Les structures de l’ESS sont plus résilientes face aux crises. C’est le résultat de nombreuses études. Cela avait déjà été remarqué lors de la crise financière de 2008, et se confirme avec la crise sanitaire. Peu mondialisées et non financiarisées, elles font partie des structures les moins touchées. Comme le note l’Insee dans une note de 2016, le modèle économique spécifique de l’ESS contribue à stabiliser l’emploi :
« Ses principes fondateurs induisent un mode d’entreprendre et de développement différent de celui de l’économie marchande « classique ». Notamment, par le principe de lucrativité contenue, les acteurs économiques de l’ESS ne renoncent pas à l’utilité sociale pour la rentabilité. De fait, ils investissent de façon durable et pérenne alors que l’économie marchande classique tend à s’engager et se désengager de façon plus opportuniste, induisant sur l’emploi des mouvements plus heurtés, à la hausse comme à la baisse. »
Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
En d’autres termes, « elles développent un capital patient et beaucoup moins soumis aux marchés financiers » résume Jean Moreau, coprésident du Mouvement Impact France qui fédère 1 500 entreprises à impact social et environnemental.
Or la forme est indissociable du fond. Dans l’ESS, les modèles d’affaires, comme de gouvernance, répondent à des projets d’entreprise qui placent les enjeux sociaux et environnementaux en leur centre. Pour David Irle, consultant en transition écologique, énergétique et numérique auprès du secteur culturel, c’est le sens des projets défendus qui tire tout le reste. Dans le cadre d’une étude qu’il a réalisée sur le spectacle vivant, il remarque que « ceux qui se portaient le mieux sont ceux qui avaient déjà fait le pas de la transition écologique » Par transition écologique, il s’agit ici de transformation profonde : « ce sont des structures qui ont pris le temps de faire une mise au clair de leurs valeurs » Et cela passe par une ré-écriture du projet de la troupe « qui vient questionner le sens de l’activité, le rythme avec lequel on travaille et la soutenabilité du travail et de l’humain » Du projet découle ensuite des pratiques de management plus horizontales et plus respectueuses – notamment dues à une meilleure écoute en interne, « premier pas pour un management durable » – et la refonte des modes de gouvernance. Un schéma vertueux qui se vérifie quelle que soit la taille de l’entreprise.
L’un des exemples les plus médiatiques est sans doute Patagonia : entreprise engagée pour le sport et l’environnement depuis ses débuts, son fondateur Yves Chouinard mise sur l’autonomie de ses équipes (« laisser tomber le travail pour aller surfer […]. Je me fiche de savoir quand vous travaillez, tant que le travail est fait » déclarait-il au micro de la radio publique américaine NPR en 2017) et vient de transférer 98 % du capital de l’entreprise à une fondation en faveur de l’environnement (« La terre est maintenant notre seul actionnaire ») et confie les 2 % restant à un « Purpose Trust », structure de gouvernance qui doit veiller au respect de la mission fixée par l’entreprise
Si, comme nous l’avons vu, il est plus simple pour une entreprise nouvellement créée de mettre en cohérence son fonctionnement avec sa raison d’être, les crises apparaissent comme des moments privilégiés pour faire le point et entamer une phase de transformation. C’est un phénomène que nous avons pu constater dans nos pratiques professionnelles : quand les organisations sont en crise, les directions acceptent plus facilement de sortir du « business as usual » et du champ du mesurable pour trouver des portes de sortie latérales. Cela peut passer par des approches compréhensibles et analytiques de l’activité, couplées à des méthodes collaboratives qui peuvent aller jusqu’à repenser le modèle d’entreprise avec les salariés. Valérie Pueyo, chercheuse et maîtresse de conférences en ergonomie à l’Institut d’Études du Travail de Lyon, note que ces moments de réflexivité interne peuvent aussi naître de crises externes à l’entreprise. Le choc des confinements a notamment été le déclencheur dans certaines structures de questionnements profonds sur le sens du projet d’entreprise : « c’est quoi le cœur de notre métier, du travail que l’on rend ? qu’est-ce que ça oblige de repenser du point de vue du travail ? ce sont des questions qu’on a vu émerger »
