Les travaux institutionnels portant sur la crise écologique ont très rapidement intégré la structuration du monde du travail à leurs réflexions. Si les estimations peuvent varier d’un rapport à l’autre, tous s’accordent sur un point : pour répondre aux impératifs écologiques, des emplois devront être créés, d’autres se transformer ou disparaître. En 2014, la campagne « One million climate jobs » est la première à évaluer le nombre d'emplois que pourrait créer la mise en œuvre d’une politique ambitieuse de réduction des émissions de CO2 (en l'occurrence -86 % pour le Royaume-Uni). Au-delà des destructions liées à la transformation de l’économie, on pourrait attendre la création d’un 1 million d’emplois . Un chiffre qui semble faire consensus quel que soit le pays considéré : Canada, Afrique du Sud, Norvège, Portugal… et France .
De telles estimations sont produites à l’aide de méthodologies classiques de modélisation macro-économique. Couramment sollicités par les autorités publiques pour éclairer le choix de politiques conjoncturelles et structurelles, les outils de la macro-économie permettent de traduire en grandeurs économiques des objectifs politiques définis le plus souvent à une échelle nationale. Dans le cadre des politiques dites de transition écologique, ces outils sont appliqués aux objectifs de réduction d’émissions de CO2 fixés pays par pays pour modéliser les conséquences sur l’emploi. Déclinés par secteur, ils permettent de visualiser les grandes transformations à attendre en termes de volume et de compétences. Les principaux mécanismes de création et de destruction d’emplois identifiés par Philippe Quirion en 2013 servent encore de cadre de référence aujourd’hui . Les effets des politiques énergétiques et climatiques sont étudiés sous trois angles : la réduction des activités émettrices de gaz à effet de serre (essentiellement CO2), le développement d’activités dont la finalité première est environnementale (aussi appelées « éco-activités »), et enfin l’évolution des activités considérées comme périphériques. Les destructions et créations d’emploi sont comptabilisées en fonction des évolutions d’activités attendues sur chacun de ces trois périmètres.
Les estimations obtenues sont directement dépendantes du fonctionnement du système économique et des mesures politiques mises en œuvre. On observe alors deux grands types de rapport : les premiers établissent des projections en fonction des grandes tendances d’ores et déjà observables, les seconds se positionnent sur le champ de la planification. En fonction des hypothèses retenues, on peut arriver à des scénarios en rupture avec les paradigmes économiques dominants (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Transition écologique » ou « Écologie de rupture » ?
Les mots pour désigner les transformations de nos sociétés face à l’urgence écologique sont nombreux : « économie verte », « décroissance », « bifurcation », « écologie du démantèlement »… La principale ligne de démarcation de ces différents courants concerne la manière dont on appréhende le système économique et sa place dans les enjeux écologiques.
Schématiquement, les partisans de la « transition écologique » prônent le « verdissement » de l’économie. Il s’agit de répondre aux enjeux écologiques tout en conservant les paradigmes de l’économie dominante et le fonctionnement du système industriel actuel. On cherche alors à optimiser énergétiquement le système existant, tout en maintenant les principaux indicateurs macroéconomiques au vert, en particulier celui de la croissance économique. La plupart des instances gouvernementales et intergouvernementales optent aujourd’hui pour ce parti-pris.
Les partisans de « l’écologie de rupture » soutiennent quant à eux que la crise écologique est intrinsèquement liée au fonctionnement du système économique et industriel actuel. Il s’agit alors de soutenir l’émergence de systèmes productifs alternatifs qui rompent avec les paradigmes de l’économie dominante et intègrent les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique. De plus en plus de travaux, académiques comme institutionnels, s’inscrivent dans ce courant.
Parmi les plus connues, le « Donut » de Kate Raworth est une théorisation économique qui permet d’appréhender la performance d’une économie en suivant les impératifs des neuf limites planétaires et les dix-sept objectifs de développement durable (ODD).
Dans cette lignée, citons « L’emploi : moteur de la transformation bas carbone » publié par The Shift Project en décembre 2021. Après avoir élaboré un plan de décarbonation de l’économie française, le think tank prend le parti de chiffrer, secteur par secteur, l’évolution du besoin en main-d’œuvre qui pourrait être attendue dans le cas où un tel plan serait adopté et mis en œuvre. D’ici 2050, les objectifs de décroissance de l’industrie automobile détruirait 373 000 emplois, la division par deux du trafic aérien en supprimerait 38 000, la limitation progressive de la construction neuve en ferait disparaître 189 000… et dans le même mouvement, le report des déplacements routiers et aériens vers le ferroviaire créerait 43 000 emplois, la rénovation énergétique des bâtiments existants, 103 000, et le développement de la « cyclo-logistique » (livraison à vélo), 232 000 . Des chiffres qui peuvent, en l’état, paraître très abstraits.
En effet, dans les rapports prospectifs qui adoptent un prisme macro-économique, l’emploi est mesuré en volume de travail humain en équivalent temps plein (ETP). Les résultats sont exempts de toute considération sur la qualité sociale des emplois (politiques sociales mises en œuvre, typologie et stabilité des contrats, niveau des salaires, conditions de travail…) ou sur la trajectoire à adopter par rapport à l’existant (maturité des entreprises et secteurs industriels, freins structurels au changement, métiers en tension, vieillissement de la population active, mutations des conditions de travail en raison des perturbations écologiques…). Le fait que les effectifs des administrations publiques, de la santé ou de la culture soient systématiquement absents des réflexions ou considérés par défaut comme « stables » est significatif.
