La crise écologique amène de nouvelles attentes chez les salariés : aspiration à plus de temps libre pour soi et pour les autres, quête de sens dans son travail, besoin de se sentir utile, besoin de tangible… Comment cela se traduit-il en pratique ?
Si dans les faits, le nombre de salariés qui revendiquent ces nouvelles aspirations n’est pas majoritaire, nous observons des tendances qui doivent interpeller les organisations. Dans cette section, nous nous concentrons sur trois phénomènes : les salariés qui décident de quitter leur entreprise, ceux qui essaient de trouver des espaces de militance en dehors de l’entreprise, et ceux qui décident de rester pour changer l’entreprise de l’intérieur.
Conscients de l’urgence écologique et convaincus que l’entreprise reste un espace de transformation possible, ils se mobilisent au sein de groupes comme Les Collectifs, voire s’engagent au Printemps Écologique – premier éco-syndicat de France, lancé en 2020. Ces salariés-militants s’accordent sur le constat et la finalité : il faut changer le modèle. Mais divergent sur la méthode : certains choisissent d’agir au sein d’associations internes, quand les adhérents au Printemps Écologique défendent l’action syndicale
Les membres des Collectifs n’adoptent pas le langage du rapport de force, propre au syndicalisme. Ils ne se positionnent pas comme un contre-pouvoir mais comme un « pour-pouvoir » selon leurs propres termes. Ils sont près de 1 000 salariés chez Axa, 800 chez EDF et 600 chez Michelin. Professionnels et citoyens engagés, ils poussent leurs entreprises à agir pour la transition écologique et sociale. Pour cela, ils travaillent à trois niveaux. Le premier, c’est la formation et la sensibilisation : les membres encouragent par exemple leurs directions à déployer largement la Fresque du Climat Ainsi, chez Michelin, tous les salariés – des cadres dirigeants aux ouvriers sur les sites de production – ont la possibilité de participer à une session de la Fresque du Climat.
Le deuxième niveau d’action consiste à promouvoir des pratiques plus vertueuses en matière d’environnement de travail : cantine végétarienne en circuit court, plan de mobilité douce (promouvoir l’usage du vélo pour les transports domicile-travail ou encore limiter le recours à l’avion pour les séminaires internes), plan zéro-déchet, etc.
Enfin, le dernier niveau consiste à infléchir la stratégie de l’entreprise et agir directement sur le modèle d’affaires. Toujours chez Michelin, les membres des Collectifs ont par exemple «monté des groupes de travail pour réfléchir à l’économie de la fonctionnalité ou pour penser un système de double comptabilité carbone » précise un membre. Cependant, les salariés ne sont pas dupes, si les deux premiers niveaux recueillent une adhésion massive – non seulement de la part de leurs collègues mais aussi des directions – l’action sur le troisième niveau requiert plus de temps. En effet, promouvoir les « éco-gestes » et repenser les conditions de travail sont autant d’actions visibles et plus rapides que la remise en question du business model. Lucides mais optimistes, les membres des Collectifs disent bénéficier du soutien de leurs directions générales. Ces salariés, souvent diplômés et promis à de belles carrières dans l’entreprise, poussent les dirigeants actuels à agir concrètement pour la transition et invitent leurs collègues à se questionner sur l’exercice de leur métier. « Les Collectifs m’ont redonné l’enthousiasme dont je manquais, j’aime mon job d’ingénieur, je ne veux pas le quitter mais je veux l’exercer différemment. Je me sens utile, j’ai le sentiment d’être au bon niveau pour avoir de l’impact » témoignait un membre.
D’autres salariés décident d’aller plus loin en optant pour la voie syndicale. Pour eux, c’est le levier d'action le plus puissant. En effet, les élus syndicaux ont du pouvoir en entreprise : ils négocient et signent les accords d’entreprise, voire de branche. Par ailleurs, ils disposent d’un budget de fonctionnement et d’heures de délégation pour exercer leur mandat. Temps officiel dont ne disposent pas les membres des Collectifs qui reconnaissent agir en plus de leur temps de travail, le soir ou le week-end. Deux ans après sa fondation, la fédération du Printemps Écologique rassemble onze syndicats sectoriels de branche et plus de 300 adhérents actifs. Elle a désormais l’ancienneté requise pour présenter des candidats aux élections professionnelles et compte une quarantaine d’élus sous son étiquette. Pour l’anecdote, la première liste Printemps Écologique a été élue chez Total en mai 2022.
