’enchevêtrent. Nous arrivons aujourd’hui à un moment d’autant plus intéressant que l’idéologie ingénieriste que nous détaillons dans la première partie n’est plus exclusive. Pour reprendre une formule de Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) : « Les humains ont compris, maintenant il faut changer la machine »
La montée de la prise en conscience de l’urgence écologique amène d’autres manières de penser et de travailler à cohabiter – plus ou moins bien d’ailleurs – avec les structures et infrastructures dominantes, ce qui ajoute du jeu dans les marges de manœuvre aux mains des entreprises. Plus que des pistes qui n’auraient que peu de sens au regard du périmètre de cette étude exploratoire, la troisième partie de ce rapport se propose d’identifier les conditions du changement : quels sont les déterminants qui créeraient un cadre favorable à l’intégration des enjeux écologiques au cœur des modèles d’affaires, et à quoi pourraient ressembler les structures et infrastructures correspondantes aux idéologies émergentes.
[1] Observatoire des Sociétés à mission (2022), op. cit.
[2] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
Dans un même contexte socio-économique, les contraintes qui pèsent sur les entreprises ne seront pas les mêmes en fonction de leurs caractéristiques dites visibles (taille, chiffre d’affaires, champ d’activité, etc.) ; c’est ce qu’on appelle les déterminants méso. Parmi les différentes caractéristiques, la taille apparaît un facteur particulièrement discriminant pour l’engagement RSE.
Depuis le décret n°2017-1265 du 9 août 2017, les entreprises qui dépassent certains seuils comptables doivent présenter une déclaration de performance extra-financière dans leur rapport d’activité. La réglementation rend obligatoire la formalisation des démarches RSE au sein des entreprises de plus de 500 salariés ; les autres en sont exemptes. Cette différence de traitement correspond aux différences de pratiques que l’on retrouve dans ces deux types de structures. Les ETI et les grandes entreprises peuvent se permettre, de par leur taille et le chiffre d’affaires qui va avec, de consacrer des moyens importants à la RSE. Par ailleurs, elles ont une culture de reporting déjà bien ancrée, ce qui facilite l’objectivation et le suivi des politiques déployées. Les travaux portant sur les PME et TPE témoignent de difficultés plus grandes Dans les petites structures, on observe en général un double phénomène qui freine leur engagement dans des démarches RSE. Tout d’abord, une faible structuration de l’entreprise qui va avec la concentration de la prise de décision aux mains d’une personne (bien souvent le fondateur). Ensuite, une organisation d’abord tournée vers le court-terme et l’opérationnel. Il en découle une difficulté à dresser un diagnostic, à choisir les actions à engager, à les suivre et à les évaluer. Dans ce contexte, la RSE s’ajoute au reste et a du mal à être vécue autrement que comme une contrainte.
Pour autant, c’est bien chez les plus petites structures que l’on voit les projets les plus innovants du point de vue de l’intégration des enjeux écologiques. Un constat paradoxal qui nous a été partagé plusieurs fois en entretien, et qu’on retrouve en regardant la typologie des sociétés à mission : 80 % sont des entreprises de moins de 50 salariés Si leur petite taille les rend plus sensibles aux déterminants macro, elles sont également bien plus agiles et malléables pour bifurquer. Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB), nous partageait les difficultés que les grands groupes ont à relocaliser leurs productions : « avoir une direction des achats au Pays-Bas, ça ne marche pas avec des coopératives localisées où personne ne parle anglais… travailler avec des grosses boîtes internationales qui veulent vendre local dans le sud-ouest, ça bouscule leur orga à elles ! » De fait, les DRH que nous avons rencontrés témoignent de la difficulté de diffuser la RSE dans les pratiques opérationnelles ; nous avons donné certains exemples dans les sections précédentes .
Un autre aspect à ne pas négliger est la place des actionnaires dans les très grandes entreprises. En 2020, une étude révèle que des fonds spéculatifs compromettent la responsabilité sociale des entreprises Ces derniers considèrent les activités de RSE comme l’indicateur d’un gaspillage de ressources qui ne permettrait pas aux entreprises de maximiser les bénéfices de leurs actionnaires. Les fonds activistes se jettent alors sur l’entreprise et font pression sur le conseil d’administration pour obtenir des changements de stratégie et de gouvernance. Une stratégie dont Danone a fait les frais
[1] Voir par exemple Philippe Callot (2014), « La difficile appropriation du concept de RSE par les TPE. Le cas de la viticulture », La Revue des Sciences de Gestion, n°269-270. Ou encore : Elisabeth Lamure et Jacques Le Nay (2020), « Comment valoriser les entreprises responsables et engagées ? », rapport d’information du Sénat, n°572.
[2] Chiffres au 4e trimestre 2021. Voir Observatoire des Sociétés à mission (2022), « Baromètre de l’Observatoire – Portrait des sociétés à mission », n°5.
[3] Entretien avec Sophie Rigondaud, op. cit.
[4] Voir par exemple la section « 1.3.2. La conduite du changement descendante, un haut risque de détérioration du climat social ».
[5] HEC (2020), « Une étude révèle que les fonds spéculatifs activistes compromettent la responsabilité sociale des entreprises », communiqué de presse.
[6] Bertrand Valiorgue (2021), « Danone, une illustration des fragilités du statut d’entreprise à mission », The Conversation.
Les leviers d’actions pour accélérer la transition écologique se situent donc à plusieurs niveaux : les normes réglementaires incitent les entreprises à repenser leur chaîne de valeur et à évaluer son impact ; les choix opérés en matière de structure juridique et de modèles de gouvernance conditionnent la façon dont seront prises les décisions. Aussi, un maillon nous semble essentiel pour agir pour le bien commun : la formation des dirigeants à la prise de décision collective.
Selon l’étude d'Occurrence, 98 % des dirigeants français considèrent que « la transition écologique est un enjeu majeur de société ». La prise de conscience semble donc bien amorcée. Mais est-ce suffisant ?
Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, les dirigeants français manquent de repères scientifiques structurants pour penser les enjeux de l’Anthropocène : « Les savoirs scientifiques sont trop absents des lieux où ils devraient être une boussole pour l’action collective : le débat public, les collectivités, les entreprises, les programmes scolaires ». Pour le chercheur, il serait utile de penser la littératie écologique, c'est-à-dire les savoirs minimaux dont devrait disposer toute personne en position de responsabilité, y compris les dirigeants d’entreprise Ces savoirs devraient se référer beaucoup plus à la notion de limites planétaires dont parle le GIEC ou encore au concept d’Anthropocène (interdépendance des trois sous-systèmes : le système climatique, la biosphère, les sociétés humaines – voir « 2.1.1. Se penser dans la nature, et non en dehors »).
Les chercheurs et les activistes pour le climat sont d’accord pour affirmer que le fait de disposer d’un état des lieux partagé des connaissances scientifiques est une condition de base pour avancer, mais sera-t-elle suffisante ? « On aura beau avoir abreuvé les dirigeants de données scientifiques sur l’ampleur du dérèglement climatique, si on ne les forme pas à prendre des décisions différemment, rien ne changera » nous soufflait la directrice RSE d’un grand groupe.
Plusieurs acteurs du monde de l’entreprise que nous avons interrogés nous confirment que des programmes de formation destinés aux dirigeants existent, mais certains pointent leur inadéquation avec les besoins réels des entreprises. Pour Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du groupe Fransbonhomme :
« L’offre de formation n’est pas vraiment adaptée aux dirigeants : pour l’instant, soit on fait intervenir des conférenciers de haut-niveau et on aborde le sujet de manière très théorique et on agit sur la prise de conscience ; soit on déploie la Fresque du Climat mais cela manque d’applications stratégiques et opérationnelles. On devrait surtout les former à prendre des décisions autrement, à penser de nouveaux indicateurs plus respectueux du bien commun et à les intégrer dans leurs comptes de résultat. »
Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
Pour les personnes interrogées, les formations destinées aux managers intermédiaires sont bien conçues et répondent aux besoins en matière de gestes métier. La directrice du développement durable d’un acteur du luxe nous partage sa satisfaction à propos d’un programme déployé avec l’aide d’un cabinet spécialisé :
« La formation à l’éco-conception – qui s’adresse à toutes les personnes impliquées, des acheteurs aux designers – invite les salariés à se poser des questions clés à chaque étape de la chaîne de valeur : quel choix opérer ? en fonction de quels indicateurs écologiques et sociaux ? comment évaluer l’impact ? »
Entretien avec Anne, op. cit.
Mais, elle reconnaît manquer de formations destinées au top management qui les inciteraient à repenser leurs processus de décision (voir « 2.3.1. La formation, principale porte d’entrée pour les employeurs »).
Les dirigeants semblent conscients de l’impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle des salariés ; 40 % d’entre eux déclarent que la transition écologique a un impact très important sur l’activité professionnelle et 60 % perçoivent ce changement comme positifMais cette prise de conscience se traduit-elle dans les arbitrages favorables à la préservation des écosystèmes et du vivant ? Pour cela, il faudrait en effet pouvoir revoir le cadre de référence (la rentabilité court-terme doit-elle toujours être privilégiée ?) et les processus de décision (qui décide ? et au regard de quels indicateurs ?). Pour Olivier Piazza, spécialiste des Communs et intervenant en entreprise, le constat est clair : « la formation des dirigeants sur les enjeux RSE n'inclut pas assez de repères sur la gouvernance participative, or c'est une condition clé pour voir advenir le changement ».
Dans nos échanges, trois acteurs nous ont été cités comme particulièrement en pointe sur ces sujets. Premièrement, l’organisme de formation EcoLearn qui développe une offre à destination des dirigeants et des cadres sur les enjeux de durabilité en adoptant une approche systémique (répartition du capital, place des collaborateurs dans l’entreprise, dialogue social, valeurs et sens, processus managériaux, etc.). Deuxièmement, le Master of Science (MSc.) Strategy & Design for the Anthropocene de la business school ESC Clermont qui forme des profils de « redirectionnistes », capables de porter des questions de stratégie et d’engager des transformations culturelles et écologiques au sein des entreprises. La formation est pensée pour des profils en reconversion mais aussi pour des personnes désireuses de changer leur entreprise de l’intérieur. Ainsi, nous avons rencontré Hacer Us, ancienne responsable de la logistique intercontinentale de Michelin, qui a suivi cette formation et travaille aujourd’hui, toujours chez Michelin, au sein du Customer Lab Europe pour mener des expérimentations pour « intégrer le “P” de Planète concrètement dans nos offres de service (autour et au-delà du pneu) ». Et enfin, le laboratoire ATEMIS (Analyse du Travail et des Mutations dans l’Industrie Et les Services) qui accompagne les entreprises dans la transformation de leur modèle à partir des principes de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération (voir « 2.1.2. Changer d’indicateurs pour mesurer la valeur du travail »). Cet accompagnement repose sur des formations et le développement d’une communauté de directeurs et cadres d’entreprise engagés.
[1] « Importance de transition écologique dans la société » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 51.
[2] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
[3] L’idée de « littératie écologique » se rapproche de celle de « littératie numérique » développée dans les années 2010 pour définir l’ensemble des savoirs minimaux nécessaires pour appréhender les enjeux et les usages du web.
[4] Entretien informel, réalisé en octobre 2022.
[5] Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
[6] Entretien avec Anne, op. cit.
[7] « Impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., pp. 60-63.
[8] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[9] Entretien avec Hacer Us, op. cit.
Au-delà de l’effort mis sur la formation interne, nous avons observé au cours des auditions une tendance intéressante. Un certain nombre des entreprises rencontrées nous disaient expérimenter un rapprochement, voire une fusion des directions RSE avec d’autres directions, en particulier la direction des ressources humaines. Une tendance qui semble trouver des échos dans l’enquête « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? » publiée au printemps 2022 par EcoLearn et Talents For The Planet Dans cette enquête, les entreprises sont interrogées sur les chantiers qu’elles considèrent prioritaires dans leur organisation au regard des enjeux écologiques. L’accompagnement des collaborateurs vers un modèle durable (sous l’angle « des ressources humaines, la gouvernance partagée et les enjeux de diversité et d’inclusion ») arrive en deuxième position, juste après la mise en place d’une stratégie climat. La proposition est jugée comme « très », voire « absolument » prioritaire par 86 % des répondants Si le profil des répondants n’est pas détaillé et qu’un biais de sélection ne soit pas à exclure, ce chiffre donne a minima un signal faible sur un changement de perception des enjeux RSE au sein des entreprises. L’enquête détaille plus loin :
« La durabilité touche à présent de manière transversale tous les métiers. L’époque où les questions durables étaient cantonnées au seul département RSE semble révolue. À l’exception de l’audit, tous les métiers sont considérés comme prioritaires par au moins un tiers des répondants. […] Classés ex-aequo en deuxième position [après la finance], la nécessaire transformation du marketing et des achats semble indiquer deux tendances : bannir définitivement le greenwashing et inclure les fournisseurs (et les autres partenaires) de l’entreprise dans la dynamique de durabilité. »
EcoLearn x Talents for the Planet (2022), « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? », p. 10.
Ce rapprochement entre les fonctions RSE et RH laisse entendre une adhésion croissante des entreprises à une vision systémique et globale des enjeux de durabilité. Et dans les faits, de plus en plus d’entreprises placent la responsabilité sociale et environnementale au cœur de leur modèle. Trois ans après la loi PACTE, ce sont près de 1 000 entreprises qui ont décidé d’inscrire dans leurs statuts leur engagement ; un nombre qui croît de façon exponentielle et concerne déjà plus de 530 000 salariés (pour en savoir plus sur les sociétés à mission, voir encadré définition ci-dessous).
Définition :
Une société à mission est une entreprise qui, au-delà de la simple recherche de rentabilité économique, se donne statutairement une finalité d’ordre social ou environnemental.
La qualité de société à mission a été introduite et définie juridiquement en mai 2019 avec la promulgation de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transition de l’Entreprise).
Elle repose sur trois grands principes :
la définition d’une raison d’être et d’objectifs sociaux et environnementaux que se donne l’entreprise, tant envers son écosystème qu’elle-même ; c’est ce qu’on appelle la « mission » de l’entreprise ;
l’inscription juridique de cette mission dans les statuts afin d’engager formellement les actionnaires ; cette mission doit s’accompagner de critères ou conditions permettant son évaluation ;
la mise en place de mécanismes de contrôle associés à la mission, avec notamment un dispositif de gouvernance spécifique, le « comité de mission », composé d’au moins un salarié et de personnalités externes ; la société doit également faire l’objet d’évaluations régulières par un organisme tiers indépendant et peut voir sa qualité de société à mission révoquée si un ou plusieurs objectifs ne sont pas respectés.
Si l’inscription d’une « mission » dans les statuts peut s’apparenter pour les entreprises à un horizon à suivre – ou à une « étoile polaire » pour reprendre une formulation d’Arnaud Herrmann , le nombre d’organisations qui s’engagent, en pratique, ne cessent lui aussi de croître. Le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) est en constante expansion ; en 2021, il représente 10 % du PIB et près de 14 % des emplois privés en FrancePar ailleurs, de plus en plus d’entreprises se tournent vers les certifications dites d’impact positif. Parmi les plus prisées, la certification B-Corp, connaît depuis 2020 un véritable « raz-de-marée de dépôts de dossiers », selon les mots d’Augustin Boulot, directeur général de B lab France Un signal intéressant quand on le rapporte au faible taux de réussite de ces certifications (inférieur à 5 % pour le label B-Corp) et à la lourdeur administrative des démarches à entreprendre. Quelque chose semble en train de se jouer ici.
Pour Alexandra Ferre, directrice de l’Impact et de la transformation responsable (« Impact & Sustainable Transformation ») chez Yves Rocher, la RSE est une clé pour changer les cultures d’entreprise et transformer les organisations : « On ne peut pas impliquer sur des sujets environnementaux si les collaborateurs ne sont pas bien et que cela est à mille lieux de ce qu’ils vivent comme “expérience-collaborateur” » La démarche de certification B-Corp a été pour le groupe Rocher l’occasion de repenser les fonctions RH :
« La certification B-Corp a un grand volet RH autour de la responsabilité sociale qui balaye la santé/sécurité, le développement pro/perso, le bien-être des collaborateurs, etc. Ça vient chambouler la RH classique à la française ; la RH, ce n’est pas que de la gestion ! »
Entretien avec Alexandra Ferre, réalisé le 31 août 2022.
Au-delà des questions des recrutements, de la rémunération, des congés ou de l’attractivité, la direction des ressources humaines devient responsable de l’évolution des collaborateurs, dans et hors de l’entreprise. Cette prise de conscience a été le début de nombreux chantiers RH, notamment un travail autour de l’employabilité des salariés avec la mise en place de formations internes autour des enjeux écologiques (la « Nature Academy »). En parallèle, des formations RSE à destination des managers ont été développées : « ce n’est plus l’équipe Impact qui va auprès de chaque service, il faut que ce soit intégré à chaque service », commente Alexandra Ferre. L’harmonisation des standards sociaux (mutuelle, assurance vie, etc.) pour les 16 000 salariés du groupe, en France et à l’international, apparaît également comme prioritaire. Pour le pilotage de ces chantiers, le groupe a fait le choix de mutualiser un poste RSE/RH afin que les dimensions sociales et environnementales soient au cœur des démarches. Pour Alexandra Ferre, c’est presque un positionnement philosophique que la RSE impose aux RH : « Quel rôle des RH demain, dans un monde de plus en plus rude ? Quels grands débats adresser et qu’est-ce qu’on veut apporter ? Ce sont aujourd’hui ces questions que les RH doivent se poser »
La prise de conscience croissante des responsabilités multiples des entreprises et de la nécessité d’intégrer les enjeux écologiques dans la stratégie et l’organisation est rassurante. Néanmoins, si une dynamique semble se dessiner, il y a encore de nombreuses poches d’inertie. C’est ce que nous allons essayer de comprendre à présent.
[1] EcoLearn x Talents for the Planet (2022), « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? ».
[2] Op. cit., p. 11.
[3] Op. cit., p. 10.
[4] 88 sociétés à mission sont recensées sur le site de l’Observatoire des sociétés à mission au 2e trimestre 2021, à l’heure où nous écrivons ces lignes, elles sont plus de 910 [site consulté le 18 décembre 2022].
[5] En mars 2022, pour 505 sociétés à mission enregistrées.
[6] Entretien avec Arnaud Herrmann, op. cit.
[7] Éric Bidet (2019), « L’économie sociale et solidaire en France, un secteur en expansion », Informations sociales, n°199, pp. 10-13.
[8] Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielles et numérique (2021), « L’économie sociale et solidaire (ESS) », economie.gouv.fr.
[9] Agathe Beaujon (2022), « B Corp : comment fonctionne ce label qui séduit de plus en plus d’entreprises ? », Challenges.
[10] Entretien avec Alexandra Ferre, réalisé le 31 août 2022.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
La transformation de l’environnement macro-économique et des modèles d’entreprise n’a de sens que si la transformation de l’activité suit. Agir sur les structures est importante dans la mesure où elles servent de cadres au travail. Mais si l’on écoute les nouvelles attentes des salariés au regard de la crise écologique et des mobilisations actuelles autour du sens du travail, c’est bien l’activité qui est questionnée dans son contenu et son exercice.
Dans cette section, nous nous attachons à dessiner ce que pourrait être cette activité : quels métiers en accord avec les principes écologiques ? quel management ? quel dialogue social ? En d’autres termes : quel futur du travail dans un monde où l’approche écologiste prend le pas sur le tropisme ingénieriste ?