Pour accompagner ces questionnements, Valérie Pueyo recommande dans ces moments de crise – et nous sommes en plein dedans avec la crise écologique – d’élaborer un « contrat de base » avec l’ensemble des parties-prenantes, internes comme externes. Contrairement au projet d’entreprise, le contrat de base n’entre pas par la question du modèle économique ou modèle de gouvernance. Il s’agit de se (re)mettre d’accord sur les principes structurants qui guident l’action de l’entreprise, non pas à partir de valeurs abstraites, mais d’un objectif ancré localement et qui est assez fort pour interpeller, voire faire bifurquer le modèle de l’entreprise (redéfinition du cœur de l’activité, transformation organisationnelle, choix dans la répartition du capital, engagements partenariaux, etc.). Le contrat de base agit alors comme un « arrière-plan structuré et structurant supportant le projet alternatif tant dans son expression que dans sa poursuite au long cours »
[1] Aurélie Charles, Bruno Dardaillon, Jérôme Maradja et Benjamin Roger (2016), « Malgré la crise, toujours plus d’emploi dans l’économie sociale et solidaire normande », Insee Analyses Normandie, n°6, p. 3.
[2] Mathieu Viviani (2021), « Les entreprises de l’économie sociale et solidaire sont plus résilientes face à la crise sanitaire et à l’instabilité économique », novethic.
[3] Entretien avec David Irle, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Andrew Holder (2017), « Why Yvon Chouinard doesn't want you to buy Patagonia — and doesn't want your money », NPR.
[8] Blanche Segrestin (2022), « Patagonia : quand une entreprise cherche à être durable », Alternatives Économiques.
[9] Entretien avec Valérie Pueyo, op. cit.
[10] Valérie Pueyo (2022), « Contribuer à des futurs souhaitables pour répondre aux défis de l’Anthropocène : les apports d’une Prospective du travail », Activités, n°19.
On entend parfois que puisque les salariés sont en quête de sens, il suffirait d’insister sur l'utilité sociale des métiers ou la dimension environnementale du travail pour attirer massivement les candidats dans les secteurs pénuriques. Cette analyse nous semble un peu hâtive.
L’étude prospective « Les métiers en 2030 » publiée par la Dares souligne que les professions de la santé et des services à la personne sont parmi les métiers les plus créateurs d’emploi Dans une société vieillissante, où la part des habitants de plus de 65 ans continue de croître, les besoins en soins ne feront en effet qu’augmenter Par ailleurs, l’étude souligne que les métiers où les recrutements pourraient être difficiles en 2030 sont : les agents d’entretien, les aides à domicile, les conducteurs de véhicules et les ouvriers qualifiés de la manutention.
On sait que les métiers actuellement en tension le sont car les conditions de travail ne sont pas attractives. Dans le secteur du care par exemple, les facteurs qui nuisent à l’attractivité de ces emplois sont connus : rémunérations faibles, horaires en coupures, statut précaire, phénomène d’externalisation croissante qui participe à l’isolement de la fonction Il faut donc agir en priorité sur l’organisation du travail, repenser les statuts et instaurer des formations qualifiantes pour valoriser ces métiers. Sébastien Darrigrand, directeur de l’UDES (Union des Employeurs de l'Économie Sociale et Solidaire) ajoute : « On n’attire pas seulement les candidats avec un salaire et une fiche de poste. On attire parce qu’on propose des conditions d’emploi favorables et parce qu’on réfléchit à des modalités d’articulation des temps de vie »
Nous l’avons dit plus haut (« 2.2.1. Ce qui confère vraiment du sens au travail »), ces professions ne souffrent pas d’un manque de sens. Les assistantes maternelles et les aides à domicile savent qu’elles contribuent au lien social et que leur métier est profondément utile. En revanche, elles souffrent d’un manque de reconnaissance. Les métiers de l’action sociale ne sont pas directement impactés par la transition écologique, au sens de décarbonation de l’activité, néanmoins, promouvoir des pratiques vertueuses en matière de RSE pourrait être un facteur d’attractivité non négligeable… et essentiel à la refonte du système industriel et social. Pour Marc Pimpeterre, directeur de l’UDAF de l’Hérault (association d’aide aux familles) :
« Le fait de s’impliquer dans un groupe RSE n’amène pas un centime de plus sur la fiche de paie, il faut être honnête. Mais je constate que celles et ceux qui postulent et travaillent sur nos sites sont engagés sur ces questions. 79 % de notre personnel est féminin, la moyenne d’âge est de 39 ans, nous avons beaucoup de jeunes parents, de fait, ils se sentent très concernés par les questions de RSE. »
Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.