Il est intéressant d’observer que pour le moment, le regroupement au sein d’associations non étiquetées dans le champ syndical séduit davantage les jeunes salariés engagés pour le climat. Nous y voyons deux raisons principales. Tout d’abord, en France, il y a une méconnaissance profonde du travail syndical au sein des organisations et de leur rôle. « Quand on interroge les jeunes sur leur relation aux syndicats, ils nous parlent du 1er mai, des pneus qui brûlent et des merguez en manif » souligne Camille Dupuy, sociologue spécialiste de la jeunesse et de son rapport aux syndicats. À moins d’avoir suivi des cours d’histoire sociale ou des modules RH spécifiques, les jeunes n’ont pas ou peu d’apports, dans leur formation initiale, sur le rôle et le fonctionnement des instances de dialogue social. Le rôle du Comité social et économique (CSE) leur apparaît complexe et chronophage. En France, les syndicats souffrent d’une image désuète ; rappelons que le taux de syndicalisation est d’à peine 7 % en 2020 Cela est en partie dû à une focalisation des syndicats à partir de la fin des années 1950 sur la défense des salaires au détriment des questions sociales. Comme le notent Sophie Béroud et Emmanuel Porte : « De manière générale, les responsables sollicités sur le thème de la pauvreté au travail ont tendance à s’exprimer davantage sur les questions d’insertion, de formation et d’accès à l’emploi de ceux qui sont extérieurs à l’entreprise, que sur les problèmes spécifiques des salariés en situation d’emploi » Et dans les faits, malgré des préoccupations environnementales précoces les syndicats traditionnels sont peu présents dans les mobilisations actuelles. Si Anne Le Corre, co-fondatrice du Printemps Écologique a choisi de participer à la création d’un néo-syndicat, c’est parce qu’elle ne se sentait pas représentée par les syndicats classiques – du moins par leurs porte-parole au niveau national – en tant que femme, jeune et militante écologiste. Pourtant, les syndicats ont un rôle actif à jouer dans la conquête de nouveaux droits sociaux liés à la crise écologique, et ce d’autant plus dans les secteurs – comme le BTP ou l’agriculture – où les conditions de travail sont directement impactées par le dérèglement climatique.
[1] La suite de cette section s'appuie grandement sur une précédente enquête que nous avons menée. Voir Pauline Rochart (2022), « Pouvoir(s) : collectifs et syndicats écolos pourront-ils insuffler le changement ? », Welcome to the Jungle.
[2] La Fresque du climat est un atelier collaboratif qui permet d’appréhender en trois heures l’essentiel des enjeux climatiques. Déployés en interne, ces ateliers visent à aider les entreprises à passer à l’action.
[3] Pauline Rochart (2022), op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Manon Laveau (2022), « Quels enjeux pour les différents acteurs du paysage syndical français dans la défense et la protection des travailleurs face au contexte écologique en 2021 ? », mémoire de fin d’études, sous la direction de Cyprien Tasset, MSc Stratégie et Design pour l’Anthropocène, p. 15.
[7] Sophie Béroud et Emmanuel Porte (2011), « Quand la pauvreté concerne le monde du travail : La difficile adaptation des analyses et des réponses syndicales » In Didier Chabanet et al., Les mobilisations sociales à l’heure du précariat, Presses de l’EHESP, p. 89.
[8] Renaud Bécot (2012), « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°113, pp. 169-178.
Ces salariés qui fuient les entreprises néfastes pour l’environnement
Les raisons traditionnelles qui poussent les salariés à quitter leur emploi sont connues : l’intensité du travail, l’intensité émotionnelle, le manque de reconnaissance et le manque de soutien hiérarchique Mais depuis 2020, les salariés qui quittent leur travail mettent de plus en plus en avant la recherche de sens et de conditions de travail qui leur permettrait de concilier leurs vies personnelles et professionnelles. Une enquête menée par l’Unedic en 2021 montre que près de 6 salariés sur 10 déclarent vouloir changer de métier, d’employeur, de secteur d’activité ou se former Cette étude révèle un désir de changement fort parmi les salariés, que l’on peut interpréter avec la sociologue Dominique Méda comme le souhait de « reprendre la main sur son travail». La quête de sens n’est donc pas une vue de l’esprit… Et la conscience écologique dans tout ça ?