L’écologie amène un changement de perspective. Si nous travaillons collectivement à ce que tous les métiers soient dignes, redéfinir le contenu de l’activité ne suffira pas. Le cadre dans lequel l’activité s'exerce doit lui aussi être repensé. Une organisation du travail qui repose sur une vision ingénieriste classique – des cadres qui dessinent la stratégie et la manière d’y arriver, un management intermédiaire qui contrôle son application, et des opérateurs qui l'exécutent – ne peut laisser l’espace nécessaire pour penser le travail et son sens. On est dans une vision instrumentale de l’individu et de l’activité. Vision qui, dans la pratique, procure par ailleurs beaucoup de souffrance dans la mesure où la réalité quotidienne du travail (appelé « travail réel » en ergonomie) ne correspond jamais au travail tel qu’il est initialement prévu (« travail prescrit »). Plus l’exercice du travail est corseté par l’organisation, plus les risques psychosociaux sont grands (conflits de valeur, perte de sens, etc.). À quoi pourrait ressembler une organisation qui favorise le pouvoir d’agir des individus ?
Tout d’abord, il ne faudrait pas conclure trop rapidement au rejet de tout cadre. Sans prescription, deux risques peuvent surgir : l’isolement et l’insécurité. Dans le premier cas, le travailleur est laissé seul, abandonné à son sort… le plus souvent sans les ressources nécessaires pour mener à bien son travail. Dans le second, n’étant pas formalisé, la prescription peut venir de tous les acteurs. Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, en pointe le danger :
« L’objet du travail ne peut être constamment regardé et soumis au regard de tout le monde ; on ne peut pas être constamment en train de négocier son travail, c’est important en terme de santé mentale. Il faut pouvoir être en situation d’être un ou une professionnelle, d’être expert de son sujet. »
Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
Situation qui, en ergonomie, renvoie à la notion « d’agir véritable » ou « agir authentique » : pouvoir se reconnaître dans ce que je porte (ne pas avoir à mentir, ne pas avoir d’injonctions contradictoires, etc.) et affirmer sa singularité dans l’exercice de son travail (ne pas être considéré comme « interchangeable »). D’un point de vue organisationnel, cela repose sur l’aménagement d’espaces de discussion des normes professionnelles… et de conflit. Pour Valérie Pueyo, c’est précisément à cela que doit servir la formalisation de l’activité : « la prescription sert de cadre à l’action, à la controverse : qui la produit, comment elle se travaille ; ce sont des points dont il faut traiter collectivement »
Pour autant, parler du travail – de son contenu comme de ses conditions d’exercice – ne va pas de soi. En octobre 2021, Virginie Bloch-Lainé introduit le premier épisode « Le corps à l’ouvrage » de l’émission La série documentaire (LSD) par la difficulté que les travailleurs sur les chantiers du BTP ont à parler de leur travail ; elle évoque une « parole verrouillée ». D’après une étude menée par Harris pour l’Anact, ces difficultés concernent un salarié sur trois, et parmi ceux qui prennent la parole, la majorité passe par des échanges informels entre collègues Manque d’habitude, manque de temps, manque de légitimité, manque d’intérêt… quelle qu'en soit la raison, le fait est que les travailleurs sont rarement incités à faire preuve de réflexivité sur leur pratique professionnelle. Pour inverser la tendance, et acculturer les équipes à la discussion, les espaces de discussion sur le travail (EDT) sont des dispositifs efficaces.
Définition :
À partir du récit de l’activité telle qu’elle est vécue par les travailleurs, les EDT (espaces de discussion sur le travail) sont des dispositifs qui permettent d’analyser collectivement les situations de travail soumises au groupe (qu’est-ce qui est à l’origine de la situation ? quels enseignements en tirer ?) et d’aboutir à la formulation de propositions concrètes (accord sur un ensemble de pratiques considérées comme acceptables par le groupe, modification de l’organisation du travail, etc.)
L’implication de la ligne hiérarchique (un manager présent) engage l’organisation quant aux suites à donner à la discussion. Elle interpelle également le manager sur sa posture ; pendant ce temps, il n’est pas dans le contrôle ou l’évaluation, mais dans la compréhension et dans l’écoute. Ces échanges participent à la mise en visibilité et à la valorisation du travail réalisé.
[5] Pour plus d’information, lire les ressources « Animer un espace de discussion » publiées sur le site de l’ANACT.
Dans certains cas, la présence du manager n’est pas souhaitable et peut être contre-productive. La discussion doit alors avoir lieu à un autre niveau organisationnel, dans les instances sociales de l’entreprise. C’est notamment le cas lorsque des conflits de normes apparaissent. Si tout le monde s’accorde sur l’importance d’un « travail bien fait », encore trop peu d’organisations prévoient d’espaces pour confronter les différentes représentations de ce qui fait la qualité du travail. Pour s’y retrouver, chaque individu arbitre, le plus souvent seul, sur la priorisation des critères (quantité/qualité, santé/performance, sécurité/vitesse) en fonction de ce qui lui semble le plus pertinent et des marges de manœuvre qui lui sont laissées. Or, c’est bien dans ces écarts de perception que se jouent les conflits de valeurs, les injonctions contradictoires et la perte de sens. Pour Yves Clot, psychologue du travail et professeur émérite au CNAM, réinvestir le conflit sur les critères du travail bien fait est vital pour les organisations.
Le conflit est une des conditions sine qua non de l’agir véritable et du développement de l’activité. Yves Clot recommande la mise en place d’une « coopération conflictuelle sur le travail bien fait » entre des « référents métiers » – salariés élus pour représenter leurs pairs, la direction et les représentants du personnel qui ont ici un rôle de tiers pour éviter le face-à-face et permettre de créer du jeu dans les rapports de force. Une refonte du système de relations professionnelles primordiale à un moment où l’écologie vient bouleverser les systèmes de valeurs au sein des organisations.
[1] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
[2] Ibid.
[3] Virginie Bloch-Lainé et Clothilde Pivin (2021), « Épisode 1/4 : Le corps à l’ouvrage », LSD, la série documentaire. Un constat similaire est fait par l’Anact dans leur rapport sur les travailleurs agricoles de la filière viande publiée en 2018 (« Mieux comprendre les enjeux du travail dans les projets de “consommation responsable” » In Anact-Aract (2018), « L’amélioration des conditions de travail aux postes de bouverie et de tuerie en abattoirs de boucherie », rapport d’étude, p. 29.)
[4] Harris x Anact (2015), « Parler de son travail : comment ? Avec qui ? Pour quelles finalités ? ». Des chiffres qu’il serait intéressant d’actualiser post-covid et de décliner par catégorie professionnelle.
[5] Pour plus d’information, lire les ressources « Animer un espace de discussion » publiées sur le site de l’ANACT.
Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, spécialiste de l’Anthropocène, la question écologique est une question politique au sens où elle implique toutes les parties prenantes : l’État, les acteurs du monde économique (entreprises, syndicats, organismes de formation professionnelle, etc.) et les citoyens. Par ailleurs, la crise écologique nous impose de faire des choix entre différents modèles de société et différents systèmes de valeurs. Selon lui, si l’on veut voir advenir une véritable transition écologique et freiner l’emballement du dérèglement climatique, le changement passera d’abord par la loi : « On a besoin que le législateur pense le monde en termes de limites planétaires. Le salut ne viendra pas seulement d’un sursaut moral des grandes entreprises » Il ne s’agit évidemment pas d’imposer des lois de façon autoritaire sans avoir concerté les différentes parties prenantes en amont, mais il s’agit bien de réguler, d’encadrer l’activité économique pour stopper l’altération des écosystèmes.
Si les normes réglementaires en matière d’écologie sont souvent perçues comme une contrainte, notamment chez les toutes petites entreprises et PME qui disposent de ressources matérielles et financières limitées, elles peuvent aussi être perçues comme une véritable opportunité de penser différemment l’organisation du travail. Ainsi, l’industrie de la mode et du textile – deuxième industrie la plus polluante après le pétrole (elle est responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que l’aviation et le transport maritime réunis ) – se voit imposer régulièrement de nouvelles normes pour réduire son impact environnemental.
De nombreuses entreprises avaient déjà revu leurs pratiques pour renforcer l’éco-conception, mais la publication de la loi AGEC (loi anti-gaspillage pour une économie circulaire) en 2022 a considérablement accéléré les choses. L’article 45 de la loi interdit aux entreprises de détruire leurs invendus. L’objectif est de mettre fin à une pratique courante : chaque année en France, c’est entre 10 000 et 20 000 tonnes de produits textiles neufs qui sont détruits. En cas de non respect de la loi, les marques s’exposent à des risques financiers (amende pouvant aller jusqu’à 15 000 €) mais surtout à des risques d’image. Or, on sait à quel point l’image et la réputation sont un actif précieux dans la mode, particulièrement dans l’univers du luxe.
Définition :
L'éco-conception consiste à penser l'impact environnemental d'un produit dès sa conception et tout au long de la chaîne de valeur : extraction des matières premières, production, distribution et fin de vie.
Pour la directrice du développement durable d’une maison de luxe que nous avons interviewée, l’impact de la loi AGEC est fondamentale : « La loi nous interdit de détruire les invendus et nous impose la traçabilité des matières. Evidemment que c’est contraignant, mais sans la contrainte on ne le fait pas ! Cela a littéralement boosté tout le monde dans le secteur et c’est tant mieux » Avant la publication de la loi AGEC, son entreprise était déjà engagée dans l’éco-conception et avait pensé des filières de réemploi – notamment par le don des invendus à des associations – mais les pratiques n’étaient pas formalisées, ni harmonisées, ce qui pouvait réduire leur impact :
« Certaines entités étaient en avance mais cela reposait surtout sur la bonne volonté de quelques dirigeants, à présent, l’obligation légale met tout le monde à niveau. Toute l’entreprise doit revoir sa façon de produire et de penser le cycle de vie du produit, il n’y a plus d’excuse. »
Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.
La directrice du développement durable souligne aussi que la norme est un levier puissant en matière d’engagement et de sens au travail : « Plusieurs de mes collègues de la supply chain n’étaient pas en accord avec la destruction des invendus. L’un d’entre eux m’avait soufflé que ça lui fendait le cœur d’envoyer des objets au pilori, que ça n’avait aucun sens». Depuis la publication de la loi AGEC, ce salarié se sent plus en accord avec ses valeurs et s’engage encore plus activement dans les démarches RSE. Ce qui pouvait être considéré comme un « nice to have » (ne pas détruire les invendus par exemple) devient prioritaire et pousse en effet les entreprises à repenser toute la chaîne de valeur.
On peut également souligner que de nombreuses maisons de luxe se sont engagées dans un mouvement d’intégration verticale de leur chaîne de valeur qui leur permet d’une part, de sécuriser l’approvisionnement des matières, et d’autre part, de mieux maîtriser leur impact social et environnementalHermès, Chanel ou encore LVMH par exemple, profitent de leur puissance financière pour racheter des fournisseurs – des fermes d’élevage aux tanneries, en passant par les maroquineries – afin d’assurer la traçabilité du cuir et le respect des plus hautes normes en matière de pratiques sociales et environnementales :
« C’est nécessaire d’embarquer toute la filière sur les enjeux RSE, il ne s’agit pas juste de décarboner ! On scrute les indicateurs environnementaux mais on cherche également à savoir si les salariés de nos sous-traitants bénéficient de bonnes conditions de travail (environnement de travail, formation, rémunérations). »
Entretien avec Anne, op. cit.
Concernant l’aspect décarbonation, il faut noter que la loi AGEC prévoit la mise en place d’un affichage environnemental sur les produits textile dès 2023. L’idée est d’apposer un score écologique aux produits (sous la forme d’une lettre : A, B, C, D ou E) en fonction de leur empreinte environnementale. Cette démarche exigeante prévoit notamment de communiquer sur la traçabilité des matières (d’où viennent-elles ? dans quelles conditions ont-elles été produites ? est-ce que le produit est recyclable ?). Pour notre interlocutrice – ingénieure et spécialiste de la supply chain – la loi va dans le bon sens mais elle contient des angles morts :
« Avec la méthodologie actuelle, un sac issu de la fast-fashion de type Zara obtiendra une meilleure note qu’un sac de luxe car, de fait, le sac Zara pèse moins lourd car il contient moins de matières. Or, le sac de luxe, confectionné de manière artisanale, a une durabilité de vie bien supérieure. »
Entretien avec Anne, op. cit.
Cependant, si la directrice pointe des incohérences, elle reconnaît que la loi pousse les entreprises à agir dans le bon sens : « ça nous oblige à faire des analyses de cycle de vie beaucoup plus fines, ça nous pousse à développer de nouvelles compétences et à repenser nos méthodes de travail, c’est globalement un vecteur d’opportunités. »
En effet, les nouvelles normes réglementaires nécessitent d’adapter les gestes métiers, notamment pour réaliser des économies des ressources utilisées (matières premières, eau, énergie, etc.), pour trier et valoriser les déchets, pour mener des politiques d’achats responsables. Selon une étude de Pôle Emploi, 4 employeurs sur 10 estiment que la transition écologique nécessite de mettre en place de nouvelles méthodes de travail Selon les employeurs, la transition implique donc davantage des ajustements de compétences et la façon de les mobiliser en situation de travail plutôt que la création de nouveaux métiers
Si la loi encadre et oblige les entreprises à revoir leurs méthodes de travail, d’autres acteurs décident de prendre le problème à la racine. Plusieurs acteurs du secteur de la mode décident d’aller plus loin que la loi et pointent le problème majeur de l’industrie : la surproduction. Selon Guillaume Declair, le co-fondateur de la marque éthique Loom, « l’essentiel reste à faire, il faut se concentrer sur les volumes vendus qui ne cessent d’augmenter » soulignait-il dans un article de Challenges en janvier 2022 consacré à la loi AGEC L’industrie de la mode a en effet mis en vente près de 2,4 milliards de pièces de vêtements, linge de maison et chaussure sur le marché français en 2020, selon Re-Fashion, l’éco-organisme de la filière. Produire mieux, certes, mais surtout produire moins. C’est le credo de nombreuses marques éthiques qui se sont lancées sur le marché en affichant un positionnement militant : Loom, par exemple, produit ses objets localement et ne pousse pas à la consommation (pas de publicité, pas de solde, pas de livraison en 24H), et la marque Asphalte applique le principe de la pré-commande pour ne pas empiler les invendus
La norme réglementaire peut donc avoir un effet d’entraînement positif sur tout un secteur en encourageant les entreprises à repenser leurs systèmes de production, voire à inventer de nouveaux modèles économiques. Mais certains acteurs vont encore plus loin. Conscients des limites du modèle capitaliste classique où la plus-value sert d’abord à rémunérer les actionnaires, ils décident d’agir au niveau des structures et de repenser les principes de gouvernance en s’inspirant du modèle des « communs ».
[1] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
[2] Voir Footbridge (2021), « Pourquoi l’industrie du textile est elle si polluante ? ».
[3] Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Pour en savoir plus sur le luxe face aux enjeux du développement durable, nous conseillons de visionner ce débat organisé par l’Université de la Terre à l’UNESCO « Luxe et développement durable : Les générations Y et Z plaident contre les idées reçues » (2022) où des salariés partagent les stratégies adoptées par leurs entreprises face à la responsabilité de leur industrie sur le vivant (bien-être animal, tannerie, extraction des matières et métaux précieux, fabrication et production, distribution et communication).
[7] Entretien avec Anne, op. cit.
[8] Ibid.
[9] Frédéric Lainé et Murielle Matus (2022), « Recrutement, compétences et transition écologique ; des enjeux qui se polarisent sur quelques secteurs », Éclairages et synthèses, Pôle emploi.
[10] Constat que confirment de nombreux travaux, notamment : Baghioni Liza et Moncel Nathalie (2022), « La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental », Céreq Bref, n° 423. Ou encore : Laurence Parisot (2019), « Plan de programmation des emplois et des compétences », rapport remis au ministre de la Transition écologique et solidaire, à la ministre du Travail, au ministre de l’Education nationale et à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Rechercher et de l’Innovation.
[11] Laure Croiset, « Loi Agec : comment la mode essaie de coller à la tendance anti-gaspillage », Challenges.
Les entreprises sont prises dans des réseaux d’interdépendance. Fournisseurs, partenaires, sous-traitants, distributeurs, actionnaires… pour rendre les transformations pérennes, les organisations doivent s’insérer dans les réseaux ad hoc. Comme le note Vincent Mandinaud, sociologue et chargé de mission à l’Anact, en prenant l’exemple des éleveurs qui reprennent la main sur l’abattage du bétail avec les abattoires mobiles :
« Il ne suffit pas de sortir du système, il faut recomposer les filières : pour valoriser ses bêtes, c’est tout le circuit de proximité, modèle économique compris, qui doit être repensé. On ne peut pas s’arrêter aux conditions de travail, pensées à l'échelle d'une entreprise. Car les leviers d'amélioration des conditions de travail dans l'entreprise se trouvent aussi pour partie en dehors de l'exploitation elle-même. »
Entretien avec Vincent Mandinaud, réalisé le 9 juin 2022.
Une problématique que pointe également Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la FNAB : « Tout le monde veut s’installer en maraîchage et personne en élevage… Or, en bio, on a besoin du fumier des bovins pour faire pousser de grandes cultures ou des légumes ; l'élevage a une place hyper importante dans l’équilibre de l’agriculture bio »
Pour accompagner les transformations du travail, un effet d’entraînement doit être créé sur l’ensemble de l’écosystème. De ce fait, la transformation des grands groupes est particulièrement importante ; leur capacité d’influence sur la chaîne de valeur est clé. Conscient de cette responsabilité, Yves Rocher est en train de travailler à la construction d’une filière « du champ au produit » avec des investissements locaux dans les capacités de production et de traitement de plantes utilisées pour les cosmétiques… tout en ayant une attention soutenue à ne pas avoir un poids déterminant dans l’équilibre de la filière. Un changement de posture qui est encore loin d’être évident. Comme nous le confiait la directrice d’une filiale d’un groupe multinational lors d’une précédente étude sur les pratiques RSE dans le BTP, l’endogamie est structurelle dans les grands groupes : « par rapport à une PME, pour qui il est vital d’avoir des liens avec son écosystème, une grande entreprise aura tendance à penser qu’elle doit internaliser les ressources en interne pour faire face à tous les enjeux […] plutôt que de chercher à établir une collaboration équilibrée avec [d’autres] entreprises».
Le rôle des organisations professionnelles et des opérateurs de compétences (OPCO) est primordial Notamment par leurs actions de lobbying auprès des pouvoirs publics pour créer des cadres réglementaires et concurrentiels favorables à l’expérimentation et à la création de filières cohérentes avec les impératifs écologiques. Et par leur soutien aux entreprises du secteur.
[1] Entretien avec Vincent Mandinaud, réalisé le 9 juin 2022.
[2] Entretien avec Sophie Rigondaud, op. cit. Notons sur ce sujet que des collectifs s’organisent pour concevoir une filière maraîchère entièrement sans intrant d’élevage ; plus d’informations sur le site « Sans fumier ! » animé par l’association Carpelle qui est à l’origine de la traduction française du manuel de référence Jenny Hall et Iain Tolhurst (2021), Sans fumier ! Manuel de maraîchage sans intrant d'élevage pour un futur soutenable.
[3] Entretien avec Alexandra Ferre, op. cit.