Le directeur explique que l’association réfléchit constamment à l’impact environnemental et social de ses activités : maillage du territoire et optimisation des plans de déplacement (60 % des salariés vivent à moins de 7 km de leur lieu de travail), politique d’achats responsables (notamment pour les jouets et les produits utilisés dans les structures de petite enfance) ou encore mesure de la consommation d’énergie sur les sites. Soyons clairs, ce n’est pas parce qu’une structure s’est dotée d’un boîtier qui mesure la qualité de l’air qu’elle verra les candidatures affluer. En revanche, penser les conditions de travail de manière concertée et impliquer les salariés dans les choix stratégiques en matière de RSE (gouvernance, achats, formation des salariés…) pourrait être perçu comme positif par les salariés, et être un premier pas vers une transformation profonde de l’activité.
En effet, une étude de France Stratégie sur les problèmes de recrutement des entreprises révèle que l'origine de ces difficultés serait à 86% imputables à des facteurs dits « non observables ». En d’autres termes, les problèmes de recrutement perçus par les employeurs ne seraient que faiblement liés à des facteurs mesurables (taille d’entreprise, lieu d’implantation, salaire proposé, etc.) et reposeraient en réalité majoritairement sur « des caractéristiques subjectives comme la qualité de la gestion des ressources humaines et du management, la psychologie du chef d’entreprise, l’image de marque de l’entreprise, etc » Caractéristiques qui sont indubitablement corrélées aux normes professionnelles et aux valeurs portées par l’entreprise.
Parmi les métiers qui pourraient manquer de main-d'œuvre dans les années à venir, on retrouve également les métiers de la logistique (conducteurs de véhicule, manutentionnaires) et du bâtiment (ouvriers du second œuvre). Ici aussi, il serait intéressant de promouvoir un autre récit du travail en lien avec les enjeux écologiques. Et d’insister sur le rôle de ces emplois dans la transition. Fabien Boisbras, responsable de l’observatoire OPCO 2i (opérateur de compétences du secteur de l’industrie) souligne qu’il est nécessaire de réfléchir aux questions d’image :
« L’industrie souffre encore d’une mauvaise image. Dans ce secteur, les enjeux liés à la transition écologique ont d’abord été abordés sous le prisme de la décarbonation et c’était nécessaire. Mais aujourd’hui, on doit davantage se pencher sur les dimensions socioculturelles de la transition, et notamment du nouveau système de valeurs des jeunes générations. Comment fait-on pour les attirer ? »
Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
Pour cet expert, il faut être prudent vis-à-vis du récit qui circule majoritairement dans les médias et qui accorde une large place à la parole des jeunes diplômés du supérieur : « Le discours des étudiants ingénieurs d’AgroParisTech lors de la cérémonie de remise de leur diplôme pourrait être perçu comme une forme de condescendance par tout une partie des jeunes moins diplômés ou moins qualifiés » Fabien Boisbras n’est pas convaincu par le discours de la désertion, pour lui, il est nécessaire d'insister sur le rôle déterminant de l’industrie dans le changement :
« Une branche professionnelle comme la chimie par exemple – qui est au cœur du système industriel – pourrait se saisir de cette envie qu’ont les jeunes de changer le monde et leur démontrer que c’est dans ce secteur que leur activité professionnelle aurait le plus d’impact ! La chimie fournit en effet toutes les autres industries, les peintures et les vernis pour le BTP, les produits minéraux pour l’agriculture… Si ces produits-là - et la manière de les produire - ne sont pas vertueux, c’est l’ensemble de l’économie qui sera pénalisée ! L’enjeu est donc massif. »
Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