De nombreux salariés, conscients de la crise écologique, se disent prêts à renoncer à un emploi qui aurait un impact négatif sur l’environnement, voire renoncer à postuler à un poste qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux écologiques (ils sont même 65% parmi les 18-30 ans ). Cette volonté d’aligner son travail avec ses valeurs fait d’ailleurs le succès de nombreux organismes qui proposent d’accompagner les salariés dans leur quête de sens : les programmes comme Switch Collective (lancé en 2016), Mon job de sens (2017) ou encore On Purpose (2015) voient leurs promotions gonfler d’année en année. Ces programmes misent sur le collectif, le réseau et l’accompagnement par des coachs et autres experts de la transition professionnelle. Charlotte Gros, de plus en plus écartelée entre ses valeurs et son quotidien de travail, décide de sauter le pas en 2020 post-confinement. On Purpose propose à des professionnels qui ont entre 3 et 15 ans de carrière d’expérimenter deux missions de six mois dans une entreprise sociale partenaire de leur réseau (comme Enercoop, Telecoop ou Moulinot). Pendant un an, les « associés » sont ainsi rémunérés au SMIC dans leurs « organisations hôtes » et invités à suivre différents ateliers de formations et de développement personnel.
Charlotte avait quitté le groupe Orangina Schweppes début 2020, notamment pour un conflit de valeurs évident :
« Je fabriquais des produits qu’il était hors de question que mes enfants goûtent. Et je me rends compte de l’hypocrisie du système : tous les cadres du siège étaient comme moi ! On passe nos journées à fabriquer et marketer de l’Oasis Tropical mais il n’y a pas d’Oasis sur la table de notre cuisine ! »
Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
Elle avait rejoint le Groupe trois ans plus tôt en pensant « infiltrer l’ennemi de l’intérieur », elle s’était déjà posée de nombreuses questions sur l’éthique de l’entreprise – notamment sur son impact environnemental – mais elle s’était laissée convaincre par les perspectives de management et une vraie attention portée aux enjeux de qualité de vie au travail : « chez Orangina, il n’y avait pas de réunion après 18h, une vraie volonté de déployer le télétravail et un investissement dans la formation ». Pour autant, la dissonance cognitive entre ses valeurs et la finalité de son travail est trop dure à supporter. Elle embarque pour le programme On Purpose après avoir hésité, notamment pour des raisons financières : « j’avais de grosses craintes sur l’aspect financier, mais une amie m’a convaincue en me disant qu’il fallait que je voie ça comme une formation payée. » Se reconvertir, quitter un emploi bien rémunéré – et les avantages qui vont avec – pour se lancer dans l’entrepreneuriat ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire n’est pas toujours chose facile ; il faut en avoir les moyens (soupape financière, réseaux professionnels, etc.). Notamment quant à partir de 30 ans vous avez des responsabilités familiales, et la charge financière qui l’accompagne. Ce n’est pas un hasard si l’étude de la DARES relève que la stratégie de « l’Exit » est plutôt adoptée par les salariés qui se jugent facilement employables : « les cadres sont plus mobiles que les ouvriers et les employés, les jeunes que les seniors, les salariés de très petits établissements et ceux des grands sont moins mobiles que ceux de taille intermédiaire (50 à 199 salariés) »
Avec ce programme, Charlotte intègre la coopérative Telecoop, opérateur télécom qui met l’accent sur la transition écologique et sociale et membre des Licoornes, mouvement coopératif qui souhaite « transformer radicalement l’économie en refusant un système basé sur l’exploitation, la recherche du profit, l'individualisme, la compétition et la consommation ». Les Licoornes proposent des alternatives sociales et écologiques pour tous les domaines de la vie : Enercoop pour l’électricité, Railcoop pour le transport ou encore Label Emmaüs pour la consommation. Chez Telecoop, Charlotte rencontre des acteurs de l’économie citoyenne : « des gens qui décident d’agir par leur travail, qui choisissent de repenser le rapport à l’entreprise, qui décident de produire, d’investir et de diriger autrement» et elle se sent « enfin à sa place » : « avant, autour de moi, je n’avais que des gens qui bossaient chez Orangina mais qui se donnaient bonne conscience en étant zéro déchet ». Sortir du système classique et fuir les grandes entreprises pour aligner ses valeurs et son quotidien professionnel, c’est le choix que font de plus en plus de professionnels, notamment parmi les jeunes diplômés. Mais il y a 15 ans, certains faisaient office de pionniers.