[4] Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), op. cit., p. 11.
[5] À ce sujet, voir : Aline Valette-Wursten (2022), « Transition écologique : l’État peut-il orienter l’action des secteurs professionnels ? », Céreq Bref, n°429. Ou encore : ONEMEV (2022), « Les opérateurs de compétences au défi de la transition écologique », document de travail.
Celles et ceux qui se préoccupent de la question écologique s’inspirent des principes des communs, notamment pour définir des principes de gouvernance plus respectueux du vivant.
Définition :
Les biens communs, ou tout simplement communs, sont « des ressources gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver et pérenniser cette ressource [1] » nous indique le portail des Communs. Que l’on pense aux logiciels libres, aux AMAPs (association pour le maintien de l’agriculture paysanne), aux épiceries coopératives, ou encore à Wikipedia, les communs sont de plus en plus nombreux. Il s’agit de prendre soin d’une ressource matérielle (ressource naturelle, une semence, un outil de production, etc.) ou immatérielle (savoir-faire, connaissance), de manière collective.
[1] Le portail des Communs, « Qu’est-ce qu’un bien commun ? ».
D’ailleurs, il est intéressant de noter que le dernier rapport du GIEC consacre un chapitre entier aux questions de gouvernance. Pour la communauté d’experts scientifiques, il est extrêmement clair qu'il y a un lien entre la préservation des écosystèmes et la question de la gouvernance :
« La gouvernance, en particulier lorsqu’elle est inclusive et adaptée au contexte, est une condition importante pour la gestion des risques climatiques et l'adaptation. L’utilisation d’approches formelles et informelles de la gouvernance, souvent dans le cadre d’arrangements polycentriques entre acteurs publics, privés et communautaires, est de plus en plus reconnue comme importante dans de nombreux contextes décisionnels. »
« Chapiter 17: Decision-making options for managing risk » In IPCC [GIEC] (2022), « Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability », Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, pp. 2 539-2 655. Traduction d’Olivier Piazza.
Les scientifiques parlent de gouvernance polycentrique, terme que l’on retrouve dans les travaux de la politologue et économiste Elinor Ostrom, spécialiste des communs et prix Nobel d’économie en 2009 Il s’agit de promouvoir un modèle de gouvernance qui implique les différentes parties prenantes, permet de prendre des décisions de manière concertée et de penser l’impact de ces décisions sur les écosystèmes. Olivier Piazza, co-directeur du D.U. d’intelligence collective de l’Université de Cergy Pontoise, précise que cette idée va à l’encontre du modèle dominant, à savoir, l’ultra-centralisation des décisions. Que l’on pense au fonctionnement des États ou des entreprises, la centralisation et la verticalité sont en effet la norme. Pour ce spécialiste des communs, l’affaire des « méga-bassines agricoles » qui a secoué l’ouest de la France en octobre 2022 est un exemple criant de passage en force :
« On est face à un système de gouvernance qui privilégie l’intérêt des grands agriculteurs au détriment de tout un ensemble de parties prenantes : les petits agriculteurs, les habitants du territoire, etc. C’est le même mécanisme que lorsque Total décide d’installer des gisements pétroliers en Ouganda et force des populations entières à se déplacer : la voix des communautés locales ne compte pas. »
Entretien avec Olivier Piazza, réalisé le 10 novembre 2022.
Difficile donc de se prétendre concerné par la question écologiste et ne pas repenser la façon dont sont prises les décisions au sein de son organisation. À l’échelle de l’entreprise, deux questions sont fondamentales : comment sont prises les décisions ? Comment est organisé le partage de la valeur ?
Dans les entreprises, les systèmes hiérarchiques sont considérés comme étant la seule manière d’organiser le travail, or, le rapport hiérarchique crée des jeux de pouvoir et de domination. Dans les années 2010, on a vu émerger des mouvements comme les « entreprises libérées » ou encore les entreprises « opales » (pour reprendre les termes du consultant Frédéric Laloux dans son ouvrage Reinventing organizations ) qui vantaient les principes d’auto-gouvernance et d’horizontalité des liens sociaux. Mais, la recherche a rapidement pointé les limites de ces organisations en relevant un certain nombre d’écueils (reconstitution de hiérarchies informelles, pas de place pour le dialogue social et la controverse, sur-valorisation d’un leader charismatique…). Pour Olivia Piazza :
« Ces démarches partent d’une bonne intention mais elles s’effectuent dans le cadre d’une structure juridique capitaliste. On se retrouve donc à vouloir tordre le système en permanence. Le but d’une société classique reste d’enrichir les actionnaires, tant qu’on n’aborde pas la question du partage de la valeur, le reste n’est que cosmétique. »
Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
Un modèle alternatif permet d’expérimenter d’autres manières de produire et d’interagir au travail, c’est celui de la coopérative. Né au XIXe siècle, le mouvement coopératif cherche à impliquer les travailleurs dans les processus de décision. Dès lors, les sociétaires sont propriétaires des moyens de production et le pouvoir est exercé de manière démocratique selon le principe suivant : « une personne = une voix ». La gouvernance de la structure est multipartite, il y a souvent trois catégories de sociétaires : les producteurs, les bénéficiaires et les partenaires (des communautés locales, par exemple).
Le modèle coopératif vise donc l’enrichissement collectif et un autre rapport au temps. En effet, la rentabilité à court-terme ne prend pas le pas sur le long-terme. Pour Jacques Landriot, le président de la CG SCOP (confédération générale des SCOP), ce modèle répondrait aux aspirations des jeunes générations. Dans une tribune publiée dans le Huffington Post en novembre 2022, il déclarait :
« En quête de transparence, d’équilibre personnel et professionnel, percutée par les urgences climatiques, économiques, énergétiques, sociales… Cette jeunesse a soif de nouveaux modèles. Et celui d’une société coopérative qui laisse place au collectif, s’inscrit dans le long terme, fonctionne démocratiquement et pratique le partage des richesses, y répond. »
Jacques Landriot (2022), « L'entreprise de demain existe...c'est une SCOP ! », Huffington Post.
Charlotte Gros, salariée en bifurcation vers l’économie sociale et solidaire, fait également le lien entre la question écologique et la gouvernance :
« Le fait de s’interroger sur les modèles de gouvernance, sur son rapport au travail, à l’argent et au succès amènent forcément à repenser son rapport à la consommation. Si tu questionnes tout ça, cela va répondre aux enjeux de sobriété. Je ne sais pas si on devient écolo en s’interrogeant sur le travail ou l’inverse, mais en tout cas c’est un cercle vertueux. »
Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
Chez Telecoop, opérateur télécom engagé chez qui elle a effectué une mission de 6 mois, elle confirme que le co-fondateur perçoit la coopérative comme « un laboratoire pour expérimenter de nouvelles façons de travailler, de partager la valeur, tout en prouvant que le modèle peut être rentable ».
Cependant, il ne s’agit pas seulement d’avoir opté pour le statut juridique de la coopérative pour réellement pratiquer la gouvernance participative. En effet, si l’exercice de la démocratie se limite à l’assemblée générale annuelle, mais que tout le reste de l’année, l’organisation n’a pas prévu d’espaces ni d’instances pour faire vivre la gouvernance partagée – et inclure les salariés aux choix stratégiques – alors la coopérative ne change pas fondamentalement les choses. « Pour structurer de véritables pratiques coopératives, il faut de la cohérence à tous les étages » rappelle Olivier Piazza. Qui sont les instances qui décident ? Sur quels sujets statuent-elles ? Qui composent ces instances ? Comment sont élues ces personnes ? À quelle fréquence se réunissent-elles ? Ce sont ce type de questions très concrètes qu’il faut se poser afin d’établir une véritable architecture de gouvernance, condition sine qua non pour organiser autrement la prise de décisions.
Ainsi, les coopératives créent les conditions pour que des liens sociaux de qualité émergent au sein des collectifs. Le modèle économique et juridique d’une structure, les pratiques de management et de prises de décision conditionnent donc nos manières de produire mais aussi d’interagir socialement au travail Si l’on définit l’écologie comme la préservation de la planète et des liens sociaux, le modèle coopératif apparaît comme porteur d’espoir.
[1] Le portail des Communs, « Qu’est-ce qu’un bien commun ? ».
[2] « Chapiter 17: Decision-making options for managing risk » In IPCC [GIEC] (2022), « Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability », Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, pp. 2 539-2 655. Traduction d’Olivier Piazza.
[3] Voir Alice Le Roy (2012), « Des communs sans tragédie : Elinor Oström vs. Garrett Hardin », EcoRev’, n°39, pp. 24-27.
[4] France Télévisions (2022), « Bassines agricoles : pourquoi ces projets sont ils critiqués par les écologistes et les agriculteurs », francetvinfo.fr.
[5] Entretien avec Olivier Piazza, réalisé le 10 novembre 2022.
[6] Frederic Laloux (2015), Reinventing Organizations, Diateino.
[7] Voir notamment Hélène Picard (2015), « Entreprises libérées », parole libérée ? Lectures critiques de la participation comme projet managérial émancipateur », thèse en sciences de gestion, sous la direction de Françoise Dany, Université Paris Dauphine – PSL.
[8] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[9] Jacques Landriot (2022), « L'entreprise de demain existe...c'est une SCOP ! », Huffington Post.
[10] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[11] Telecoop est une alternative aux opérateurs téléphoniques classiques. La coopérative propose notamment des forfaits « sobriété » à 10€ qui proposent SMS et appels illimités, le coopérateur paie en plus sa consommation de données mobiles en fonction de son usage d’internet. L’idée est d’inviter le coopérateur à réinterroger ses propres usages et besoins.
[12] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[13] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[14] Selon la théorie de l’autodétermination (Edward L. Deci et Michard M. Ryan, 2000), il y aurait trois besoins psychologiques universels : le besoin de compétences, le besoin d’autonomie et le besoin d’affiliation. Si ces trois besoins sont nourris, les acteurs développent des comportements dits pro-sociaux comme l’entraide ou la coopération, en revanche, si ces besoins sont contrecarrés, on peut observer des situations de mal-être au travail et le développement de comportements dits a-sociaux, comme le repli sur soi ou encore la rivalité.
Laetitia Vitaud rappelle d’ailleurs que si les métiers essentiels sont si peu rémunérés c’est parce qu’ils sont perçus comme étant peu productifs au regard de critères de mesure qui datent de l’ère industrielle En s’appuyant sur les travaux de la chercheuse anglaise Hillary Cotham, elle rappelle que les critères auxquels on a recours pour évaluer l’efficacité des activités de services – notamment dans les métiers du soin ou de l’enseignement – ne sont tout bonnement pas les bons ! La mesure de la productivité est fondée sur des critères quantitatifs qui ne prennent absolument pas en compte la qualité du service rendu. Prenons l’exemple du soin, pour évaluer la productivité d’un médecin, on se focalise aujourd’hui sur le nombre d’actes prodigués (tarification à l’acte) plutôt que sur la qualité de la santé de ses patients. On nie la dimension humaine de la relation qui n’est pas comptabilisée comme un acte médical, or « l’écoute, l’empathie déployées par un médecin font non seulement partie intégrante de la relation de soin, mais elles en augmentent l’effet dans des proportions considérables ; elles soignent aussi. La relation de soin n’est pas qu’une affaire de savoirs techniques » C’est la même chose pour un vendeur, un enseignant ou une femme de ménage. L’attention accordée à la relation, le soin apporté au service, démultiplie la valeur perçue par l’usager, le client. Mais, tant qu’on ne reverra pas les critères de mesure de la productivité – fondés essentiellement sur des approches quantitatives – on ne pourra pas questionner la valeur du travail, et ainsi revaloriser un certain nombre de métiers essentiels à notre société, à notre vie en commun. Un constat partagé par Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du Groupe Fransbonhomme :
« Nous arrivons au bout de ce paradigme qui consiste à vouloir optimiser les marges à tout prix et à réduire les coûts. Tant qu’on ne repensera pas le modèle de développement des entreprises ni les indicateurs de mesure de la performance, il ne pourra y avoir de transition juste. Aujourd’hui, si l’on regarde les entreprises cotées en bourse, on se rend compte que tout le processus de cotation est basé sur un modèle qui vous empêche de prendre des décisions de long-terme. »
Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
Enfin, Laetitia Vitaud interroge la notion de productivité au regard de l’écologie. Elle rappelle que pour la plupart des économistes du XXe siècle (dont Smith, Marx, Schumpeter) est considéré productif celui qui crée :
« D’un côté, il y a ceux qui ont le courage de créer et de détruire, ce qui est au cœur de l’imaginaire qui valorise l’homme productif et guerrier. De l’autre côté, il y a ce qui est peut-être nécessaire, mais qui ne fait pas avancer l’histoire : l’entretien, la maintenance, la reproduction, que cela soit domestique et maternel (et gratuit) ou professionnel (les infirmières) [...]. Il est évident que la crise écologique que nous vivons est liée précisément au fait que cela ne compte pas. À force de valoriser l’innovation et la création, on a délaissé l’entretien de l’existant. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
Entretenir, réparer, assurer la maintenance des objets mis sur le marché, voici des objectifs poursuivis par les promoteurs de modèles alternatifs qui défendent une autre vision du travail et de la consommation. Prenons l’exemple de Commown, SCIC de l’électronique responsable et durable. La coopérative défend les principes de l’économie de la fonctionnalité : allonger la durée d’usage des téléphones (plutôt que de les renouveler systématiquement) en proposant un système de location et de réparation afin, in fine, de réduire le coût carbone et social de la production de smartphones.
Définition :
L’économie de la fonctionnalité est un système privilégiant l’usage plutôt que la vente d’un produit. Elle s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire. L’économie de la fonctionnalité est parfois rattachée au concept d’économie de la coopération. Les acteurs économiques (entreprises, collectivités) d’un même territoire coopèrent en mettant en commun des usages afin de satisfaire un besoin tout en limitant les externalités négatives (consommation d’énergies, pollution, etc).
Non seulement la productivité au sens classique du terme n’intègre pas la notion de maintenance, mais elle gomme également le poids des externalités négatives induites sur l’environnement et tout le travail nécessaire pour réparer l’impact de ces externalités. Pour Laetitia Vitaud :
« Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit., p. 74.
Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution [5].
La productivité n’est donc pas un indicateur neutre du point de vue de sa finalité et de ses conséquences sur l’environnement. Aussi, elle résume : « la non prise en compte des externalités négatives d’une activité économique gonfle donc artificiellement la productivité des organisations concernées : s’il fallait compter tout le travail nécessaire pour réparer les dégâts, leur productivité serait assurément moins élevée».
[1] « L'abandon de la qualité des services » In Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[2] Op. cit.
[3] Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
[4] Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[5] Op. cit., p. 74.
[6] Op. cit., p. 75.
Les travaux institutionnels portant sur la crise écologique ont très rapidement intégré la structuration du monde du travail à leurs réflexions. Si les estimations peuvent varier d’un rapport à l’autre, tous s’accordent sur un point : pour répondre aux impératifs écologiques, des emplois devront être créés, d’autres se transformer ou disparaître. En 2014, la campagne « One million climate jobs » est la première à évaluer le nombre d'emplois que pourrait créer la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de réduction des émissions de CO2 (en l'occurrence -86 % pour le Royaume-Uni). Au-delà des destructions liées à la transformation de l’économie, on pourrait attendre la création d’un 1 million d’emplois . Un chiffre qui semble faire consensus quel que soit le pays considéré : Canada, Afrique du Sud, Norvège, Portugal… et France .
De telles estimations sont produites à l’aide de méthodologies classiques de modélisation macro-économique. Couramment sollicités par les autorités publiques pour éclairer le choix de politiques conjoncturelles et structurelles, les outils de la macro-économie permettent de traduire en grandeurs économiques des objectifs politiques définis le plus souvent à une échelle nationale. Dans le cadre des politiques dites de transition écologique, ces outils sont appliqués aux objectifs de réduction d’émissions de CO2 fixés pays par pays pour modéliser les conséquences sur l’emploi. Déclinés par secteur, ils permettent de visualiser les grandes transformations à attendre en termes de volume et de compétences. Les principaux mécanismes de création et de destruction d’emplois identifiés par Philippe Quirion en 2013 servent encore de cadre de référence aujourd’hui . Les effets des politiques énergétiques et climatiques sont étudiés sous trois angles : la réduction des activités émettrices de gaz à effet de serre (essentiellement CO2), le développement d’activités dont la finalité première est environnementale (aussi appelées « éco-activités »), et enfin l’évolution des activités considérées comme périphériques. Les destructions et créations d’emploi sont comptabilisées en fonction des évolutions d’activités attendues sur chacun de ces trois périmètres.
Les estimations obtenues sont directement dépendantes du fonctionnement du système économique et des mesures politiques mises en œuvre. On observe alors deux grands types de rapport : les premiers établissent des projections en fonction des grandes tendances d’ores et déjà observables, les seconds se positionnent sur le champ de la planification. En fonction des hypothèses retenues, on peut arriver à des scénarios en rupture avec les paradigmes économiques dominants (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Transition écologique » ou « Écologie de rupture » ?
Les mots pour désigner les transformations de nos sociétés face à l’urgence écologique sont nombreux : « économie verte », « décroissance », « bifurcation », « écologie du démantèlement »… La principale ligne de démarcation de ces différents courants concerne la manière dont on appréhende le système économique et sa place dans les enjeux écologiques.
Schématiquement, les partisans de la « transition écologique » prônent le « verdissement » de l’économie. Il s’agit de répondre aux enjeux écologiques tout en conservant les paradigmes de l’économie dominante et le fonctionnement du système industriel actuel. On cherche alors à optimiser énergétiquement le système existant, tout en maintenant les principaux indicateurs macroéconomiques au vert, en particulier celui de la croissance économique. La plupart des instances gouvernementales et intergouvernementales optent aujourd’hui pour ce parti-pris.
Les partisans de « l’écologie de rupture » soutiennent quant à eux que la crise écologique est intrinsèquement liée au fonctionnement du système économique et industriel actuel. Il s’agit alors de soutenir l’émergence de systèmes productifs alternatifs qui rompent avec les paradigmes de l’économie dominante et intègrent les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique. De plus en plus de travaux, académiques comme institutionnels, s’inscrivent dans ce courant.
Parmi les plus connues, le « Donut » de Kate Raworth est une théorisation économique qui permet d’appréhender la performance d’une économie en suivant les impératifs des neuf limites planétaires et les dix-sept objectifs de développement durable (ODD).
Dans cette lignée, citons « L’emploi : moteur de la transformation bas carbone » publié par The Shift Project en décembre 2021. Après avoir élaboré un plan de décarbonation de l’économie française, le think tank prend le parti de chiffrer, secteur par secteur, l’évolution du besoin en main-d’œuvre qui pourrait être attendue dans le cas où un tel plan serait adopté et mis en œuvre. D’ici 2050, les objectifs de décroissance de l’industrie automobile détruirait 373 000 emplois, la division par deux du trafic aérien en supprimerait 38 000, la limitation progressive de la construction neuve en ferait disparaître 189 000… et dans le même mouvement, le report des déplacements routiers et aériens vers le ferroviaire créerait 43 000 emplois, la rénovation énergétique des bâtiments existants, 103 000, et le développement de la « cyclo-logistique » (livraison à vélo), 232 000 . Des chiffres qui peuvent, en l’état, paraître très abstraits.