La crise écologique pousse les entreprises à inventer des modes de production qui tiennent compte de l’impact de leurs activités sur les écosystèmes, et c’est particulièrement le cas dans les secteurs industriels. Le défi est donc de taille. Or, la théorie du « travail vivant » rappelle que l’une des sources de satisfaction au travail provient du fait de surmonter la résistance au réel C’est précisément quand on a l’impression d’avoir résolu un problème complexe – qu’il s’agisse de réparer une machine ou de définir un nouveau système de comptabilité carbone – que l’on éprouve de la satisfaction : « Travailler, ce n’est pas seulement produire ou fabriquer, ce n'est pas seulement transformer le monde, c’est se transformer soi-même et, dans le meilleur des cas, s’accroître soi-même, construire sa santé et son identité »
Ainsi, les défis imposés par l’urgence écologique pourraient être l’opportunité de mettre en avant cette notion de « travail vivant ». Pour préserver les conditions d'habitabilité de la terre, nous avons besoin d’ingénieurs certes, mais aussi d’ouvriers de l’industrie, de travailleurs du soin et d’artisans (métiers manuels). Pour résoudre la problématique des métiers en tension, il s’agirait d’agir simultanément à plusieurs niveaux : améliorer les conditions de travail (statut, formation, rémunérations), offrir aux salariés les moyens d’agir en fonction de leurs compétences et expérience (autonomie) et insister sur la contribution du travail aux enjeux écologiques (sens du travail). La transition écologique n’est pas qu’une affaire de planification, de tableaux de bords et de coût carbone ; ce qui est en jeu ici, c’est l’opportunité de redéfinir l’expérience subjective du travail.
[1] Jean-Christophe Sciberras (2022), op. cit.
[2] Selon l’Insee, la quasi-totalité de la hausse de la population d’ici 2070 concernerait les personnes âgées de 65 ans ou plus, avec une augmentation particulièrement forte pour les personnes de 75 ans ou plus. Jusqu’en 2040, la proportion des personnes de 65 ans ou plus progresserait fortement : à cette date, plus d’un habitant sur quatre aurait 65 ans ou plus (Insee [2020], « Population par âge » In « Tableaux de l’économie française », Insee références.).
[3] Voir Bruno Bonnel et François Ruffin [2020], « Rapport d’information déposé par la Commission des affaires économiques sur les “métiers du lien” », vie-publique.fr.
[4] Entretien avec Sébastien Darrigrand, réalisé le 24 juin 2022.
[5] Entretien avec Marc Pimpeterre, réalisé le 20 septembre 2022.
[6] Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), op. cit., pp. 31-32.
[7] Entretien avec Fabien Boisbras, réalisé le 28 juin 2022.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Voir Alexis Cukier (2017), Travail Vivant et théorie critique : Affects, pouvoir et critique du travail, PUF – avec les contributions de Christophe Dejours, Aurélie Jeantet, Bertrand Ogilvie et Emmanuel Renault.
[11] Pascale Molinier (2002), « Souffrance et théorie de l'action », Travailler, n° 7, pp.131-146.
Le changement est toujours délicat. Or, l’écologie requiert la refonte de nos systèmes productifs, le renversement de nos manières de comprendre et de valoriser le travail. Ce sont des transformations profondes qui doivent de surcroît être menées dans un moment de crise multiple – climatique, sanitaire, sociale, économique, énergétique. Situation qui peut paraître paralysante.
Dans cette section, nous nous concentrons sur ces phases de transition et de transformation qui impliquent d’importantes prises de risque pour les entreprises : sur quoi s’appuyer pour faire bifurquer les modèles ? quelles ressources ? qu’en attendre ? comment passer le pas ? Il apparaît que paradoxalement, les moments de crise, internes comme externes, sont des moments-clés pour repenser les normes et les valeurs portées par l’entreprise.