C’est le cas notamment d’Alexandre Guilluy, co-fondateur de l’entreprise de recyclage de déchets alimentaires Les Alchimistes. Diplômé de l’EDHEC en 2002, l’entrepreneur témoigne qu’à l’époque, l’engouement pour l’entrepreneuriat social était beaucoup moins massif : « dans les années 2000, ce qui était valorisé c’était le conseil, l’audit et le marketing, la notion d’entrepreneuriat était peu valorisée mais alors celle d'entrepreneuriat solidaire carrément absente ! Quand on cherchait du sens, on partait en humanitaire ». En effet, les temps changent. Même si la majorité des étudiants des grandes écoles ne sont pas en rupture, les plus jeunes qui font le choix de « ne pas nuire » par leur travail sont de plus en plus nombreux et représentent un mouvement de fond Aujourd’hui, les dirigeants des Alchimistes décident de s’appliquer les principes de sobriété à tous niveaux de l’entreprise – y compris des salaires, les dirigeants de l’entreprise tiennent à ce que l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé de l’entreprise ne dépasse pas un ratio de 1 sur 3. Alexandre est lucide :
« Je sais bien que mes camarades de promotion qui n’ont pas suivi ma voie gagnent 2 à 3 fois plus que moi. Mais pour moi, il faut être cohérent, le salaire conditionne ton mode de vie et cela a un impact social et écologique considérable. Plus tu gagnes ta vie, plus tu pollues, c’est mathématique. »
Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
Mais alors, faut-il définitivement renoncer à toute recherche de croissance, et aux retombées salariales qui vont avec, lorsque l’on entre dans une démarche écologique ? Ce choix radical n’est pas forcément à la portée de tous. Pour pouvoir opérer une véritable bifurcation, il faut aussi disposer d’un certain nombre de ressources, notamment financières et sociales. Plus on est diplômé, plus on a confiance dans son employabilité, plus on dispose d’un large réseau et d’un soutien actif de son entourage familial… plus la reconversion sera aisée. À l’inverse, ceux qui n’ont pas accès à toutes ces ressources composent différemment avec leur réalité professionnelle ; certains décident de rester dans leurs entreprises tout en inventant d’autres manières de rester fidèle à leurs convictions.
[1] DARES (2015), « Conditions de travail 2013 ».
[2] Unédic (2022), « #Baromètre Unédic : L’envie de changement professionnel, dopée par la crise ? ».
[3] Society (2022), « Le couvercle risque de se refermer : Entretien avec Dominique Méda », n°188.
[4] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), op. cit.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[6] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), op. cit.
[7] Les Licoornes, « Transformons radicalement l’économie ».
[8] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[9] Ibid.
[10] Entretien avec Alexandre Guilluy, réalisé le 27 septembre 2022.
[11] Voir le documentaire Ruptures réalisé en 2021 par Arthur Grosset, lui-même diplômé de Centrales Nantes, sur cette jeunesse qui décide de vivre en accord avec ses convictions.
[12] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
J'ai modifié en ce sens, ça te semble clair @geensly@gmail.com ?
La crise de sens dont souffrent les travailleurs fait couler beaucoup d’encre. Une étude de la DARES publiée en août 2021 nous révèle que si les économistes se sont beaucoup penchés sur les conditions du sens au travail, le sens du travail lui-même était peu exploré :
« Jusqu’à récemment, peu de travaux se sont intéressés aux déterminants non monétaires de la satisfaction au travail. Quand c’est le cas, les dimensions les plus couramment citées sont l’autonomie, la sécurité (Benz et Frey, 2008), les relations avec les collègues et les perspectives de promotion (Millan et al., 2013). Le contenu du travail lui-même est rarement évoqué. »
Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
Un emploi qui a du sens n’est pas non plus un emploi « de qualité » si l’on s’en tient aux travaux économiques sur la qualité de l’emploi, encouragés par la Commission européenne depuis la fin des années 1990. Parmi les critères objectivables retenus figurent : la santé, la sécurité au travail et les conditions de travail, les rémunérations, le temps de travail et la conciliation « vie professionnelle/vie familiale », la sécurité de l’emploi et la protection sociale, le dialogue social et la formation tout au long de la vie (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Sens du travail » ou « Sens au travail » ?