En effet, dans les rapports prospectifs qui adoptent un prisme macro-économique, l’emploi est mesuré en volume de travail humain en équivalent temps plein (ETP). Les résultats sont exempts de toute considération sur la qualité sociale des emplois (politiques sociales mises en œuvre, typologie et stabilité des contrats, niveau des salaires, conditions de travail…) ou sur la trajectoire à adopter par rapport à l’existant (maturité des entreprises et secteurs industriels, freins structurels au changement, métiers en tension, vieillissement de la population active, mutations des conditions de travail en raison des perturbations écologiques…). Le fait que les effectifs des administrations publiques, de la santé ou de la culture soient systématiquement absents des réflexions ou considérés par défaut comme « stables » est significatif.
Rien n’est dit sur les transformations internes à attendre du monde du travail : bifurcation des modèles d’affaires et de rémunération, refonte des collectifs de travail et des instances de gouvernance, conséquences en termes de charge de travail et de la pénibilité des métiers, modification de notre rapport au travail et du sens qu’on lui donne, etc. Rien n’est dit non plus sur les conséquences individuelles de ces changements .
Comme le souligne Sophie Margontier, chargée de l’animation de l’Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (ONEMEV) pour le Ministère de la Transition écologique depuis sa création en 2010, « tous ces travaux convergent pour avoir une cartographie des métiers et des compétences nécessaires à la transformation de l’économie ». Dans le cadre de l’Observatoire, le Ministère de la Transition écologique suit de près la production de ces rapports, qu’ils raisonnent dans un cadre de rupture ou de transition. De nombreux groupes de travail sont constitués au niveau national avec un certain nombre d’acteurs historiques et institutionnels comme France Stratégie, l’Ademe, les opérateurs de compétences (OPCO), les syndicats, etc. Il est frappant de constater que les études qualitatives sur le sujet sont bien plus éparses et les organismes porteurs, isolés .
Les producteurs de ce type de rapports sont conscients de ces limites. Dans l’étude « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », le cabinet BL évolution avertit dès son préambule :
« Aucune analyse sociale ou économique n’est réalisée. L’ensemble des mesures pourrait tout à la fois réduire ou creuser le déficit budgétaire, réduire ou creuser les inégalités. Il ne s’agit ni de proposer un programme réaliste économiquement, ni de proposer un programme souhaitable socialement, ni de proposer un programme jugé acceptable politiquement, mais simplement une suite de mesures, aussi synthétique que possible, qui permettrait de respecter, en France, une trajectoire compatible avec les 1,5°C. »
Charles-Adrien Louis (2019), « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », BL évolution, p. 3. Les éléments en gras sont soulignés dans le texte initial.
Un avertissement que formule également Sophie Margontier pour les productions de l’Observatoire : « C’est la limite de la statistique publique, ce sont des données de cadrage ; dans l’idéal, il faudrait faire du terrain tout le temps . » En d’autres termes, l’échelle macro-économique est importante pour donner à voir l’ampleur des efforts à réaliser pour répondre aux impératifs de décarbonation de l’économie d’un pays. Mais elle est peu opérante pour les organisations. En se focalisant sur les transformations de l’économie, elle s’adresse d’abord aux décideurs politiques et participe à limiter notre compréhension des phénomènes sociaux complexes (l’écologie, le travail) en les réduisant à des indicateurs macro-économiques quantifiables (émissions de CO2, volume des emplois).
[1] Campaign against Climate Change trade union group (2014), « Climate Jobs: Building a workforce for the climate emergency ».
[2] Pour le cas français voir les rapports de Réseau action climat (« Un million d’emplois pour le climat », 2016), BL évolution (« Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », 2019), WWF et EY (« Monde d’après : l’emploi au cœur d’une relance verte », 2020) ou encore The Shift Project (« L’emploi : moteur de la transformation bas carbone », 2021).
[3] Philippe Quirion (2013), « L’effet net sur l’emploi de la transition énergétique en France : Une analyse input-output du scénario négaWatt ».
[4] Pour une définition plus détaillée, voir : Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte (ONEMEV) (2022), « Périmètres et définitions », p. 1.
[5] The Shift Project (2021), « L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone », p. 10.
[6] Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia relate ainsi la poignante vente aux enchères du troupeau – 300 vaches – d’un éleveur en situation de faillite économique. Il conclut : « comment même oser parler de réorientation à un homme de 52 ans, physiquement cassé, usé par des années de luttes contre les difficultés financières, et dont le métier était la raison de vivre# ? » (Théo Boulakia (2019), « Les éleveurs et l’espoir : Endettement et accompagnement au changement de pratiques par Solidarité Paysans Sarthe et le CIVAM AD 72 », mémoire de M1 – Master PDI, ENS PSL, p. 5-6.)
[7] Entretien avec Sophie Margontier, réalisé le 15 juin 2022.
[8] Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) apparaît aujourd’hui comme l’organisme de référence sur les productions qualitatives.
[9] Entretien avec Sophie Margontier, op. cit.
À contre-courant des études prospectives qui annoncent un futur toujours plus technologisé, l’écologie nous invite à construire le futur à partir des contraintes et vulnérabilités du présent. Dans un avenir de plus en plus hostile et incertain, « la seule ressource sûre que l’on a, ce sont les humains » rappelle Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE). Préserver l’habitabilité de la terre ne pourra se faire sans porter une attention soutenue aux travailleurs et travailleuses sur lesquels repose le système productif. Une conviction partagée par l’ensemble des personnes que nous avons auditionnées. Or, prendre soin des travailleurs n’est, encore aujourd’hui, en rien une évidence. Les conditions d’existence du « business as usual » reposent sur l’exploitation de ressources naturelles… et humaines. On ne compte plus les scandales liés aux chaînes de sous-traitance et aux délocalisations Même dans les projets militants en faveur d’enjeux écologiques ou sociaux, la situation est alarmante Avoir un emploi ne protège pas de la pauvreté, et la souffrance explose dans tous les secteurs Dans ce contexte, comment s’assurer de la durabilité des projets de transition et de transformation ?
Une première attention concerne les questions de sécurité et de santé au travail. Questions d’autant plus pressantes que la crise écologique apporte d’ores et déjà son lot de pénibilités, et les distribue inégalement en fonction des territoires, des secteurs d’activité et des catégories professionnelles. Canicules, sécheresse, incendies en série… l’été 2022 n’est qu’un aperçu des bouleversements à venir. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime qu’au-delà de 33°C, un travailleur perd environ 50 % de ses capacités de travail ; les travailleurs en extérieur, ceux dont l’activité exige des efforts physiques et ceux dont l’environnement de travail est mal adapté aux variations de température extrêmes sont les plus exposés aux risques d’hyperthermie (augmentation de la température du corps qui peut être fatale) Une attention à redoubler auprès des travailleurs âgés dont la part va s’accroître ces prochaines années, en particulier dans les professions dites vieillissantes qui peinent à recruter : agents d’entretien, conducteurs de véhicule, aides à domicile, agriculteurs, ouvriers qualifiés dans le BTP, etc
Bien que le sujet soit encore peu traité, adapter l’exercice du travail à l’instabilité du climat est un minimum et une obligation légale pour les employeurs La crise écologique requiert une transformation bien plus profonde des systèmes de production et du travail sur lequel ils reposent. Au-delà de prévenir la mortalité de l’activité et s’assurer de sa faisabilité, il s’agit de rendre le travail soutenable, en particulier chez les métiers essentiels, souvent à basse qualification et parmi les plus pénibles. Comme le note Jean-François Connan, directeur de la Responsabilité et de l’innovation sociale de The Adecco Group France : « Au regard du choc écologique, les travailleurs pauvres vont prendre un poids déterminant : plus le choc sera grand, plus on aura besoin autant de bras que têtes ; les deux ne doivent pas être séparés » Une intuition que rejoint Alexandra Ferre, directrice de l’Impact et de la transformation responsable chez Yves Rocher : « On ne peut pas être 16 000 à faire la stratégie, il faut des gens très opérationnels qui soient en capacité d’inspirer la stratégie à partir du terrain ; les ingénieurs, c’est très bien, mais ils sont en difficulté face aux réalisations opérationnelles » En d’autres termes, il faut inverser la tendance, sortir de la dichotomie « col bleu / col blanc »… et repenser le contenu même des métiers. Un impératif qui s’impose dans de nombreux secteurs.
C’était notamment l’objet d’une rencontre qui a eu lieu le 12 octobre 2022, entre le philosophe Baptiste Morizot et l’ingénieur forestier Gaëtan de Bus de Warnaffe à l’Estive, scène nationale de Foix de l’Ariège, autour de l’avenir de la filière de la forêt et du boisLa salle comble (près de 600 places), en pleine période de pénurie d’essence, témoigne de la vivacité du sujet. Le point de départ de la discussion est la souffrance des forestiers face à la mécanisation et à l’industrialisation de leur travail, et aux destructions que cela entraîne :
« Personnellement, commence Gaëtan de Bus de Warnaffe, j’ai besoin de sens pour continuer mon métier ; la philosophie donne un éclairage et elle peut aussi, si elle dialogue avec la pratique comme le fait Baptiste, offrir un autre récit que celui dont les médias nous abreuve, d’une forêt qui va mourir très vite et d’une société totalement incompatible avec la nature… et qui vivra sur Mars comme on nous le dit parfois. »
Toxicplanet (2022), « », YouTube, à partir de 00:10:00.
L’enjeu est de trouver une voie alternative, en-dehors du « camp de l’exploitation » et du « camp de la protection », tous deux mortifères pour les forêts. Au lexique de la « conduite forestière » qui vient de la gestion, Baptiste Morizot propose celui de « l’accompagnement de la forêt » : « parce que quand on accompagne quelque chose, ce n’est jamais très clair qui est devant, qui est derrière ; ça tourne […], on chemine ensemble » Et cette représentation a des effets très concrets sur les gestes et les techniques mobilisés : ne pas utiliser d’abatteuses, s’interdire de faire des coupes rases… C’est un autre métier qui émerge, et vise à la réparation et à l’autonomisation de la forêt. Gaëtan de Bus de Warnaffe l’exprime ainsi :
« J’ai entendu un médecin dire – et j’ai trouvé ça génial : « mon métier c’est de faire en sorte que les gens n’aient plus besoin de moi ». Et je me suis dit : « mon métier en tant que forestier ce serait ça ». Dans cette mesure-là, j’ai un métier social, d’abord. C’est-à-dire que mon métier c’est : j’apporte du bois à la société en faisant en sorte mon action n'empêche pas la forêt de ne pas avoir besoin de moi – c’est-à-dire que la regénération naturelle se fasse toute seule, que les processus de sénescence se régulent… bref, tout ce qu’apporte la libre évolution. »
Toxicplanet (2022), « », YouTube, à partir de 01:11:22.
Dans cet exemple, le conflit de valeur se résout dans une évolution des normes professionnelles ; l’amélioration des conditions de travail suit. Les machines utilisées pour l’exploitation forestière industrielle sont tellement coûteuses que les forestiers sont contraints, pour amortir l’investissement, d’abattre chaque jour 200 m3 d’arbres, ce qui représente des journées de travail de 10 à 12h En sortant du paradigme productiviste, le forestier a une posture professionnelle bien plus valorisante ; il renoue avec le rôle social de son métier. Pour reprendre un terme de Martin Durigneux, co-fondateur de l’association Anciela qui porte l’Institut Transitions : au-delà du sens, c’est la « dignité » du métier qui est retrouvée.
Ces nouvelles normes professionnelles ne s’apprennent pas dans les formations classiques ; elles se construisent au cas par cas. Au premier abord, cela peut donner une impression d’amateurisme ou de bricolage. C’est en réalité plus subtil. Un métier recouvre un ensemble d'activités mobilisant des compétences professionnelles et transverses. Celui-ci est défini par une branche professionnelle. Stricto sensu, pour parler de métier, il faut trois éléments : le regroupement de pairs en réseau, la revendication et l’attribution d’une identité de métier, et la structuration du marché du travail (et/ou existence de formations spécifiques) Trois éléments qu’ont ces métiers du « monde d’après ». De plus en plus de collectifs professionnels se constituent. Nous en avons rencontré deux lors de nos entretiens : Solidarité Paysans qui vient en soutien des agriculteurs en situation de surendettement depuis plus de 30 ans, et Les Pépites Vertes, média à destination des « jeunes talents de la transition écologique » né avec le covid. Bien que les deux structures soient très différentes l’une de l’autre, les deux se rejoignent sur l’importance des échanges entre pairs pour l’accompagnement des changements professionnels. Aller à contre-courant des modèles dominants est un combat quotidien ; rompre l’isolement est clé pour sortir de l’épuisement. « Quand on est en difficulté, on se sent dévalorisé et on est dévalorisé, commente Jean-François Bouchevreau, ancien administrateur de Solidarité Paysans. En groupe, il y a une stimulation, ça permet d’interroger ses pratiques – “et toi, comment tu as fait ?”. C’est de l’éducation populaire »
Du côté des formations, des choses intéressantes se mettent en place. Parmi les acteurs que nous avons rencontrés, les écoles de la Transition écologique (ETRE) et l’Institut Transitions proposent des approches qui vont à rebours de ce qui se fait habituellement. Au lieu de « préparer au marché de l’emploi » en essayant de faire correspondre les individus aux besoins du marché, ils renversent le modèle et s’appliquent à eux-mêmes les principes de l’écologie. Comme le résume Mathilde Loisil des Écoles de la Transition écologique (ETRE) : « L’idée motrice est de travailler les postures et les gestes métiers à partir de ce que l’on est et de ce que l’on a » Comme pour la cuisine responsable, on ne fait pas les courses en fonction de la recette, on crée la recette à partir de ce qui est à notre portée – ce qui, par ailleurs, n’est enseigné dans aucun CAP cuisine. Cela a plusieurs implications pédagogiques, la principale étant de faire tester plein de choses aux jeunes et de travailler avec eux à la définition d’un projet professionnel qui leur correspond, à eux. Une approche que rejoint Martin Durigneux de l’Institut Transitions, bien qu’ils soient sur un public en reconversion. « Pour nous, ce qui est central, c’est de travailler à la création d’un “système signifiant” pour la personne. C’est comme ça qu’on fabrique un métier, qu’on fabrique de la dignité, avec des gestes qui ont du sens pour toi » Ces approches redonnent aux individus du pouvoir d’agir, et ce quel que soit le métier considéré.
[1] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
[2] Voir Éric Laurent (2011), Plon. Et plus largement, toutes les vidéos de l’émission de France 2 « » présentée par Elise Lucet.
[6] Jean-Christophe Sciberras (2022), op. cit.
[8] Entretien avec Jean-François Connan, réalisé le 6 avril 2022.
[9] Entretien avec Alexandra Ferre, op. cit.
[11] Op. cit., à partir de 00:10:00.
[12] Op. cit., à partir de 01:14:00.
[13] Op. cit., à partir de 01:11:22.
[16] Entretien avec Jean-François Bouchevreau, op. cit.
[17] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
[18] Entretien avec Martin Durigneux, réalisé le 24 novembre 2022.
[3] De très nombreuses publications existent sur le monde de l’ESS. Voir par exemple : de Lily Zalzett et Stella Fihn (Niet éditions, 2020), , Pascale-Dominique Russo (Faubourg, 2020), de Simon Cottin-Marx (L'Atelier, 2021).
[4] En 2019, 2 millions de travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté : près de 7 % des salariés et plus de 17 % des indépendants (Insee [2021], « », chiffres-clés.). Sur la souffrance, voir notamment , et .
[5] International Labour Office (OIT) (2019), « », p. 13.
[7] CFTC (2020), « », vie pratique.
[10] Pour revisionner l’échange : Toxicplanet (2022), « », YouTube.
[14] « On est esclave de nos machines » déclare l’un des travailleurs interrogés par François-Xavier Drouet dans son documentaire (KMBO, 2018).
[15] Claire Tourmen (2007), « », Santé publique, vol. 19, pp. 15-20.
Le changement est toujours délicat. Or, l’écologie requiert la refonte de nos systèmes productifs, le renversement de nos manières de comprendre et de valoriser le travail. Ce sont des transformations profondes qui doivent de surcroît être menées dans un moment de crise multiple – climatique, sanitaire, sociale, économique, énergétique. Situation qui peut paraître paralysante.
Dans cette section, nous nous concentrons sur ces phases de transition et de transformation qui impliquent d’importantes prises de risque pour les entreprises : sur quoi s’appuyer pour faire bifurquer les modèles ? quelles ressources ? qu’en attendre ? comment passer le pas ? Il apparaît que paradoxalement, les moments de crise, internes comme externes, sont des moments-clés pour repenser les normes et les valeurs portées par l’entreprise.
La crise écologique amène de nouvelles attentes chez les salariés : aspiration à plus de temps libre pour soi et pour les autres, quête de sens dans son travail, besoin de se sentir utile, besoin de tangible… Comment cela se traduit-il en pratique ?
Si dans les faits, le nombre de salariés qui revendiquent ces nouvelles aspirations n’est pas majoritaire, nous observons des tendances qui doivent interpeller les organisations. Dans cette section, nous nous concentrons sur trois phénomènes : les salariés qui décident de quitter leur entreprise, ceux qui essaient de trouver des espaces de militance en dehors de l’entreprise, et ceux qui décident de rester pour changer l’entreprise de l’intérieur.
> Assurer de bonnes ressources financières : la question de la rémunération du travail et du partage de la valeur doit se retrouver au cœur des débats au sein des organisations. Les actifs doivent pouvoir vivre dignement de leur travail. La transition écologique est aussi une question de justice sociale, or, on sait que les inégalités vont croissant.
Pour les entreprises : repenser les écarts de salaire au sein de l’organisation, définir un ratio maximal entre le plus petit et le plus gros salaire
> Repenser le partage du pouvoir et se former à prendre les décisions autrement : l’urgence écologique nous pousse à penser des systèmes de gouvernance multipartites où toutes les parties prenantes ont voix au chapitre (producteurs, bénéficiaires, partenaires) et où la rentabilité court-terme ne prime pas sur le long-terme.
Pour les entreprises : se poser la question du statut juridique de la structure, promouvoir des pratiques de management basées sur la coopération, se former aux méthodes de l’intelligence collective.
> Faire en sorte que les travailleurs puissent se réapproprier leur temps. Qu’il s’agisse des métiers où la disponibilité horaire est extensive (métiers du care, de l'hôtellerie-restauration ou encore de la vente) ou des métiers dans lesquels la frontière entre les sphères privées et professionnelles s’estompe, la question du temps de travail doit être débattue de façon concertée. L’intensification du travail physique et/ou du travail psychique (charge mentale) concerne de plus en plus d’actifs, la crise écologique doit être l’opportunité de repenser notre rapport au temps.
Pour les entreprises : mener une réflexion sur la charge de travail et des rythmes de travail. Par exemple :
supprimer les « emplois du temps à trous » dans les métiers des services à la personnes et mutualiser les emplois en se basant sur les compétences des individus ;
dans les lieux de travail fixes (usines, magasins, entrepôts), négocier les horaires d’ouverture et de prise de poste avec les salariés concernés ;
mener des expérimentations sur la semaine de quatre jours
> Penser le contenu des métiers en repartant de l’activité réelle, et en s’imposant de préserver les ressources matérielles et environnementales : travailler les postures et les gestes métiers à partir de qui l’on est et ce que l’on a.