Rendre désirable le changement de modèle tout en tenant compte des contextes sociaux
L’urgence écologique nous oblige à revoir en profondeur nos modes de vie et nos comportements. Produire moins, consommer moins, cela reviendra-t-il à prendre moins de plaisir ? Pour de nombreux citoyens et travailleurs, notamment les plus vulnérables, la transition écologique peut être perçue comme une contrainte. Mettre un col roulé pour diminuer sa facture énergétique, limiter ses déchets, ne plus prendre sa voiture pour aller travailler, se former et s’adapter aux nouvelles normes pour ne pas perdre son emploi… autant d’injonctions qui pèsent le plus souvent sur les classes populaires, pourtant infiniment moins responsables du dérèglement climatique que les populations aisées D’autant que le récit qui prédomine depuis des décennies semble miser davantage sur les « éco-gestes » et la responsabilité morale de l’individu (du citoyen, du travailleur) plutôt que sur des choix collectifs en matière d’infrastructures et de modèles sociaux.
De plus, ces discours moralisateurs – et réducteurs – ne semblent pas efficaces pour mobiliser le plus grand nombre. Les scientifiques, les chercheurs, les dirigeants d’entreprise engagés, les salariés militants en sont convaincus : il nous faut à présent réussir à rendre désirable la transition écologique. Dans son dernier essai Qui sauvera la planète, Nathanaël Wallenhorst évoque la puissance des récits : « Nos existences continuent d'être portées par des récits et c'est avec eux, à travers eux que se joue l'avenir politique de notre monde. Ces nouveaux récits constituent des leviers puissants : les histoires que l'on se raconte valent plus que les faits eux-mêmes ». En effet, il ne suffit pas de savoir ce qu’il faudrait faire pour le faire. Les travaux de recherche en sciences comportementales et en psychologie sociale expliquent que nous ne pouvons pas compter sur le seul levier de la rationalité pour voir advenir des changements de comportements En plus des chiffres et des données, nous avons besoin de récits, de modèles, d’exemples inspirants validés par son groupe de pairs. Il ne s’agit pas d’édulcorer la réalité ni de tomber dans une « positive attitude » béate mais bien de mobiliser des récits qui tiennent compte des contextes sociaux dans lesquels les individus évoluent. Dans un article intitulé « Retour sur la dépolitisation des enjeux de l’individu », le sociologue Jean-Baptiste Comby rappelle que « Les idées, les opinions, les représentations sont construites au gré d’expériences socialisatrices [...] ce qui a de l’effet, ce ne sont pas les médias, les messages ou les idées, mais une rencontre entre des discours ou des représentations et les contextes sociaux dans lesquels les individus vivent et (se) pensent » Or, quelle expérience plus socialisatrice que le travail ? Notre entreprise, notre collectif de travail, nos collègues façonnent nos représentations et nos manières de penser, de se penser dans le monde. Aussi, si nous voulons que le travail soit le lieu de l’expérimentation d’un nouveau récit autour de la transition écologique, il nous faut interroger ses multiples dimensions : la finalité du travail (et son impact sur le vivant), les conditions d’exercice du travail, le partage de la valeur.
Ludovic Voet, secrétaire confédéral à la Confédération Européenne des Syndicats souligne que l’enjeu prioritaire aujourd'hui est de donner confiance aux salariés dans la transition écologique, notamment à ceux qui seront le plus impactés à court-terme : les travailleurs de l’industrie lourde. « En tant qu’acteur du syndicalisme, l’approche quantitative et macro-économique ne nous aide pas beaucoup. Dire que la transition écologique va créer 2 millions d’emplois au sein de l’UE ne nous aide pas à convaincre ni à rassurer les gens. C’est une approche un peu hors-sol, cela donne l’impression que la transition écologique va se faire toute seule » Le représentant syndical insiste sur la nécessité d’avoir une vision locale et territorialisée des enjeux. Pour pouvoir donner confiance aux habitants des régions qui ont déjà vécu la désindustrialisation – et ses conséquences sociales désastreuses – il faut pouvoir parler des conséquences concrètes au niveau du travail et anticiper les questions de justice sociale.