Pour les auteurs de l’étude « Quand le travail perd son sens » publiée par la DARES, Thomas Coutrot et Coralie Perez, le « sens du travail » se distingue du « sens au travail » apporté par les gratifications matérielles (salaire, carrière) ou psychologiques (reconnaissance, sociabilité). Ils mettent en avant trois dimensions du « sens du travail » :
Le sentiment d’utilité sociale : « le travailleur éprouve le sentiment que son travail a du sens, il ressent un “jugement d’utilité” quand il voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires ». Dans cette optique, c'est le sentiment de transformer positivement le monde qui peut conférer du sens au travail. Toutefois, précisent les auteurs de l’étude, « le sentiment d’utilité sociale n’est pas assimilable à la reconnaissance : beaucoup de salariés estiment faire un travail utile mais souffrent d'une faible reconnaissance, comme par exemple les salariés dits “invisibles” surreprésentés dans les métiers d’assistantes maternelles ou d’aides à domicile ».
La cohérence éthique apparaît comme la deuxième dimension du sens du travail. Il arrive en effet que des salariés se retrouvent dans des situations de conflit de valeurs, lorsqu’ils sont obligés de faire des choses qui ne correspondent pas à leur vision du « travail bien fait » ; c’est ce que le sociologue Yves Clot appelle le « travail empêché » (voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). Pensons aux conseillers bancaires qui se sentent « encouragés à faire n’importe quoi » pour vendre des produits financiers à leurs clients. Ainsi, la cohérence éthique, c’est la possibilité de travailler en accord avec ses normes éthiques et professionnelles.
La capacité de développement renvoie, quant à elle, à la façon dont le travail transforme le travailleur lui-même. En effet, travailler c’est aussi devoir surmonter des difficultés, c’est se confronter à la résistance du réel. Si, dans votre travail, vous avez l’impression de déployer votre intelligence et vos talents pour y faire face, vous aurez le sentiment de déployer votre créativité, de développer vos compétences, d’exprimer votre plein potentiel. « Le déploiement de ce “travail vivant” est source de développement des capacités d’action et de construction de la santé psychique » souligne l’étude. A contrario, un travail mécanique où l’on vous demande d’appliquer bêtement des procédures participe à un sentiment de mal-être au travail (pensons par exemple aux travailleurs du clic ).
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
L’étude de la DARES nous apprend par exemple que les professions ayant le plus haut score de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, les professions dites du care (aides à domicile, agent d’entretien, aides-soignantes, etc.) auxquelles on peut adjoindre les enseignants, les formateurs et les professionnels de l’action sociale. Ainsi, les professions les plus en relation avec le client – ou les publics – sont certainement les plus exigeantes émotionnellement, mais aussi les plus gratifiantes du point de vue du sens.