Pour les entreprises :
mener une analyse fine du cycle de vie des produits pour réaliser des économies de ressources (matières premières, eau, énergie), pour trier et valoriser les déchets, pour mener des politiques d’achats responsables ;
sortir d’une logique de sur-production, produire moins mais mieux. Expérimenter des logiques de production « à la demande » plutôt que d’adopter une politique de l’offre ;
négocier les périmètres de l’activité avec les travailleurs directement concernés afin de s’assurer que les situations de travail ne soient pas un verrou dans les dynamiques de transformation.
> Cesser d’opposer les métiers de conception et d'exécution, entre le travail manuel et le travail intellectuel. Pour mener la transition écologique, nous aurons besoin des savoir-faire des professionnels de toute la chaîne de valeur. Ainsi, si l’on veut que les démarches de transformation des modèles de production aboutissent, on ne peut se limiter à des démarches ponctuelles de consultation. Il s’agit d’associer toutes les typologies de métiers à la discussion sur l’évolution des normes et pratiques professionnelles à l’heure de la transition écologique.
Pour les entreprises :
organiser des espaces de discussion sur le travail (EDT), à l’échelle d’une équipe, afin que les salariés se réapproprient le contenu de leur travail, qu’ils puissent discuter de l’organisation et des critères d’évaluation de la qualité du travail (objectifs, moyens, outils…) ;
s’assurer que les grandes familles d’emploi soient représentées dans les instances de représentation du personnel afin que les projets stratégiques soient négociés en prenant en considération l’ensemble des situations de travail.
> Faire du travail le lieu de l’apprentissage en continu. Le fait de développer ses compétences est une des dimensions qui confère du sens au travail, ainsi, les organisations ont la responsabilité de maintenir tous les employés – et non pas seulement les cadres – dans cette dynamique d’apprentissage et de formation continue.
Pour les entreprises et les OPCO :
organiser des formations liées aux métiers afin que tous les actifs fassent évoluer leurs pratiques et leurs manières de mobiliser leurs compétences au regard des enjeux écologiques ;
offrir aux salariés la possibilité de se former sur le domaine de leur choix, même si cela n’est pas directement lié à l’exercice de leur métier.
> Repenser la vision de la carrière professionnelle, sortir d’une vision réductrice selon laquelle une carrière « réussie » serait forcément une carrière linéaire, ascendante et sans pause.
Pour les entreprises :
offrir aux salariés la possibilité de prendre régulièrement des congés sabbatiques ;
permettre à tous les parents (pères, mères) de prendre des congés parentaux et les revaloriser financièrement ;
recruter des profils atypiques, ne pas associer le diplôme à la compétence et parier sur la formation continue.
[1] Les études montrent que ceux qui gagnent le plus sont aussi ceux qui polluent le plus. Dès lors, se poser la question des écarts de rémunérations n’est pas un enjeu moral mais bien un impératif écologique.
[2] Voir les résultats de l’expérimentation menée sur 3 300 salariés au Royaume-Uni : Teresa O’connell (2022), « Test de la semaine de 4 jours aux UK : les impressions des British », Welcome to the Jungle.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 88.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 93.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., pp. 60-63.
L’un des premiers bouleversements de la crise écologique est de mettre en lumière les effets de l’activité humaine et des systèmes productifs sur les écosystèmes. Cela amène à sortir d’une vision anthropocentrée, voire capitalo-centrée (centrée sur ceux qui possèdent le capital), pour repenser la place de l’être humain au sein de la nature, prise alors comme un milieu (nous sommes une partie d’un tout) et non un environnement (la nature est autour de nous, nous en sommes extérieurs).
De nombreux penseurs aussi divers que Isabelle Stengers, Bruno Latour, Jean Jouzel, Baptiste Morizot ou encore Cynthia Fleury alertent sur les conséquences délétères du naturalisme moderne. Ce courant de pensée, qui coïncide avec l’avènement du capitalisme industriel, considère la nature comme une simple ressource à exploiter, à mettre au service du progrès et du développement économique. Cette conception naturaliste du monde a été le terreau d’un développement inouï des sciences et des techniques, mais elle n’est pas étrangère à la crise écologique que nous traversons. À partir du moment où l’on considère la nature comme une simple ressource, on gomme les liens d’interdépendance entre les humains et ce qui les environne, on nie la relation entre les multiples écosystèmes et on fait fi de l’existence des boucles de rétroaction. En effet, les activités humaines ont un impact sur le milieu, qui lui-même se modifie en conséquence, ce qui vient impacter en retour la vie humaine. Pour mieux appréhender ce concept de boucle de rétroaction, on peut par exemple penser au mécanisme d’antibiorésistance : à force d’administrer des antibiotiques en grand nombre aux êtres humains et aux animaux (notamment dans l’élevage intensif), les bactéries ont développé une forme de résistance aux antibiotiques, ce qui les rend inefficaces.
À l’échelle de la planète, il en va de même, des boucles de rétroaction sont en cours : les activités humaines ont un impact sur l’environnement, qui lui-même se modifie intrinsèquement (dérèglement climatique). Ce phénomène met en péril les conditions mêmes d’existence sur la terre. C’est la thèse défendue par les penseurs que l’on appelle de l’Anthropocène Ces chercheurs – scientifiques, philosophes, sociologues – indiquent que l’on est entré dans une nouvelle ère géologique marquée par l’impact des activités humaines sur le « système Terre ». Le système Terre étant composé de trois sous-systèmes profondément interdépendants : le système climatique, la biosphère et les sociétés humaines. Les penseurs dits de l'Anthropocène estiment que c’est l'avènement du capitalisme industriel puis le développement d’une société de consommation de masse (Trente Glorieuses) qui est responsable de l'altération du système Terre Ils nous invitent à nous penser comme faisant partie de l’environnement, pour sortir d’une vision instrumentale de la nature afin d’inventer de nouveaux modèles fondés sur la préservation des écosystèmes et du vivant dans son ensemble.
Définition
L’Anthropocène est une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des activités humaines comme principale force de changement sur terre. En 2000, le biologiste américain Eugene F. Stoermer et le Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Josef Crutzen évoquent pour la première fois le terme d’Anthropocène. Cette nouvelle phase géologique, dont la révolution industrielle du XIXe siècle serait le déclencheur principal, est marquée par la capacité de l’être humain à transformer l’ensemble du système terrestre. Les désordres générés par les effets de l’activité humaine ont des conséquences multiples : climat, sécurité alimentaire, accès aux ressources vitales, migrations forcées et soudaines, précarité énergétique… L’avènement de l’Anthropocène sonne le glas d’une vision binaire de l’être humain séparé de son environnement, de la dichotomie entre la terre et le monde [3].
Notons tout de même que le terme « Anthropocène » fait débat pour l’utilisation du préfixe « anthropo » qui laisserait entendre que tous les êtres humains ont la même responsabilité dans ce changement géologique. Christophe Bonneuil lui préfère par exemple celui de « Capitalocène » qui a le mérite de replacer ces bouleversements dans l’histoire du capitalisme industriel occidental [4].
[3] Voir François Gemenne et Marine Denis (2019), « Qu’est-ce que l'Anthropocène ? », viepublique.fr.
[4] Christophe Bonneuil (2017), « Capitalocène : Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, n°44, pp. 52-60.
L’année 2022 a été marquée par un cycle d’événements climatiques inédits : canicules, tempêtes violentes, inondations… et ce, y compris dans les zones tempérées qui jusqu’ici ont été relativement épargnées par le changement climatique. La prise de conscience est violente, et s’est encore accentuée avec la flambée des prix de l’énergie due à la guerre en Ukraine qui a mis en lumière nos vulnérabilités énergétiques.
« Vulnérabilité », le mot est clé. La crise sanitaire et l’épidémie de COVID 19, avait elle aussi révélé notre profonde vulnérabilité et les liens d’interdépendance entre les écosystèmes. Les scientifiques s’accordent pour dire que le COVID 19 est une zoonose (maladie infectieuse qui passe des animaux aux humains) et que la perte de la biodiversité est une des causes majeures de la propagation des épidémies. Ces événements difficilement prévisibles ont des conséquences sanitaires, économiques et sociales considérables. La pandémie a contribué à faire prendre conscience, brutalement, de nos interdépendances. Post-COVID, lors des débats sur le « monde d’après », l’idée de prendre soin est devenue centrale. Il est apparu comme nécessaire de prendre soin du vivant, c’est-à-dire de la planète mais aussi des liens sociaux. « Puisque les sociétés humaines sont un des trois sous-systèmes du système Terre, nous sommes la terre. Ceci n’est pas une affirmation ésotérique. Il faut penser les liens d’attention et de soin comme un enjeu écologique » défend le chercheur Nathanaël Wallenhorst. L’enjeu est d’autant plus fort que la crise climatique affecte inégalement les territoires et les populations. Les plus pauvres sont les plus touchés alors même que leur mode de vie influe peu sur le réchauffement climatique. Dans le document « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde commente : « Bien que responsables d’une part importante des dégradations écologiques actuelles, les plus riches ne subissent pas l’impact de ces dérèglements avec autant de vigueur que les plus pauvres, puisqu’elles et ils disposent de davantage de moyens pour y faire face et s’y adapter » La crise écologique est une question de justice sociale. C’est en ce sens que Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Céreq, dit que « la transition écologique est une question socialement vive » Un croisement des luttes sociales et environnementales qui est porté par les penseuses éco-féministes dès les années 1970
Pour Nathanaël Wallenhorst, cette prise de conscience précoce correspond à un moment spécifique de l’Anthropocène : « c’est bien l’intensification des politiques néo-libérales qui a scellé l’entrée dans l’Anthropocène». Les années 1980, marquées par l’accélération des phénomènes de consommation de masse, la financiarisation de l’économie et l’impératif de maximisation du profit au détriment des écosystèmes, ont eu un impact sur le travail. On peut d’ailleurs noter que c’est dans les années 1980 que la terminologie « ressources humaines » a fait son apparition. Les salariés sont alors perçus comme une ressource, à l’instar de tout autre élément du système, qu’il faut optimiser dans un environnement ultra-concurrentiel. Or, pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst : « l’impératif de productivité sans limite est incompatible avec l’écologie ». À l’instar des théoriciens qui « pansent » le vivant et les liens d’interdépendance, de nombreux penseurs du monde du travail transposent ces représentations du monde dans l’entreprise ; la quête effrénée de productivité fait partie des premières notions remises en question dans une perspective sociale et écologique.
[1] Voir les travaux de Will Steffen, Paul Josef Crutzen et John R. McNeill (par exemple « The Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature », 2006), de Nathanaël Wallenhorst (L’Anthropocène décodée pour les humains, 2019 ; La Vérité sur l’Anthropocène, 2020) ou encore de Catherine Larrère et Rémi Beau (qui ont notamment dirigé l’ouvrage Penser l’Anthropocène, 2018 – avec la participation de Dominique Bourg, Émilie Hache, Baptiste Morizot, Bernadette Bensaude-Vincent, etc.).
[2] Il faut rappeler qu’un débat subsiste sur la datation précise de l’entrée dans l’ère de l’anthropocène. Pour autant, Nathanaël Wallenhort précise dans son essai Qui sauvera la planète ? : « la date qui fait consensus pour l’Anthropocène est 1945, année où les Américains firent exploser la première bombe atomique dont les traces stratigraphiques (présence de radionucléides, qui n’existait pas auparavant, aux quatre coins du monde) perdurent » (Actes Sud, 2022).
[3] Voir François Gemenne et Marine Denis (2019), « Qu’est-ce que l'Anthropocène ? », viepublique.fr.
[4] Christophe Bonneuil (2017), « Capitalocène : Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, n°44, pp. 52-60.
[5] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, réalisé le 21 juin 2022.
[6] Guillaume Amorotti (2020), « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde, p. 10.
[7] Entretien avec Nathalie Moncel, op. cit.
[8] Voir Émilie Hache (2016), RECLAIM : Recueil de textes écoféministes, Cambourakis – avec des textes de Susan Grifin, Starhawk, Joanna Macy, ou encore Carolyn Merchant.
[9] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
La quête de la productivité a modelé notre conception du travail pendant des décennies. En entreprise, être un bon professionnel, un salarié engagé signifiait d’abord remplir ses objectifs (le plus souvent quantitatifs), s’acquitter des tableaux de reporting, optimiser les marges, bref, faire plus avec moins (voir « 1.2.1. La domination d’un mode de management gestionnaire »). De nombreux travailleurs remettent aujourd’hui en cause cette conception plus proche du « labeur » que de « l’ouvrage » pour reprendre les termes de Laetitia Vitaud Les salariés revendiquent aujourd’hui d’autres valeurs, plus proches de l’artisanat : l’autonomie, la créativité, la maîtrise de son temps et de ses tâches, l’attention portée à l’utilisateur final et le contact direct avec celui-ci. L’essayiste Jean-Laurent Cassely avait analysé l’attractivité des métiers de l’artisanat, notamment chez les jeunes urbains diplômés, dans son livre La Révolte des premiers de la classePour le journaliste, les anciens contrôleurs de gestion ou autres responsables marketing qui se reconvertissent en « néo-artisans » (brasseurs, fromagers ou encore boulangers) sont la pointe émergée – et privilégiée – de l’iceberg de toute une masse de travailleurs en quête de sens et de tangible. En effet, le rejet des métiers « à la con » et l’attrait des métiers manuels traduit non seulement un besoin de s’aligner avec ses valeurs personnelles, de retrouver la maîtrise de son temps, mais aussi un besoin de concret. Ce que nous a aussi exprimé Anna Zelcer-Lermine, jeune chargée de mission RSE, que nous avons rencontré alors qu’elle était en situation de burn-out (contexte présenté en « 1.2.3. La RSE : un objectif de plus ? ») :
« Le problème avec la RSE, c’est qu’on est décorrélé de ce qui compte vraiment. On a l’impression que tout est urgent, alors qu’en vrai, la plupart ne sont pas essentiels à la survie des espèces ou à la pérennité « réellement responsable » de l'entreprise. J’ai envie d’autre chose, de voir mon impact direct sur les gens. J’ai envie de m’investir à présent sur un projet qui a du sens. Là, le bilan à la fin de l’année n’est pas aussi riche que prévu : qu’est-ce que j’ai apporté ? J’ai surtout passé mes journées derrière un ordi. »
Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Nombreux sont les aspirants à la reconversion professionnelle qui partagent cette volonté de pouvoir voir et toucher le fruit de leur travail. À la fin de leur journée de travail, les salariés qui ont le sentiment d’avoir passé leur temps à remplir des tableurs excel ou envoyer des mails souffrent de cette sur-abstraction du travail. La sociologue Marie-Anne Dujarier explique d’ailleurs très bien qu’une des dimensions du sens du travail est la signification qu’on est capable – ou non – de lui donner Si, à la fin de sa journée, nous ne sommes pas capables de raconter ce que nous avons fait, d’en faire le récit, le risque de perte de sens est grand, et c’est ce qui se passe dans les métiers abstraits, souvent très éloignés de la production.
Les aspirants à la reconversion professionnelle dans les métiers manuels justifient souvent leur choix dans une visée écologique. Pour eux, fabriquer – ou réparer – des objets avec soin, prendre son temps pour délivrer un service de qualité rejoint une vision du monde plus écologique. Ils défendent les notions de « local » et de « proximité ». Rappelons le succès du livre de Matthew Crawford – philosophe et réparateur de motos – Éloge du Carburateur qui fait l’éloge du travail manuel et qui a inspiré le mouvement maker
Ne nous méprenons pas, si l’on parle tant des « néo-artisans », il ne reste pas moins que ce phénomène concerne une petite part de la population active : le plus souvent des BAC+5 issus de milieux sociaux privilégiés, majoritairement urbains et qui détiennent tout un ensemble de codes sociaux pour réussir leur transition (réseau, compétences commerciales et de communication, capacité à entretenir un « storytelling » vertueux, etc.). Pour autant, ce besoin de tangible et cette volonté de se confronter au réel a tout de même traversé l’ensemble des Français, notamment pendant le confinement. On l’a dit, la crise sanitaire a été un moment de profonde remise en question pour de nombreux travailleurs. Celles et ceux qui n’étaient pas en première ligne, et qui en avaient les moyens, ont eu du temps pour faire des choses de leurs mains : cuisiner, coudre, bricoler… et cette expérience a été l’occasion de mesurer l’écart entre leurs journées de travail habituelles et le plaisir procuré par des activités manuelles.
[1] Laetitia Vitaud (2019), Du Labeur à l’ouvrage, op. cit.
[2] Jean-Laurent Cassely (2017), La Révolte des Premiers de la classe : Changer sa vie, la dernière utopie, Arkhé.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
[4] David Tabourier et Laura Raim (2022), « Travailler a-t-il un sens ? », Les idées larges, Arte France x upian.
[5] Matthew Crawford (2010), Éloge du Carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte.
Dans l’introduction de son dernier ouvrage En finir avec la productivité, Laetitia Vitaud, spécialiste du futur du travail, s’interroge quant à elle sur la notion de productivité :
« La productivité est le concept phare d’un système qui soutient une manière de voir le monde et ensuite de distribuer les richesses. Le XXe siècle a donné naissance à notre économie moderne. C’est l’ère industrielle qui a fait de la productivité un pilier de notre système global de pensée. Elle nous a donné la productivité et le PIB, ces concepts qui permettent aujourd'hui de mesurer, taxer et distribuer la valeur économique. »
Laetitia Vitaud (2022), En finir avec la productivité : Critique féministe d’une notion phare du monde du travail, Payot.
Dans cet essai stimulant, Laetitia Vitaud souligne également que le concept de productivité entretient une division sexuée du travail au sens où il invisibilise le travail gratuit et domestique – assuré majoritairement par les femmes – alors qu’il est un rouage essentiel du système : « le travail reproductif (faire à manger, s’occuper des enfants) soutient le travail productif » . Mais pour les économistes classiques, ce qui est gratuit n’a pas de valeur… et ce, quelle que soit l’activité considérée. Prenons une activité simple : tondre la pelouse. Si l’activité est réalisée sur son temps libre, elle sera considérée comme improductive. Si la même activité est réalisée pour le compte d’une collectivité, ce sera de la dépense d’argent public ; elle ne valorise aucun capital. En revanche, si elle est prise en charge par une entreprise à but lucratif, alors, tondre la pelouse sera considérée comme une activité créatrice de valeur et de richesse et sera comptabilisée dans le PIB. Dans les trois cas, c’est pourtant la même activité, le même travail qui est effectué
Pour éclairer ces écarts de représentation, nous pouvons mobiliser les travaux de la sociologue Marie-Anne Dujarier. Dans Troubles dans le travail, elle explore la définition évolutive du travail. Pendant des années, une définition du travail a prévalu : « il y avait un consensus social pour considérer comme travail toute activité qui demande de la peine, qui produit quelque chose d’utile pour la subsistance et qui s'effectue dans le cadre d’un emploi rémunéré ». Ce qui sort de ce cadre n’est alors pas considéré comme du travail par nos institutions. Ainsi, le travail gratuit, domestique et parental, assuré essentiellement par les femmes n’est pas considéré comme du travail ; le travail bénévole et associatif, massivement opéré par des retraités, non plus. Pour un certain nombre des personnes que nous avons rencontrées, l’élargissement de notre compréhension de ce qui recouvre le travail est essentiel. C’est sans doute Hacer Us, chargée d’étude sur la soutenabilité de l’innovation chez Michelin, qui l’exprime le mieux : « Si un dirigeant ne fait pas le ménage chez lui, il se déconnecte d’une partie du monde et il se positionne en “je donne du travail à ma femme de ménage” alors qu’il est la condition d’existence de cette femme de ménage » Cet exemple qui nous a été cité par trois personnes différentes, est significatif d’une volonté de penser le travail de manière systémique : il ne s’agit pas seulement de regarder les conditions d’exercice de son travail rémunéré, mais de regarder ce que ces conditions impliquent pour l’environnement, la société et les autres, en l’occurrence : déséquilibre dans la répartition des tâches domestiques ou maintien dans une situation de précarité de travailleuses pauvres Une vision qui appelle à d’autres manières de penser ce qui fait la valeur d’une activité.