Tout n’est pas qu’une affaire de chiffres. Ludovic Voet souligne un paradoxe avec lequel il faut composer lorsque l’on parle d’écologie : c’est bien souvent dans les « industries brunes » (les industries les plus polluantes : le charbon, l'acier, la métallurgie) que l’on retrouve le plus haut sentiment d’appartenance au métier. « Ce sentiment de fierté n’est pas imposé par les employeurs. Dans l’industrie du charbon, les salariés tirent leur fierté du fait d’exercer un métier dur et pénible, mais aussi parce qu’ils ont conscience qu’ils contribuent à fournir de l’énergie à des millions de gens . » indique-t-il. De plus, ces industries sont historiquement dotées d’une forte culture syndicale qui a contribué à conférer aux travailleurs un sentiment de fierté et d’appartenance à la classe laborieuse. L’identité de classe était un élément constitutif du sens au travail. Ainsi, quand on traite de la reconversion de ces professionnels, il faut être vigilant au récit qu’on leur propose. « Si l’on demande à des millions d’ouvriers de se reconvertir dans l’éolien mais que ces emplois verts sont beaucoup plus mal payés et dans des entreprises où le dialogue social est inexistant, l’enthousiasme des salariés sera tout relatif » insiste Ludovic Voet. Pour embarquer les salariés sur la transition écologique – et notamment les premiers concernés – il faut un discours et une vision du futur qui intègre les dimensions de finalité du travail mais aussi des conditions de travail. D’où la nécessité d’expliciter beaucoup plus les compétences dont on aura besoin demain, et les valoriser.
Alexandre Guilluy, co-fondateur des Alchimistes – entreprise de tri et de valorisation des déchets alimentaires – partage également le constat de la puissance des récits. Si dans son organisation, les cadres – issus majoritairement des grandes écoles – rejoignent le projet pour aligner leurs valeurs personnelles avec leur travail, les opérateurs des sites, eux, le font d’abord pour obtenir un emploi rémunéré. Néanmoins, le co-fondateur remarque que la quête de sens traverse tous les niveaux hiérarchiques : « tous nos salariés sont mus par cette volonté de participer à quelque chose qui les dépasse, à quelque chose de plus grand que soi et ils sont fiers d’exercer un travail qui a une utilité sociale ». Alexandre nous confie cette anecdote qui en dit long sur le sentiment d’appartenance à l’entreprise : « Nous avons eu un reportage sur la BBC. Un de nos opérateurs est d’origine congolaise, quand ses amis de Kinshasa l’ont appelé pour lui dire qu’il l’avait vu à la télévision et le féliciter, il s’est dit qu’il se passait vraiment quelque chose ! Il ne faut pas sous-estimer le poids de l’entourage social et amical » En effet, la perception de nos pairs sur notre travail a un rôle déterminant dans le processus d’identification professionnelle et la construction d’un sentiment de fierté au travail.
Nous sommes donc bien engagés dans une bataille des récits. Il s’agit d’inventer de nouvelles visions du travail et de la transition écologique, des récits dans lesquels les professionnels pourront se retrouver en fonction de leurs aspirations individuelles, de leurs compétences, de leurs savoir-faire et de leurs parcours sociaux. Et où chacun pourra finalement trouver sa place et développer un sentiment d’appartenance et de fierté.
[1] En France, 10 % des personnes les plus aisées ont une empreinte carbone 8 fois supérieure à celle des 10 % les plus précaires (Guillaume Amorotti (2020), op. cit., p. XX). Pour aller plus loin, voir : Lucas Chancel (2017), , Les Petits Matins.
[2] Nathanaël Wallenhorst (2022), , Actes Sud.
[3] Voir Georges Marshall (2017), , Actes Sud.
[4] Jean-Baptiste Comby (2019), « » In Fondation Copernic, Manuel indocile de sciences sociales, La Découverte, pp. 470-480.
[5] Entretien avec Ludovic Voet, réalisé le 15 juillet 2022.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
[9] Ibid.