Autre élément intéressant : le sens du travail croît légèrement avec le niveau de salaire, cette corrélation repose notamment sur la dimension de la capacité de développement, tandis que la cohérence éthique apparaît indépendante du salaire. En d’autres termes, vous pouvez être très bien payé et constater très peu de cohérence éthique dans votre travail (sur les « bullshit jobs », voir « 2.1.2. Une critique écologique de la notion du productivisme ») mais pour autant avoir le sentiment de vous développer. En effet, on sait par exemple que les salariés des grandes entreprises bénéficient souvent d’une offre de formation large et stimulante alors que pour une PME, il est parfois plus difficile d’assumer le coût financier – et temporel – que représentent de longs programmes de formation C’est ce que confirme Charlotte Gros, salariée en bifurcation que nous avons interrogée pour la rédaction de cette étude. Ingénieure agronome de formation, elle est aujourd’hui membre du programme On Purpose Après avoir passé plusieurs années dans l’industrie agro-alimentaire en tant que chargée de recherche & développement (d’abord chez Sodial, coopérative laitière, puis chez Orangina Schweppes), elle a bifurqué pour aligner ses valeurs personnelles et son travail. Si son emploi chez Orangina était en profond désaccord avec ses valeurs – notamment ses convictions écologiques – elle reconnaît qu’elle a, là-bas, bénéficié de formations de haut niveau :
« Chez Orangina, en tant que jeune manager j’ai eu accès à des formations de très grande qualité avec un volet connaissance de soi très utile. Je venais d’un univers [Sodial] où l’on payait des formations seulement aux comités de direction, alors forcément, ça m’a marquée que l’on investisse tant pour les jeunes managers. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
On voit en effet que la dimension « capacité de développement » est essentielle au sentiment de sens au travail. Pour autant, elle ne fait pas tout. Et il semblerait que la cohérence éthique soit de plus en plus importante chez de nombreux salariés, notamment les plus jeunes. Ces derniers veulent aligner leurs convictions personnelles, notamment leur intérêt pour la cause écologique, avec leur travail. En effet, d’après un sondage Harris Interactive réalisé en mars 2022 pour le collectif Pour un Réveil écologique, 8 jeunes sur 10 de 18 à 30 ans estiment qu’il est important que les entreprises prennent en compte les enjeux environnementaux dans le cadre de leurs activités, et font de ces enjeux une priorité de leur stratégie d’entreprise
Mais que font-ils quand leur emploi n’est pas aligné avec leurs valeurs (cohérence éthique) ou quand celui-ci ne répond à aucun sentiment d’utilité sociale ? En 1970, l’économiste Albert Hirschman établissait trois stratégies possibles face à un travail dénué de sens : Exit (le salarié change d’emploi), Loyalty (le salarié reste fidèle à son entreprise) ou Voice (le salarié s’inscrit dans des actions collectives). Les aspirants à la reconversion professionnelle ou à l’exploration de voies alternatives semble privilégier la première option (Exit) quand les salariés qui souhaitent transformer les choses de l’intérieur choisissent de prendre la parole (Voice).
Avant d’explorer ces différentes stratégies, notons que si la prise de conscience écologique traverse l’ensemble des classes sociales, toutes n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour y répondre. D’après l’étude d’Occurrence, le positionnement écologique d’une entreprise ne joue sur son attractivité que pour 28 % des salariés. Un chiffre qui est étroitement corrélé à la catégorie socio-professionnelle. En effet, 44 % des cadres déclarent que le positionnement écologique conditionne leur choix de rejoindre ou de rester dans une entreprise, contre seulement 15 % des employés peu qualifiés… pour qui le salaire apparaît comme déterminant Comme le note Elisa Braley, responsable projets et études à Uniformation : « Attention à ne pas être caricaturaux : beaucoup de salariés sont là pour le métier, pour l'activité en elle-même et pas vraiment pour la mission de l'organisation – "on cherche avant tout un travail”» Et même plus qu’un travail, pour les travailleurs les moins qualifiés, l’enjeu est d’abord de trouver un emploi – si possible stable et pas trop mal rémunéré. Il ne faut pas conclure trop rapidement à un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. L’historien Renaud Bécot rappelle qu’au début du XXe siècle, les ouvriers sont parmi les premiers à se mobiliser sur des questions environnementalesUne sensibilité qui est confirmée par divers travaux et défendue sur le terrain par un certain nombre de collectifs, dont l’association Banlieue Climat. Ce sont finalement peu de salariés qui peuvent se permettre de quitter leur travail, de se reconvertir ou de s’engager en parallèle de leur activité professionnelle dans des actions militantes en faveur de leurs convictions ; Occurrence chiffre à 37 % les salariés qui se déclarent « volontaires »
[1] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « Quand le travail perd son sens : L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie », DARES, document d’études, n°249.
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
[3] Voir par exemple : Delphine Beraud et Edmond Noack (2018), « La formation dans les petites entreprises, reflet de leurs organisations stratégiques », Céreq bref, n°369.
[4] On Purpose est un programme d’accompagnement qui s’adresse essentiellement à des jeunes très diplômés et vise à former des « leaders au service du bien commun ». Inspiré d’un format développé au Royaume-Uni, le programme On Purpose lance sa première promotion en France en 2015.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[6] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail », Harris Interactive x Pour un Réveil écologique.
[7] « Impact d’un positionnement engagé en TE dans le choix d’un employeur » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 75.
[8] Entretien avec Elisa Braley, réalisé le 20 juin 2022.