Aujourd’hui, de nombreuses activités utiles ne sont pas considérées comme du travail (le bénévolat, le travail domestique, etc.) et à l’inverse, de nombreux emplois sont perçus comme inutiles, voire délétères pour la société et l’environnement. Rappelons-nous de l’énorme succès de l’expression « bullshit jobs » popularisée par l’anthropologue David Graeber en 2019. De nombreux professionnels se sont retrouvés dans cette appellation des « jobs à la con » : « si vous ne faisiez pas ce que vous faîtes, personne ne s’en rendrait compte, voire le monde s’en porterait mieux ». Les « planeurs » dont le travail consiste à planifier, calculer et optimiser et qui peuplent les grandes entreprises, comme les collectivités et les institutions publiques, se posent de plus en plus de questions sur le sens de leur travail. En 2019, David Graeber a jeté une lumière crue sur le paradoxe suivant : de nombreux jobs inutiles à la société sont extrêmement bien payés quand de nombreux emplois utiles sont très faiblement rémunérés (enseignants, infirmières, éboueurs…). La crise du COVID a continué d’alimenter ces débats sur l’utilité sociale des métiers et notamment sur les métiers dits essentiels.
[1] Laetitia Vitaud (2022), En finir avec la productivité : Critique féministe d’une notion phare du monde du travail, Payot.
[2] Op. cit.
[3] Exemple tiré de Usul2000 (2015), « Le Salaire à Vie (Bernard Friot) », YouTube, à partir de la 14e minute.
[4] Marie-Anne Dujarier (2021), Troubles dans le travail : Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF.
[5] Entretien avec Hacer Us, réalisé le 22 septembre 2022.
[6] Voir par exemple Caroline Ibos (2012), Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Flammarion. Ou Lucie Tourette (2022), « Féministes, qui fait le ménage chez vous ? », La Déferlante, n°5.
L’approche macro-économique est dominante, dans tous les domaines. Et les représentations qu’elle véhicule ne sont pas neutres. Comme le souligne Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) : « C’est à partir de ce qu’on se représente qu’on agit . » En ce sens, le contraste entre la profusion continue de connaissances et le manque d’appropriation des enjeux écologiques par le monde économique est saisissant et doit nous alerter. D’après l’étude d’Occurrence réalisée en septembre 2022 pour la Fondation The Adecco Group, les comportements individuels restent la réponse plébiscitée – par les salariés (71 %) comme les employeurs (60 %) – pour faire face aux enjeux de la transition écologique dans le cadre professionnel. Loin devant la décarbonation, citée au même rang que l’innovation par 40 % des salariés et des employeurs. Loin devant la transformation du monde du travail (retenue par 31 % des salariés et 27 % des employeurs) et la redéfinition de la mission des entreprises (17 % des salariés et 21 % des employeurs) .
Ces résultats sont significatifs de l’absence de réflexions sur le travail tant dans les rapports produits que dans les organisations. Pour Leïla Boudra, chercheuse en ergonomie associée au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et co-responsable de la commission « Concevoir pour le développement durable » de l’Association pour la Recherche en Psychologie Ergonomique et Ergonomie (ARPEGE), cette absence n’est pas surprenante au regard des profils des cadres d’entreprise : « Les personnes à des postes de direction ou à des postes techniques n’ont pas eu dans leur formation d’enseignements sur la question du travail. Ce n’est pas illogique que ce soit absent dans leur activité ; cela fait appel à une façon différente de penser les choses . » Essentiellement formés dans les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs, les cadres ne sont pas armés pour aborder cette question. Le droit du travail, la sociologie des organisations, l’ergonomie, la prévention des risques psycho-sociaux sont des enseignements négligés au détriment de la finance, de la gestion, du management ou encore de l’innovation, prédominants dans les programmes… Un déséquilibre qu’on retrouve dans les organisations du travail.
« Dans les entreprises, le modèle du développement durable est systématiquement en déséquilibre. Les pôles environnementaux et économiques sont en général étroitement liés – la transformation des filières répond d’abord à des finalités économiques – tandis que le pôle social est insuffisamment pris en considération » témoigne Leïla Boudra. Dans le cadre de sa thèse sur la durabilité du travail, la chercheuse a suivi une expérimentation de recyclage des emballages plastiques dans un centre de tri de déchets ménagers. Elle observe un double phénomène d’invisibilisation du travail de tri, réalisé majoritairement par des femmes, sur lequel repose pourtant toute la recyclabilité des produits. D’abord, hors du monde de l’entreprise : la majorité des travaux scientifiques portant sur le tri des déchets se concentrent sur la dimension comportementale des citoyens. Et ensuite, au sein de l’entreprise : le volet technologique est toujours celui qui est mis en avant lors des transformations internes. Les centres de tri sont de plus en plus technologisés, avec des machines de plus en plus performantes qui permettent un tri de plus en plus fin. Les capacités de production sont augmentées, le tri effectué par les machines, de meilleure qualité. A priori, tout porte à croire que l’introduction de nouvelles technologies contribue tant à la croissance de l’activité qu’à l’amélioration de son rendement d’un point de vue écologique. Dans les faits, le volet environnemental de l’activité repose intégralement sur la qualité du travail des opératrices. Ce sont elles qui chargent la machine, contrôlent son bon fonctionnement, et, surtout, réalisent tout le travail de finalisation du tri des déchets qui devient de plus en plus difficile du fait de l’augmentation des cadences et de l’industrialisation de la production. Leïla Boudra commente :
« Les opératrices ont beaucoup moins de marge de manœuvre pour faire un travail de qualité et perdent en capacité d’action sur le système qui est de plus en plus déconnecté du travail. Le modèle industriel n’est ni transformé, ni questionné. On ne fait que déplacer la pénibilité ; on crée des formes de souffrance au travail et on ternit l’attractivité des métiers. On génère du turn over sur des bassins d’emplois qui ne sont pas extensibles à l’infini. »
Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.
Cette méconnaissance du contenu et de la réalité des métiers amène les entreprises à faire des investissements coûteux, et d’un certain point de vue contre-productif. Les achats de nouvelles technologies se font essentiellement sur des critères de performance qui ne prennent pas en compte l’introduction de la machine dans l’organisation du travail. Résultat : « Ça ne fonctionne pas parce qu’on a oublié plein de critères, et l’investissement financier est tel – de l’ordre de 100 000€ quand ce n’est pas plusieurs millions – que les entreprises ne peuvent plus revenir dessus » poursuit l’ergonome. Les transformations sont pensées en silos (l’introduction de nouvelles technologiques d’un côté, la limitation des emballages d’un autre) alors qu’elles arrivent en cascade et se cumulent dans l’activité professionnelle. Sous couvert d’être en changement et en adaptation perpétuelle, les entreprises se trouvent en réalité assez démunies face aux défis qui se présentent à elles.
[1] Entretien avec Nathalie Moncel, réalisé le 12 mai 2022.
[2] « Définition de la transition écologique – Ensemble des éléments » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), « La transition écologique vécue par les salariés et les dirigeants des entreprises », Occurrence x Fondation The Adecco Group, p. 49.
[3] Entretien avec Leïla Boudra, réalisé le 31 août 2022.
[4] Ibid.
[5] Leïla Boudra (2016), « Durabilité du travail et prévention en adhérence : le cas de la dimension territoriale des déchets dans l’activité de tri des emballages ménagers », thèse d’ergonomie sous la direction de Pascal Béguin, Université Lumière Lyon 2.
[6] David Gaborieau fait un constat similaire dans les plateformes logistiques. Voir : Mathieu Brier (2015), « La chimère de l’usine sans ouvriers occulte la réalité du travail : Entretien avec David Gaborieau, sociologue du travail », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n°9, pp. 68-73.
[7] Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.
Les entreprises sont directement interpellées par les changements de représentation liés à la crise écologique, et l’évolution des attentes chez les salariés et les candidats qui en découle. Bien que les actifs qui prennent la parole sur le sujet soient encore minoritaires, les difficultés de recrutement que l’on retrouve dans l’ensemble des secteurs ne laissent pas les employeurs indifférents. En effet, malgré un taux de chômage élevé (+8 % en 2021), c’est près d’un recrutement sur deux qui est perçu comme difficile par les entreprises, et le nombre d’offres abandonnées faute de candidats augmente chaque année Pour 71 % des employeurs, la mise en place d’actions en faveur de la transition écologique représente un atout essentiel pour attirer et capter de « nouveaux talents » Pour les entreprises, l’enjeu RH est de taille. Il s’agit de faciliter les recrutements, mais également de fidéliser les ressources internes. D’après l’étude d’Occurence, les principales actions mises en œuvre autour de la transition écologique dans les organisations concernent la communication interne et des actions RH Majoritairement, de la sensibilisation et de la formation. Cela répond à une forte demande des salariés ; ils sont en moyenne 67 % à se déclarer intéressés par le suivi d’une formation en lien avec l’écologie, et ce quelle que soit la thématique Un chiffre corrélé à la catégorie professionnelle, les cadres paraissant bien plus demandeurs de ce type de formation (près de 80 %) que les employés ayant un faible niveau de qualification (un peu plus de 55 %)
Cet écart ne doit pas être compris comme un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. En effet, en regardant plus finement, l’écart apparaît moins grand. Parmi les salariés qui n’ont pas encore suivi de formation en lien avec la transition écologique, 55 % des cadres se déclarent intéressés pour en suivre une, contre 43 % des employés ; soit un écart d’à peine 12 points – on est loin des 25 points initialement annoncés. La réelle différence se situe parmi ceux qui ont déjà suivi une formation sur le sujet : un cadre sur quatre pour seulement un employé sur huit Ce résultat n’est pas anodin. Il rejoint les nombreux travaux sur les inégalités d’accès aux formations dans le milieu professionnel. Dans la note « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former » publiée par le Céreq en mars 2022, Ekaterina Melnik-Olive rappelle le rôle déterminant de l’employeur dans l’accès à la formation des salariés : « Au-delà de l'intention de se former, l'accès effectif à la formation est fortement lié au fait d’avoir reçu une proposition de formation de la part de l’employeur » L’entreprise est de loin la principale source de propositions, loin devant les organisations de formation et les réseaux professionnels, et dans les faits, les propositions sont adressées d’abord aux catégories les plus qualifiées ; 75 % des employés n’ont jamais reçu de proposition de formation de la part de leur employeur.
Cette inégalité de traitement en dit long, d’une part sur les salariés que l’on « soigne » et que l’on veut réellement fidéliser, et d’autre part sur la perception que les dirigeants ont des enjeux de la transition écologique dans leur entreprise. Les deux points sont liés. Concernant le premier, le phénomène n’est pas nouveau, et bien documenté : les emplois les moins qualifiés sont aussi ceux qui sont les moins valorisés et soutenus dans les entreprises Au regard des métiers actuellement en tension, ce constat doit cependant nous interpeller sur la durabilité des activités – et des industries – qui reposent sur cette main d’œuvre peu qualifiéeConcernant le second point, deux hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, les formations sur la transition écologique sont proposées par les entreprises d’abord dans une optique opportuniste, pour capter une population de cadres qui peut se permettre, puisqu’elle en a les moyens, d’être plus volatiles. Ce qui peut interroger quant aux effets réels de ces formations sur l’organisation et le travail quotidien. Ou deuxièmement, les employeurs sont sincères dans leur volonté de « bifurquer », mais ont une perception de leur organisation qui laisse les employés ayant un faible niveau de qualification à un simple rôle d’exécutant de stratégies conçues par des cadres experts. Perception qui reste dans une logique « top-down » de la conduite du changement et nie les transformations métiers qui seront nécessairement à l’œuvre (pour voir les risques associés à ces types d’approche, se reporter à la section « 1.3. Des approches qui fragilisent les organisations et freinent leur capacité de changement »).
Que l’employeur soit sincère ou non sur sa volonté de bifurquer, les deux postures présentées sont révélatrices du manque de formation des dirigeants sur ces enjeux. Pourtant, le marché de la formation au développement durable n’est pas récent. Dès la fin des années 1990, le management environnemental est reconnu pendant le Sommet de Rio comme l’une des priorités des entreprises ; les premières normes internationales sont publiées dans la fouléePour Arnaud Herrmann, cofondateur et président de EcoLearn, organisme spécialisé dans la formation aux enjeux de la durabilité, ce déficit de formation est en partie dû à une forme de tabou. Contrairement à leurs salariés, les dirigeants n’ont pas l’obligation de suivre de formations, et dans la pratique, ils en suivent peu. Arnaud Herrmann remarque néanmoins un net changement depuis la pandémie :
« On en est encore au début, on commence tout juste à oser parler du sujet de la formation des dirigeants. Suite au covid, les risques ont explosé partout, ça a percuté les modèles d'affaires, et six mois après, on a commencé à recevoir des demandes de dirigeants qui souhaitent se former ; les dirigeants ont compris qu’ils ne comprenaient pas les enjeux de la durabilité et qu’ils devaient se former. Mais c’est en train de se faire, les demandes ne sont pas encore matures ; ils ne savent pas trop sur quoi se former, ni à quel rythme. »
Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.
Une nouvelle demande qui trouve immédiatement son marché. Dans les six mois qui ont suivi le premier confinement, on est passé d’un marché confidentiel avec peu d’acteurs à un marché en expansion croissante. Néanmoins, comme le note Arnaud Herrmann, l’offre se polarise autour de deux types de formations : d’une part des formations courtes non certifiantes qui relèvent plutôt de la sensibilisation, et d’autre part des formations techniques ou thématiques très spécifiques. Peu de formations abordent les enjeux de durabilité avec une approche systémique ce qui présente le risque de « passer à côté des sujets et de ne pas relier la formation à la raison d’être, au modèle économique et à la gouvernance de l’entreprise ». Pour Arnaud Herrmann, c’est aussi une des limites des réglementations qui pèsent sur les entreprises ; beaucoup se contentent de « cocher les cases » sans interroger le modèle global et la cohérence d’ensemble. D’où l’enjeu de bien former les dirigeants, mais aussi les consultants qui accompagnent les entreprises dans leur transformation, pour que les formations suivies par les salariés participent à la nécessaire refonte du projet d’entreprise (voir « 3.1.3. Former les dirigeants à prendre les décisions autrement »).
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’insuffisance des approches systémiques dans les programmes de formation. Premièrement, les écoles traditionnelles, de par leur taille, évoluent lentement. Cela est particulièrement flagrant dans les écoles de formation initiale. Outre le manque de cohérence entre les modules d’enseignement , les sociologues Cécile Gazo et Loïc Mazenc soulignent la problématique des temporalités de refonte des programmes :
« Les travaux de rénovation des référentiels de formation sont pensés sur six ans : c’est le temps qu’il faut pour que la première génération d’étudiants ayant bénéficié de la rénovation arrive sur le marché du travail. La temporalité des enseignants est bien différente : enseigner impose un temps plus court, celui au jour le jour et davantage en prise avec les attentes et les spécificités des apprenants. »
Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.
Ces déficits dans les cursus initiaux rendent d’autant plus prégnant l’intégration de ces approches globales dans la formation continue. Néanmoins, si l’on peut déplorer le manque d’agilité des opérateurs de formation les plus importants, les nouveaux venus se confrontent à des barrières d’ordre structurel. L’entrée dans le marché des formations professionnelles est coûteuse ; l’obtention des certifications est particulièrement lourde à porter pour les petits acteurs Une impasse qui ralentit considérablement la refonte des offres de formation
Notons que face à ce déficit d’offres, certaines entreprises ont fait le choix d’internaliser ces formations. C’est par exemple le cas de Veolia qui est en train de mettre en place une « école de la transformation écologique » pour accompagner les salariés du groupe à la transformation de leur métier et anticiper les nouveaux besoins de compétence. Cette démarche s’inscrit dans un changement de perspective plus global, comme en témoigne les propos de Philippe Hermann, directeur finance durable du groupe : « Chez Veolia, la RSE n’est plus perçue comme une option ou un surcoût, c’est désormais une composante essentielle de notre activité. La relation entre RSE, stratégie et finance s'établit dans des interactions étroites et un dialogue permanent, qui ne se réduit pas à des calculs d’indicateurs» Depuis 2021, les principaux cadres du groupe ont une incitation salariale sur 18 indicateurs environnementaux et sociaux.
[1] +6 % en 2022. Voir Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), « Comment expliquer les difficultés de recrutement anticipés par les entreprises ? », document de travail, n°2022-04, France Stratégie.
[2] « Importance des défis des entreprises face à la TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 103.
[3] « Actions mises en œuvre dans la démarche de TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
[4] Entre 59 % pour les compétences transverses et 72 % pour la sensibilisation (20 % des répondants déclarent avoir déjà suivi une formation ; 50% désirent se lancer). Voir « Bilans des formation en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 93.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Voir notamment Ekaterina Melnik-Olive (2022), « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former », Céreq.
[8] Voir par exemple dans le secteur de la grande distribution : Mathias Waelli (2009), Caissière… et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution, PUF.
[9] Voir Jean-Christophe Sciberras (2022), « Métiers 2030 : Quels métiers en 2030 ? », France Stratégie x Dares.
[10] « Business and industry, including transnational corporations, should recognize environmental management as among the highest corporate priorities and as a key determinant to sustainable development. » (United Nations [1992], « Agenda 21 », United Nations Conference on Environment & Development, Rio de Janerio [Brazil], p. 289).
[11] L’ISO 14001 sur le management environnemental est publié en 1993, le Project Management Body of Knowkedge (PMBOK) en 1999, l’ISO 26000 en 2010 et l’ISO 21500 en 2012.
[12] Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.
[13] Ibid.
[14] Voir notamment les prises de parole de Fanny Verrax, philosophe indépendante spécialisée en éthique dans Elodie Chermann (2022), « Les cours d’éthique se développent dans les écoles d’ingénieurs », Le Monde Campus.
[15] Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.
[16] Voir par exemple : OPCO.fr (2021), « Réforme et certification : quelles conséquences pour les petits organismes de formation et les indépendants ? ». Ou encore : Mathieu Chartier (2021), « Qualiopi : la certification qui va tuer moult organismes de formation », Blog Internet-Formation.
[17] Notons tout de même qu’avec la loi Climat et Résilience d’août 2021, les opérateurs de compétences (OPCO) ont pour mission d’accompagner les branches professionnelles et les entreprises dans l’observation et l’anticipation de leurs besoins en compétences en matière de transition écologique. Une nouvelle mission qui se met progressivement en place.
[18] Veolia (2021), « Produrable 2021 : “Veolia va créer une école de la transformation écologique pour préparer aux métiers de demain et répondre à l'urgence environnementale” ».
Les structures de l’ESS sont plus résilientes face aux crises. C’est le résultat de nombreuses études. Cela avait déjà été remarqué lors de la crise financière de 2008, et se confirme avec la crise sanitaire. Peu mondialisées et non financiarisées, elles font partie des structures les moins touchées. Comme le note l’Insee dans une note de 2016, le modèle économique spécifique de l’ESS contribue à stabiliser l’emploi :
« Ses principes fondateurs induisent un mode d’entreprendre et de développement différent de celui de l’économie marchande « classique ». Notamment, par le principe de lucrativité contenue, les acteurs économiques de l’ESS ne renoncent pas à l’utilité sociale pour la rentabilité. De fait, ils investissent de façon durable et pérenne alors que l’économie marchande classique tend à s’engager et se désengager de façon plus opportuniste, induisant sur l’emploi des mouvements plus heurtés, à la hausse comme à la baisse. »
Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
En d’autres termes, « elles développent un capital patient et beaucoup moins soumis aux marchés financiers » résume Jean Moreau, coprésident du Mouvement Impact France qui fédère 1 500 entreprises à impact social et environnemental.
Or la forme est indissociable du fond. Dans l’ESS, les modèles d’affaires, comme de gouvernance, répondent à des projets d’entreprise qui placent les enjeux sociaux et environnementaux en leur centre. Pour David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, c’est le sens des projets défendus qui tire tout le reste. Dans le cadre d’une étude qu’il a réalisée sur le spectacle vivant, il remarque que « ceux qui se portaient le mieux sont ceux qui avaient déjà fait le pas de la transition écologique » Par transition écologique, il s’agit ici de transformation profonde : « ce sont des structures qui ont pris le temps de faire une mise au clair de leurs valeurs » Et cela passe par une ré-écriture du projet de la troupe « qui vient questionner le sens de l’activité, le rythme avec lequel on travaille et la soutenabilité du travail et de l’humain » Du projet découle ensuite des pratiques de management plus horizontales et plus respectueuses – notamment dues à une meilleure écoute en interne, « premier pas pour un management durable » – et la refonte des modes de gouvernance. Un schéma vertueux qui se vérifie quelle que soit la taille de l’entreprise.
L’un des exemples les plus médiatiques est sans doute Patagonia : entreprise engagée pour le sport et l’environnement depuis ses débuts, son fondateur Yves Chouinard mise sur l’autonomie de ses équipes (« laisser tomber le travail pour aller surfer […]. Je me fiche de savoir quand vous travaillez, tant que le travail est fait » déclarait-il au micro de la radio publique américaine NPR en 2017) et vient de transférer 98 % du capital de l’entreprise à une fondation en faveur de l’environnement (« La terre est maintenant notre seul actionnaire ») et confie les 2 % restant à un « Purpose Trust », structure de gouvernance qui doit veiller au respect de la mission fixée par l’entreprise
Si, comme nous l’avons vu, il est plus simple pour une entreprise nouvellement créée de mettre en cohérence son fonctionnement avec sa raison d’être, les crises apparaissent comme des moments privilégiés pour faire le point et entamer une phase de transformation. C’est un phénomène que nous avons pu constater dans nos pratiques professionnelles : quand les organisations sont en crise, les directions acceptent plus facilement de sortir du « business as usual » et du champ du mesurable pour trouver des portes de sortie latérales. Cela peut passer par des approches compréhensibles et analytiques de l’activité, couplées à des méthodes collaboratives qui peuvent aller jusqu’à repenser le modèle d’entreprise avec les salariés. Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, note que ces moments de réflexivité interne peuvent aussi naître de crises externes à l’entreprise. Le choc des confinements a notamment été le déclencheur dans certaines structures de questionnements profonds sur le sens du projet d’entreprise : « c’est quoi le cœur de notre métier, du travail que l’on rend ? qu’est-ce que ça oblige de repenser du point de vue du travail ? ce sont des questions qu’on a vu émerger »
Pour accompagner ces questionnements, Valérie Pueyo recommande dans ces moments de crise – et nous sommes en plein dedans avec la crise écologique – d’élaborer un « contrat de base » avec l’ensemble des parties-prenantes, internes comme externes. Contrairement au projet d’entreprise, le contrat de base n’entre pas par la question du modèle économique ou modèle de gouvernance. Il s’agit de se (re)mettre d’accord sur les principes structurants qui guident l’action de l’entreprise, non pas à partir de valeurs abstraites, mais d’un objectif ancré localement et qui est assez fort pour interpeller, voire faire bifurquer le modèle de l’entreprise (redéfinition du cœur de l’activité, transformation organisationnelle, choix dans la répartition du capital, engagements partenariaux, etc.). Le contrat de base agit alors comme un « arrière-plan structuré et structurant supportant le projet alternatif tant dans son expression que dans sa poursuite au long cours »
[1] Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
[2] Mathieu Viviani (2021), « Les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont plus résilientes face à la crise sanitaire et à l’instabilité économique », novethic.
[3] Entretien avec David Irle, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Andrew Holder (2017), « Why Yvon Chouinard doesn't want you to buy Patagonia — and doesn't want your money », NPR.
[8] Blanche Segrestin (2022), « Patagonia : quand une entreprise cherche à être durable », Alternatives Économiques.
[9] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
[10] Valérie Pueyo (2022), « Contribuer à des futurs souhaitables pour répondre aux défis de l’Anthropocène : les apports d’une Prospective du travail », Activités, n°19.
Si 2022 a été une année marquée par les discussions autour de la « Grande Démission » et des difficultés de recrutement post-pandémie, le début d’année 2023 place une nouvelle fois le travail au centre de l’actualité sociale. La réforme des retraites cristallise les débats ; des millions de Français manifestent leur opposition à un projet de loi défendant une « valeur travail » à bout de souffle. Le rapport au travail et le rapport au temps sont des sujets qui passionnent, et qui se posent avec d’autant plus d’acuité à une époque où la crise écologique vient bousculer nos représentations. Les phénomènes météorologiques extrêmes (canicules, sécheresse, tempêtes) et la crise énergétique accélèrent encore la conscientisation de l’urgence écologique et la nécessité de transformer le modèle. La vision d’un monde stable, prévisible où les sociétés humaines iraient irrémédiablement vers toujours plus de progrès est remise en question.
Par ailleurs, l'organisation des temps de vie selon le triptyque « éducation – labeur – retraite » vole en éclats. De plus en plus d’individus remettent en question la place, prépondérante, qu'occupe le travail dans leur vie, et interrogent le sens même du mot « travail ». Le travail ne se limite plus à l’activité réalisée dans le cadre d’un emploi rémunéré. Cette définition, qui a longtemps prévalu et qui a modelé les politiques publiques de ces quarante dernières années, ne semble plus correspondre à la réalité sociale qui se trouve dans les faits être de plus en plus fragmentée. Celles et ceux qui démissionnent, se reconvertissent, cumulent plusieurs activités, questionnent les entreprises sur le télétravail et le droit à la déconnexion, refusent des postes aux conditions de travail pénibles ne semblent dire qu’une seule et même chose : nous ne voulons pas perdre notre vie à la gagner. Certes, le monde du travail est de plus en plus polarisé entre d’un côté, des cadres nomades qui ont les ressources (financières, familiales, professionnelles, etc.) pour jouer avec les cadres de l’emploi, voire même les définir, et de l’autre, des employés qui vivent au quotidien une expérience beaucoup plus contrainte, et aliénante, de l’activité salariée. Pour autant, il n’en reste pas moins que la question de la place occupée par le travail rémunéré dans la vie semble préoccuper toutes les catégories sociales. Les débats autour de la réforme des retraites en sont la preuve ; il s’agit aujourd’hui de se poser la question de la soutenabilité du travail. Or, la question de la soutenabilité du travail est étroitement liée à celle de la soutenabilité des conditions de vie sur terre.
De fait, nous vivons une crise des représentations du travail qui s’enchevêtre avec les enjeux de la crise écologique. Les questionnements sur le sens du travail et la quête effrénée de productivité traversent une majorité de citoyens : qu’est-ce que « bien » faire son travail ? À quoi je contribue lorsque j’exerce mon métier ? Est-ce que je contribue à créer les conditions d’une société plus juste, plus soutenable ou au contraire, est-ce que j’alimente une machine productiviste aux conséquences délétères pour la planète et ceux qui l’habitent ?
Pendant des années, les questions écologiques ont été cantonnées à une dimension environnementaliste, réduites au coût carbone. L’écologie semblait être avant tout « le problème des scientifiques ». Aujourd’hui, l’écologie est perçue comme un sujet systémique, il s’agit de préserver les conditions d’habitabilité sur terre et pour cela, de penser et, le cas échéant, restaurer les liens d’interdépendance. Prendre soin du vivant, c’est prendre soin de la planète et des liens sociaux. L’un ne va pas sans l’autre. Dès lors, il est urgent de repenser nos modes de vie, nos modes de production et de consommation, nos manières d’interagir et donc, in fine, nos organisations et modes de travail à l’aune de la crise écologique. Il n’y a pas d’un côté ceux qui parlent de l’emploi et ceux qui parlent d’écologie. Cette opposition artificielle n’a pas de sens ; c’est l’un des premiers enseignements de ce rapport exploratoire. Si le monde du travail ne change pas, si l’on n’accepte pas de remettre en question les modèles sociaux sous-jacents, nous n’allons tout simplement pas maintenir les conditions de vie sur terre. Nous n’avons donc pas le choix.
Cela doit interpeller les acteurs de l’emploi à plusieurs titres :
> Les métiers dits en tension sont précisément les métiers dont on aura le plus besoin pour mener la transformation de notre modèle de société. Les métiers du soin et des services à la personne (agents d’entretien, aides à domicile, enseignants, infirmiers, sage-femmes, etc.) et les métiers de la maintenance (ouvriers qualifiés du BTP, techniciens de maintenance) figurent parmi les métiers comptant le plus de postes à pourvoir d’ici 2030. Il s’agirait donc de valoriser ces métiers essentiels et de reconnaître ceux qui prennent soin des liens, des autres et des choses.
> Ces métiers en tension sont des métiers exigeants, peu ou mal rémunérés et peu valorisés dans les imaginaires collectifs. Pour rendre ces métiers attractifs, on ne peut s’affranchir d’une véritable réflexion sur les conditions de travail (temps de travail, rémunération, espaces et environnements de travail…) tout en les reliant à des questions écologiques (trajets domicile-travail, normes professionnelles, outils et produits utilisés dans le cadre de la pratique professionnelle, etc.).
> Les réflexions sur la finalité du travail et l’organisation du travail ne pourront se mener sans l’apport des premiers concernés. Nous l’avons vu dans le rapport, la crise écologique nous invite à repenser notre conception de l’exercice du pouvoir. Dans un monde sans certitudes, le modèle techno-centré, vertical et descendant ne fonctionne pas, et s’avère même être contre-productif pour mener les transformations dont nous avons besoin. À l’échelle des organisations, cela signifie revoir concrètement la manière dont sont prises les décisions stratégiques et qui sont les parties-prenantes associées.
Ainsi, nous invitons les organisations qui souhaitent se saisir de manière sincère de la question de la transition écologique à s’appuyer sur trois questions fondamentales pour guider leur action :
comment ne pas nuire à la planète ? c’est-à-dire, examiner son modèle de production et ses conséquences sur l’environnement ;
comment ne pas nuire à ceux qui l’habitent ? c’est-à-dire, internaliser les « externalités » de son modèle d’activité et inclure les communautés locales dans les prises de décision stratégiques ;
comment ne pas nuire à ceux sur qui reposent l’activité de l’entreprise ? c’est-à-dire, mener une réflexion concertée sur le contenu des métiers et les conditions d’exercice du travail de l’ensemble des personnes impliquées dans la chaîne de valeur, qu’elles soient internes à l’entreprise (salariés directs) ou externes (freelances, sous-traitants, fournisseurs, etc.).
Notre invitation est de repenser la notion même de « contrat de travail ». Il s’agirait de sortir d’une vision strictement utilitariste du salarié comme un individu à qui on louerait la force de travail pour un temps (in)déterminé mais bien de le reconnaître comme une personne aux multiples rôles à qui, en tant que structure sociale, on assurerait de bonnes conditions d’existence. Il ne s’agit pas de promouvoir un néo-paternalisme où les entreprises prendraient en charge les aspects de la vie privée des individus mais bien de défendre une vision de la société où le travail retrouverait sa juste place.
Les confinements ont aussi été l’occasion pour de nombreuses personnes de passer du temps en famille. Si la conciliation télétravail/enfants s’est révélée complexe à gérer pour un certain nombre de ménages, il n’en reste pas moins que le fait de passer du temps avec ses proches a fait office de déclic pour beaucoup. À l’issue de cette période, de nombreux salariés ont affirmé avoir « revu leurs priorités ». Les salariés sont de plus en plus critiques vis-à-vis du présentéisme : rester tard au bureau ou se montrer disponible tout le temps pour son travail apparaît aujourd'hui comme de plus en plus problématique. Cette sacralisation du travail au détriment d’autres liens sociaux – du temps passé avec sa famille ou pour d’autres activités (loisirs, bénévolat, mandats politiques…) – semble révolue.
En 2022, de nombreux éditorialistes ont tenté d’analyser les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises (dans les métiers des services, mais aussi du commerce, du médico-social, etc.) en regrettant la « perte du goût de l’effort ». Les Français « ne voudraient plus travailler », ils auraient perdu le sens de la « valeur-travail ». Cette analyse nous semble un peu rapide. Les crises successives ont modifié structurellement notre rapport au travail, et l’aspiration à un meilleur équilibre des temps de vie apparaît aujourd’hui comme prioritaire. Les Français remettent en cause la centralité du travail dans leurs vies, et cette tendance ne concerne pas seulement les classes sociales les plus aisées. Selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, en 1990, 60 % des sondés répondaient que le travail était « très important » dans leur vie Ils ne sont aujourd’hui plus que 24 % à faire cette réponse, soit un recul spectaculaire de 36 points en trente ans. « Dans le même temps, la centralité des loisirs dans la vie des Français s’est renforcée de 10 points, cette progression produisant une inversion des normes » précisent les auteurs Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet. En effet, si les « métiers en tension » (dans le BTP et médico-social notamment) ont du mal à recruter, ce n’est pas seulement pour une question de rémunération (même si cette dimension fait indéniablement partie de la grille de lecture), mais aussi parce que la disponibilité extensive qu’exigent ces métiers (travail le soir et/ou le week-end, temps partiels subis et emplois du temps « à trous »...) pose problème.
Des résultats qui recoupent le témoignage spontané que nous avons eu de la responsable d’une petite librairie de quartier. Elle nous partage son étonnement : « Depuis le covid, on ne recrute plus les mêmes profils. La “jeune génération” qui arrive nous interpelle sur le respect des 35h ; pour la première fois, je me retrouve à faire des planning RH » Néanmoins, elle note que ce n’est pas le signe d’un désengagement, au contraire : les deux personnes recrutées sont très investies dans leur travail… et s’engagent hors de la librairie en organisant des rencontres littéraires et en faisant des comptes-rendus de lecture pour des blogs, ce qui nourrit leur pratique professionnelle.
L’attention que les entreprises doivent apporter au « travail empêché » ne concerne pas uniquement l’activité rémunérée, mais toute forme de travail (sur la notion de travail empêché, voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). En d’autres termes, il serait attendu par les salariés que les entreprises leur assurent les conditions d’exercice de leur travail non-rémunéré (travail domestique, parental, bénévole, militant, artistique, sportif, etc.). Ce qui est un changement de paradigme important pour les RH.
[1] Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier (2022), « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des français a mis les pouces », Fondation Jean Jaurès.
[2] Ibid.
[3] Entretien informel, réalisé en septembre 2022.
De plus en plus, les entreprises sont interpellées sur leur responsabilité dans la crise écologique. Face à cette pression, différentes stratégies sont mises en place.
Dans cette section nous en explorons deux : la formation qui aujourd’hui apparaît comme la principale réponse des entreprises, et l’intégration des enjeux écologiques dans le projet d'entreprise, tendance qui croît de manière significative depuis le covid.
Néanmoins, les actions mises en place restent insuffisantes vis-à-vis de l’urgence des enjeux ; pourquoi ? C’est à cette question que nous essaierons de répondre dans la dernière section. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons une grille de lecture à trois niveaux qui nous semble pertinente pour approcher et comprendre les poches d’inertie.
(par ordre alphabétique de structure)
Elsa Portal, déléguée générale, Fondation The Adecco Group
Laurence Blay, directrice Pôle Études et Communication, Fondation The Adecco Group
Laurent Tétard, chargé d’études, Fondation The Adecco Group
Cécile Mathivet, directrice RSE, The Adecco Group France
Solène Robin, chargée de projet Impact social et environnemental, The Adecco Group France
Alice Clot-Mondragon, responsable du pôle Observatoires prospectifs et Certifications, AKTO
Sandra Laurol, responsable d’activité Observatoires et Evaluations, AKTO
Cécile Renouard, présidente, Campus de la Transition
Nathalie Moncel, cheffe du département Travail Emploi Professionnalisation, Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq)
Frédérick Mathis, fondateur, Écoles de la Transition Écologique (ETRE)
Mathilde Loisil, présidente, Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE)
Lil Rimsa, chargée de développement, Écoles de la Transition Écologique (ETRE)
Solene Tournus, doctorante en contrat CIFRE, Écoles de la Transition Écologique (ETRE)
Pierre Chavonnet, directeur général adjoint, Occurrence
Sophie Margontier, chargée de l’animation, Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (ONEMEV)
Fanny Coste, responsable de l'observatoire prospectif, Opcommerce
Nathanaël Wallenhorst, professeur à l’Université catholique de l’Ouest et doyen de la faculté d’éducation (docteur en sciences de l’environnement, sciences politiques et sciences de l’éducation)
(par ordre chronologique)
Frédérick Mathis, fondateur des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) – 30 mars 2022
Jean-François Connan, directeur de la Responsabilité et de l’innovation sociale de The Adecco Group France – 6 avril 2022
Thomas Gaudin, économiste au service Economie et prospective à l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME) – 13 avril 2022
Olivier Carlat, directeur du Développement Social chez Veolia – 19 avril 2022
Nathalie Moncel, cheffe du département Travail Emploi Professionnalisation au Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq) – 12 mai 2022
Fanny Lederlin, docteure en philosophie politique et autrice de Les Dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail (PUF, 2020) – 8 juin 2022
Vincent Mandinaud, sociologue et chargé de mission à l’Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) – 9 juin 2022
Alice Clot-Mondragon, responsable du pôle Observatoires prospectifs et Certifications d’AKTO – 10 juin 2022
Sophie Margontier, chargée de l’animation de l’Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (OMENEV) – 15 juin 2022
Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) – 14 juin 2022
Claire Pétreault, créatrice et présidente des Pépites Vertes – 15 juin 2022
Elisa Braley, responsable projets et études à Uniformation – 20 juin 2022
Nathanaël Wallenhorst, professeur à l’Université catholique de l’Ouest et doyen de la faculté d’éducation (docteur en sciences de l’environnement, sciences politiques et sciences de l’éducation) – 21 juin 2022
Sébastien Darrigrand, directeur de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES) et Stéphane Goss, chargé de développement transition écologique et sociale à l’UDES – 24 juin 2022
Fabien Boisbras, responsable du pôle observatoire à l’OPCO 2i (industries) – 28 juin 2022
Ludovic Voet, secrétaire confédéral à la Confédération Européenne des Syndicats – 15 juillet 2022
Anna Zelcer-Lermine, chargée de mission RSE spécialisée dans les PME – 9 août 2022
Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon – 9 août 2022
Leïla Boudra, chercheuse en ergonomie associée au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et co-responsable de la commission « Concevoir pour le développement durable » de l’Association pour la Recherche en Psychologie Ergonomique et Ergonomie (ARPEGE) – 31 août 2022
Alexandra Ferre, directrice de l’Impact et de la transformation responsable (« Impact & Sustainable Transformation ») chez Yves Rocher – 31 août 2022
David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel – 2 septembre 2022
Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB) – 7 septembre 2022
Jean-François Bouchevreau, ancien administrateur en charge de l’agroécologie de Solidarité Paysans – 14 septembre 2022
Anne , directrice du développement durable d’une maison de luxe – 28 septembre 2022
Nandini Colin, ex DRH et directrice de la RSE du Groupe Frans Bonhomme – 19 septembre 2022
Marc Pimpeterre, directeur général de l'Union Départementale des Associations Familiales de l'Hérault – 20 septembre 2022
Fabien Marlin, Digital Entrepreneurship Strategy & IT4Green chez Michelin, et Hacer Us, chargée d’étude sur la soutenabilité de l’innovation chez Michelin – les 20 et 22 septembre 2022
Alexandre Guilluy, co-fondateur de l’entreprise solidaire d’utilité sociale Les Alchimistes - 27 septembre 2022
Charlotte Gros, “Fellow” du programme On Purpose – 26 octobre 2022
Muriel Barnéoud, directrice de l’engagement sociétal du Groupe La Poste – 28 octobre 2022
Olivier Piazza, co-directeur du DU « Executive Coaching, Intelligence Collective & Management » de l’Université de Cergy-Pontoise – 10 novembre 2022
Arnaud Herrmann, co-fondateur et président chez EcoLearn – 15 novembre 2022
Franck Gauthier, directeur des ressources humaines de Eiffage Construction – 18 novembre 2022
Martin Durigneux, co-fondateur de l’association Anciela et de l’Institut Transitions – 24 novembre 2022
[*] Le prénom a été changé pour préserver la confidentialité des échanges.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
» In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 103.