[9] Samir Tazaïrt (2022), « L’idée que les revendications écologiques seraient des préoccupations de riches est fausses », Basta!.
[10] Voir Jean-Baptiste et Hadrien Malier (2021), « Les classes populaires et l’enjeu écologique : Un rapport travaillé par des dynamiques statutaires diverses », Sociétés contemporaines, n°124, pp. 37-66. Ou encore : Guillaume Amorotti (2020), op. cit.
[11] Notons que le périmètre de la présente étude ne permet pas détailler finement les stratégies suivies en fonction des profils socio-économiques. Des travaux à poursuivre !
Une combinaison pas toujours aisée
Quand il n’est pas possible de quitter un emploi dénué de sens, certains en cumulent deux. L’un « alimentaire » pour subvenir à ses besoins économiques, l’autre pour exercer sa passion ou pour agir en fonction de ses convictions. C’est la logique d’hybridation que l’on peut rapprocher de celle du slashing. Le « slasheur » s’est installé dans le paysage depuis 2015 ; le terme est entré dans le Larousse en 2020 avec cette définition : « personne, généralement issue de la génération Y, qui exerce plusieurs emplois et/ou activités à la fois ». Cette tendance peut être analysée comme un refus de l’hyper-spécialisation prônée par le monde du travail depuis les Trente Glorieuses mais aussi comme une revendication d’exprimer son plein potentiel. Le slashing, ou pluri-activité, s’est notamment développé grâce à l’essor des plateformes numériques qui ont permis d’organiser soi-même son travail (les freelances exerçant des métiers liés au web usent notamment de ses plateformes pour contracter des missions et augmenter leur visibilité). Les slasheurs revendiquent aussi le fait d’avoir plusieurs identités professionnelles et ne souhaitent pas se voir réduire à une activité, ou à une entreprise. Le mouvement du slashing peut donc être analysé comme une évolution positive du monde du travail où les travailleurs retrouvent une forme de pouvoir d’agir et expérimentent un nouveau rapport au travail, mais dans les faits, il s’accompagne souvent d’une précarité croissante
Une autre tendance que l’on pourrait analyser sous l’angle « Loyalty » est le phénomène de « démission silencieuse » ou « quiet quitting ». Le « quiet quitting » consiste à s’en tenir strictement à sa fiche de poste, pas plus. Pas d’excès de zèle dans l’espoir de se voir augmenté ou promu, pas d’heure supplémentaire, pas d’envoi de mail le week-end. Derrière ce mouvement – qui a fait grand bruit sur les réseaux sociaux en 2022 – il y a l’idée de remettre en question la culture du surmenage, la « hustle culture » (culture du burn-out ou de la productivité toxique). En cela, on peut voir dans le « quiet quitting » une forme de résistance aux injonctions capitalistes du travail : faire toujours plus… en vue de la rentabilité financière. En effet, ce désengagement n’est pas le signe d’un refus du travail en général. Certains « quiet quitters » choisissent de militer pour la cause écologique sur leur temps personnel. Le travail n’est alors pas résumé à l’emploi, ces jeunes actifs militent pour que le travail (au sens de l’emploi) ne soit plus considéré comme l’alpha et l’omega d’une vie réussie. Ainsi, ils peuvent choisir d’exercer d’autres activités sur leur temps personnel, plus en accord avec leurs convictions écologiques, ils militent par exemple pour des organisations de défense de l’environnement, s’investissent dans un jardin partagé ou encore des épiceries autogérées Un exemple parmi tant d’autres : l’ami d’Anna Zelcer-Lermine, que nous avons rencontrée en entretien, est commercial dans une grosse entreprise informatique « juste pour bien gagner sa vie», ce qui lui a permis d’acheter un terrain de forêt qu’il laisse vivre librement et d’avoir un local pour être professeur de yoga sur son temps libre.
Si certains cloisonnent leurs activités militantes et professionnelles – soit par choix, soit faute de mieux – d’autres actifs choisissent une troisième voie. Ni Exit, ni Loyalty, des salariés décident de faire entendre leur voix collectivement (Voice), et tentent alors de changer les choses de l’intérieur.
[1] Sarah Abdelnour (2018), Les nouveaux prolétaires, Textuel.
[2] Le site Coop’Lib recense plus d’une vingtaine d’épiceries autogérées à travers la France.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.