On entend parfois que puisque les salariés sont en quête de sens, il suffirait d’insister sur l'utilité sociale des métiers ou la dimension environnementale du travail pour attirer massivement les candidats dans les secteurs pénuriques. Cette analyse nous semble un peu hâtive.
L’étude prospective « Les métiers en 2030 » publiée par la Dares souligne que les professions de la santé et des services à la personne sont parmi les métiers les plus créateurs d’emploi Dans une société vieillissante, où la part des habitants de plus de 65 ans continue de croître, les besoins en soins ne feront en effet qu’augmenter Par ailleurs, l’étude souligne que les métiers où les recrutements pourraient être difficiles en 2030 sont : les agents d’entretien, les aides à domicile, les conducteurs de véhicules et les ouvriers qualifiés de la manutention.
On sait que les métiers actuellement en tension le sont car les conditions de travail ne sont pas attractives. Dans le secteur du care par exemple, les facteurs qui nuisent à l’attractivité de ces emplois sont connus : rémunérations faibles, horaires en coupures, statut précaire, phénomène d’externalisation croissante qui participe à l’isolement de la fonction Il faut donc agir en priorité sur l’organisation du travail, repenser les statuts et instaurer des formations qualifiantes pour valoriser ces métiers. Sébastien Darrigrand, directeur de l’UDES (Union des Employeurs de l'Économie Sociale et Solidaire) ajoute : « On n’attire pas seulement les candidats avec un salaire et une fiche de poste. On attire parce qu’on propose des conditions d’emploi favorables et parce qu’on réfléchit à des modalités d’articulation des temps de vie »
Nous l’avons dit plus haut (« 2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail »), ces professions ne souffrent pas d’un manque de sens. Les assistantes maternelles et les aides à domicile savent qu’elles contribuent au lien social et que leur métier est profondément utile. En revanche, elles souffrent d’un manque de reconnaissance. Les métiers de l’action sociale ne sont pas directement impactés par la transition écologique, au sens de décarbonation de l’activité, néanmoins, promouvoir des pratiques vertueuses en matière de RSE pourrait être un facteur d’attractivité non négligeable… et essentiel à la refonte du système industriel et social. Pour Marc Pimpeterre, directeur de l’UDAF de l’Hérault (association d’aide aux familles) :
« Le fait de s’impliquer dans un groupe RSE n’amène pas un centime de plus sur la fiche de paie, il faut être honnête. Mais je constate que celles et ceux qui postulent et travaillent sur nos sites sont engagés sur ces questions. 79 % de notre personnel est féminin, la moyenne d’âge est de 39 ans, nous avons beaucoup de jeunes parents, de fait, ils se sentent très concernés par les questions de RSE. »
Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.
Le directeur explique que l’association réfléchit constamment à l’impact environnemental et social de ses activités : maillage du territoire et optimisation des plans de déplacement (60 % des salariés vivent à moins de 7 km de leur lieu de travail), politique d’achats responsables (notamment pour les jouets et les produits utilisés dans les structures de petite enfance) ou encore mesure de la consommation d’énergie sur les sites. Soyons clairs, ce n’est pas parce qu’une structure s’est dotée d’un boîtier qui mesure la qualité de l’air qu’elle verra les candidatures affluer. En revanche, penser les conditions de travail de manière concertée et impliquer les salariés dans les choix stratégiques en matière de RSE (gouvernance, achats, formation des salariés…) pourrait être perçu comme positif par les salariés, et être un premier pas vers une transformation profonde de l’activité.
En effet, une étude de France Stratégie sur les problèmes de recrutement des entreprises révèle que l'origine de ces difficultés serait à 86% imputables à des facteurs dits « non observables ». En d’autres termes, les problèmes de recrutement perçus par les employeurs ne seraient que faiblement liés à des facteurs mesurables (taille d’entreprise, lieu d’implantation, salaire proposé, etc.) et reposeraient en réalité majoritairement sur « des caractéristiques subjectives comme la qualité de la gestion des ressources humaines et du management, la psychologie du chef d’entreprise, l’image de marque de l’entreprise, etc » Caractéristiques qui sont indubitablement corrélées aux normes professionnelles et aux valeurs portées par l’entreprise.
Parmi les métiers qui pourraient manquer de main-d'œuvre dans les années à venir, on retrouve également les métiers de la logistique (conducteurs de véhicule, manutentionnaires) et du bâtiment (ouvriers du second œuvre). Ici aussi, il serait intéressant de promouvoir un autre récit du travail en lien avec les enjeux écologiques. Et d’insister sur le rôle de ces emplois dans la transition. Fabien Boisbras, responsable de l’observatoire OPCO 2i (opérateur de compétences du secteur de l’industrie) souligne qu’il est nécessaire de réfléchir aux questions d’image :
« L’industrie souffre encore d’une mauvaise image. Dans ce secteur, les enjeux liés à la transition écologique ont d’abord été abordés sous le prisme de la décarbonation et c’était nécessaire. Mais aujourd’hui, on doit davantage se pencher sur les dimensions socioculturelles de la transition, et notamment du nouveau système de valeurs des jeunes générations. Comment fait-on pour les attirer ? »
Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
Pour cet expert, il faut être prudent vis-à-vis du récit qui circule majoritairement dans les médias et qui accorde une large place à la parole des jeunes diplômés du supérieur : « Le discours des étudiants ingénieurs d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise de leur diplôme pourrait être perçu comme une forme de condescendance par tout une partie des jeunes moins diplômés ou moins qualifiés » Fabien Boisbras n’est pas convaincu par le discours de la désertion, pour lui, il est nécessaire d'insister sur le rôle déterminant de l’industrie dans le changement :
« Une branche professionnelle comme la chimie par exemple – qui est au cœur du système industriel – pourrait se saisir de cette envie qu’ont les jeunes de changer le monde et leur démontrer que c’est dans ce secteur que leur activité professionnelle aurait le plus d’impact ! La chimie fournit en effet toutes les autres industries, les peintures et les vernis pour le BTP, les produits minéraux pour l’agriculture… Si ces produits-là - et la manière de les produire - ne sont pas vertueux, c’est l’ensemble de l’économie qui sera pénalisée ! L’enjeu est donc massif. »
Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
La crise écologique pousse les entreprises à inventer des modes de production qui tiennent compte de l’impact de leurs activités sur les écosystèmes, et c’est particulièrement le cas dans les secteurs industriels. Le défi est donc de taille. Or, la théorie du « travail vivant » rappelle que l’une des sources de satisfaction au travail provient du fait de surmonter la résistance au réel C’est précisément quand on a l’impression d’avoir résolu un problème complexe – qu’il s’agisse de réparer une machine ou de définir un nouveau système de comptabilité carbone – que l’on éprouve de la satisfaction : « Travailler, ce n’est pas seulement produire ou fabriquer, ce n'est pas seulement transformer le monde, c’est se transformer soi-même et, dans le meilleur des cas, s’accroître soi-même, construire sa santé et son identité »
Ainsi, les défis imposés par l’urgence écologique pourraient être l’opportunité de mettre en avant cette notion de « travail vivant ». Pour préserver les conditions d'habitabilité de la terre, nous avons besoin d’ingénieurs certes, mais aussi d’ouvriers de l’industrie, de travailleurs du soin et d’artisans (métiers manuels). Pour résoudre la problématique des métiers en tension, il s’agirait d’agir simultanément à plusieurs niveaux : améliorer les conditions de travail (statut, formation, rémunérations), offrir aux salariés les moyens d’agir en fonction de leurs compétences et expérience (autonomie) et insister sur la contribution du travail aux enjeux écologiques (sens du travail). La transition écologique n’est pas qu’une affaire de planification, de tableaux de bords et de coût carbone ; ce qui est en jeu ici, c’est l’opportunité de redéfinir l’expérience subjective du travail.
[1] Jean-Christophe Sciberras (2022), op. cit.
[2] Selon l’Insee, la quasi-totalité de la hausse de la population d’ici 2070 concernerait les personnes âgées de 65 ans ou plus, avec une augmentation particulièrement forte pour les personnes de 75 ans ou plus. Jusqu’en 2040, la proportion des personnes de 65 ans ou plus progresserait fortement : à cette date, plus d’un habitant sur quatre aurait 65 ans ou plus (Insee [2020], « Population par âge » In « Tableaux de l’économie française », Insee références.).
[3] Voir Bruno Bonnel et François Ruffin [2020], « Rapport d’information déposé par la Commission des affaires économiques sur les “métiers du lien” », vie-publique.fr.
[4] Entretien avec Sébastien Darrigrand, réalisé le 24 juin 2022.
[5] Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.
[6] Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), op. cit., pp. 31-32.
[7] Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Voir Alexis Cukier (2017), Travail Vivant et théorie critique : Affects, pouvoir et critique du travail, PUF – avec les contributions de Christophe Dejours, Aurélie Jeantet, Bertrand Ogilvie et Emmanuel Renault.
[11] Pascale Molinier (2002), « Souffrance et théorie de l'action », Travailler, n° 7, pp.131-146.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 75.
Rendre désirable le changement de modèle tout en tenant compte des contextes sociaux
L’urgence écologique nous oblige à revoir en profondeur nos modes de vie et nos comportements. Produire moins, consommer moins, cela reviendra-t-il à prendre moins de plaisir ? Pour de nombreux citoyens et travailleurs, notamment les plus vulnérables, la transition écologique peut être perçue comme une contrainte. Mettre un col roulé pour diminuer sa facture énergétique, limiter ses déchets, ne plus prendre sa voiture pour aller travailler, se former et s’adapter aux nouvelles normes pour ne pas perdre son emploi… autant d’injonctions qui pèsent le plus souvent sur les classes populaires, pourtant infiniment moins responsables du dérèglement climatique que les populations aisées D’autant que le récit qui prédomine depuis des décennies semble miser davantage sur les « éco-gestes » et la responsabilité morale de l’individu (du citoyen, du travailleur) plutôt que sur des choix collectifs en matière d’infrastructures et de modèles sociaux.
De plus, ces discours moralisateurs – et réducteurs – ne semblent pas efficaces pour mobiliser le plus grand nombre. Les scientifiques, les chercheurs, les dirigeants d’entreprise engagés, les salariés militants en sont convaincus : il nous faut à présent réussir à rendre désirable la transition écologique. Dans son dernier essai Qui sauvera la planète, Nathanaël Wallenhorst évoque la puissance des récits : « Nos existences continuent d'être portées par des récits et c'est avec eux, à travers eux que se joue l'avenir politique de notre monde. Ces nouveaux récits constituent des leviers puissants : les histoires que l'on se raconte valent plus que les faits eux-mêmes ». En effet, il ne suffit pas de savoir ce qu’il faudrait faire pour le faire. Les travaux de recherche en sciences comportementales et en psychologie sociale expliquent que nous ne pouvons pas compter sur le seul levier de la rationalité pour voir advenir des changements de comportements En plus des chiffres et des données, nous avons besoin de récits, de modèles, d’exemples inspirants validés par son groupe de pairs. Il ne s’agit pas d’édulcorer la réalité ni de tomber dans une « positive attitude » béate mais bien de mobiliser des récits qui tiennent compte des contextes sociaux dans lesquels les individus évoluent. Dans un article intitulé « Retour sur la dépolitisation des enjeux de l’individu », le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelle que « Les idées, les opinions, les représentations sont construites au gré d’expériences socialisatrices [...] ce qui a de l’effet, ce ne sont pas les médias, les messages ou les idées, mais une rencontre entre des discours ou des représentations et les contextes sociaux dans lesquels les individus vivent et (se) pensent » Or, quelle expérience plus socialisatrice que le travail ? Notre entreprise, notre collectif de travail, nos collègues façonnent nos représentations et nos manières de penser, de se penser dans le monde. Aussi, si nous voulons que le travail soit le lieu de l’expérimentation d’un nouveau récit autour de la transition écologique, il nous faut interroger ses multiples dimensions : la finalité du travail (et son impact sur le vivant), les conditions d’exercice du travail, le partage de la valeur.
Ludovic Voet, secrétaire confédéral à la Confédération Européenne des Syndicats souligne que l’enjeu prioritaire aujourd'hui est de donner confiance aux salariés dans la transition écologique, notamment à ceux qui seront le plus impactés à court-terme : les travailleurs de l’industrie lourde. « En tant qu’acteur du syndicalisme, l’approche quantitative et macro-économique ne nous aide pas beaucoup. Dire que la transition écologique va créer 2 millions d’emplois au sein de l’UE ne nous aide pas à convaincre ni à rassurer les gens. C’est une approche un peu hors-sol, cela donne l’impression que la transition écologique va se faire toute seule » Le représentant syndical insiste sur la nécessité d’avoir une vision locale et territorialisée des enjeux. Pour pouvoir donner confiance aux habitants des régions qui ont déjà vécu la désindustrialisation – et ses conséquences sociales désastreuses – il faut pouvoir parler des conséquences concrètes au niveau du travail et anticiper les questions de justice sociale.
Tout n’est pas qu’une affaire de chiffres. Ludovic Voet souligne un paradoxe avec lequel il faut composer lorsque l’on parle d’écologie : c’est bien souvent dans les « industries brunes » (les industries les plus polluantes : le charbon, l'acier, la métallurgie) que l’on retrouve le plus haut sentiment d’appartenance au métier. « Ce sentiment de fierté n’est pas imposé par les employeurs. Dans l’industrie du charbon, les salariés tirent leur fierté du fait d’exercer un métier dur et pénible, mais aussi parce qu’ils ont conscience qu’ils contribuent à fournir de l’énergie à des millions de gens . » indique-t-il. De plus, ces industries sont historiquement dotées d’une forte culture syndicale qui a contribué à conférer aux travailleurs un sentiment de fierté et d’appartenance à la classe laborieuse. L’identité de classe était un élément constitutif du sens au travail. Ainsi, quand on traite de la reconversion de ces professionnels, il faut être vigilant au récit qu’on leur propose. « Si l’on demande à des millions d’ouvriers de se reconvertir dans l’éolien mais que ces emplois verts sont beaucoup plus mal payés et dans des entreprises où le dialogue social est inexistant, l’enthousiasme des salariés sera tout relatif » insiste Ludovic Voet. Pour embarquer les salariés sur la transition écologique – et notamment les premiers concernés – il faut un discours et une vision du futur qui intègre les dimensions de finalité du travail mais aussi des conditions de travail. D’où la nécessité d’expliciter beaucoup plus les compétences dont on aura besoin demain, et les valoriser.
Alexandre Guilluy, co-fondateur des Alchimistes – entreprise de tri et de valorisation des déchets alimentaires – partage également le constat de la puissance des récits. Si dans son organisation, les cadres – issus majoritairement des grandes écoles – rejoignent le projet pour aligner leurs valeurs personnelles avec leur travail, les opérateurs des sites, eux, le font d’abord pour obtenir un emploi rémunéré. Néanmoins, le co-fondateur remarque que la quête de sens traverse tous les niveaux hiérarchiques : « tous nos salariés sont mus par cette volonté de participer à quelque chose qui les dépasse, à quelque chose de plus grand que soi et ils sont fiers d’exercer un travail qui a une utilité sociale ». Alexandre nous confie cette anecdote qui en dit long sur le sentiment d’appartenance à l’entreprise : « Nous avons eu un reportage sur la BBC. Un de nos opérateurs est d’origine congolaise, quand ses amis de Kinshasa l’ont appelé pour lui dire qu’il l’avait vu à la télévision et le féliciter, il s’est dit qu’il se passait vraiment quelque chose ! Il ne faut pas sous-estimer le poids de l’entourage social et amical » En effet, la perception de nos pairs sur notre travail a un rôle déterminant dans le processus d’identification professionnelle et la construction d’un sentiment de fierté au travail.
Nous sommes donc bien engagés dans une bataille des récits. Il s’agit d’inventer de nouvelles visions du travail et de la transition écologique, des récits dans lesquels les professionnels pourront se retrouver en fonction de leurs aspirations individuelles, de leurs compétences, de leurs savoir-faire et de leurs parcours sociaux. Et où chacun pourra finalement trouver sa place et développer un sentiment d’appartenance et de fierté.
[1] En France, 10 % des personnes les plus aisées ont une empreinte carbone 8 fois supérieure à celle des 10 % les plus précaires (Guillaume Amorotti (2020), op. cit., p. XX). Pour aller plus loin, voir : Lucas Chancel (2017), Insoutenables inégalités : Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins.
[2] Nathanaël Wallenhorst (2022), Qui sauvera la planète ? les technocrates, les autocrates, ou les démocrates…, Actes Sud.
[3] Voir Georges Marshall (2017), Le syndrome de l'autruche : Pourquoi notre cerveau veut ignorer le changement climatique, Actes Sud.
[4] Jean-Baptiste Comby (2019), « Retour sur la dépolitisation des enjeux écologiques » In Fondation Copernic, Manuel indocile de sciences sociales, La Découverte, pp. 470-480.
[5] Entretien avec Ludovic Voet, réalisé le 15 juillet 2022.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
[9] Ibid.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 51.
En parallèle de cette étude exploratoire, la Fondation The Adecco Group a mandaté le cabinet Occurence pour réaliser une enquête quantitative sur « La transition écologique vécue par les salariés et les dirigeants des entreprises ».
L'enquête a été réalisée par Pierre Chavonnet et Alain Ferron entre juin et septembre 2022.
Nous présentons ci-après 11 graphiques qui ont nourri nos réflexions.
In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), « La transition écologique vécue par les salariés et les dirigeants des entreprises », Occurrence x Fondation The Adecco Group, p. 49.