Rien n’est dit sur les transformations internes à attendre du monde du travail : bifurcation des modèles d’affaires et de rémunération, refonte des collectifs de travail et des instances de gouvernance, conséquences en termes de charge de travail et de la pénibilité des métiers, modification de notre rapport au travail et du sens qu’on lui donne, etc. Rien n’est dit non plus sur les conséquences individuelles de ces changements .
Comme le souligne Sophie Margontier, chargée de l’animation de l’Observatoire national des emplois et des métiers de l’économie verte (ONEMEV) pour le Ministère de la Transition écologique depuis sa création en 2010, « tous ces travaux convergent pour avoir une cartographie des métiers et des compétences nécessaires à la transformation de l’économie ». Dans le cadre de l’Observatoire, le Ministère de la Transition écologique suit de près la production de ces rapports, qu’ils raisonnent dans un cadre de rupture ou de transition. De nombreux groupes de travail sont constitués au niveau national avec un certain nombre d’acteurs historiques et institutionnels comme France Stratégie, l’Ademe, les opérateurs de compétences (OPCO), les syndicats, etc. Il est frappant de constater que les études qualitatives sur le sujet sont bien plus éparses et les organismes porteurs, isolés .
Les producteurs de ce type de rapports sont conscients de ces limites. Dans l’étude « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », le cabinet BL évolution avertit dès son préambule :
« Aucune analyse sociale ou économique n’est réalisée. L’ensemble des mesures pourrait tout à la fois réduire ou creuser le déficit budgétaire, réduire ou creuser les inégalités. Il ne s’agit ni de proposer un programme réaliste économiquement, ni de proposer un programme souhaitable socialement, ni de proposer un programme jugé acceptable politiquement, mais simplement une suite de mesures, aussi synthétique que possible, qui permettrait de respecter, en France, une trajectoire compatible avec les 1,5°C. »
Charles-Adrien Louis (2019), « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », BL évolution, p. 3. Les éléments en gras sont soulignés dans le texte initial.
Un avertissement que formule également Sophie Margontier pour les productions de l’Observatoire : « C’est la limite de la statistique publique, ce sont des données de cadrage ; dans l’idéal, il faudrait faire du terrain tout le temps . » En d’autres termes, l’échelle macro-économique est importante pour donner à voir l’ampleur des efforts à réaliser pour répondre aux impératifs de décarbonation de l’économie d’un pays. Mais elle est peu opérante pour les organisations. En se focalisant sur les transformations de l’économie, elle s’adresse d’abord aux décideurs politiques et participe à limiter notre compréhension des phénomènes sociaux complexes (l’écologie, le travail) en les réduisant à des indicateurs macro-économiques quantifiables (émissions de CO2, volume des emplois).
[1] Campaign against Climate Change trade union group (2014), « Climate Jobs: Building a workforce for the climate emergency ».
[2] Pour le cas français voir les rapports de Réseau action climat (« Un million d’emplois pour le climat », 2016), BL évolution (« Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5°C ? », 2019), WWF et EY (« Monde d’après : l’emploi au cœur d’une relance verte », 2020) ou encore The Shift Project (« L’emploi : moteur de la transformation bas carbone », 2021).
[3] Philippe Quirion (2013), « L’effet net sur l’emploi de la transition énergétique en France : Une analyse input-output du scénario négaWatt ».
[4] Pour une définition plus détaillée, voir : Observatoire national des emplois et métiers de l’économie verte (ONEMEV) (2022), « Périmètres et définitions », p. 1.
[5] The Shift Project (2021), « L’Emploi : moteur de la transformation bas carbone », p. 10.
[6] Dans son mémoire de master « Les éleveurs et l’espoir », Théo Boulakia relate ainsi la poignante vente aux enchères du troupeau – 300 vaches – d’un éleveur en situation de faillite économique. Il conclut : « comment même oser parler de réorientation à un homme de 52 ans, physiquement cassé, usé par des années de luttes contre les difficultés financières, et dont le métier était la raison de vivre# ? » (Théo Boulakia (2019), « Les éleveurs et l’espoir : Endettement et accompagnement au changement de pratiques par Solidarité Paysans Sarthe et le CIVAM AD 72 », mémoire de M1 – Master PDI, ENS PSL, p. 5-6.)
[7] Entretien avec Sophie Margontier, réalisé le 15 juin 2022.
[8] Le Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) apparaît aujourd’hui comme l’organisme de référence sur les productions qualitatives.
[9] Entretien avec Sophie Margontier, op. cit.
Chaque jour de nouveaux travaux documentent les conséquences que la crise écologique a sur le monde du travail. L’écrasante majorité adopte des approches chiffrées qui mesurent et suivent l’évolution de grandes masses : les émissions de gaz à effet de serre pour l’aspect environnemental, les volumes d’emploi pour l’aspect travail. Ces productions donnent des repères nécessaires sur le chemin qu’il reste à parcourir.
Dans cette section, nous interrogeons les représentations véhiculées par ces travaux : comment ces quantifications (re)définissent-elles les enjeux sociaux et environnementaux de la crise écologique ? comment les entreprises s’en saisissent-elles ?
Il ressort de cette première enquête que la primauté du chiffre contribue fortement à techniciser les débats, c’est-à-dire à en faire des problèmes essentiellement techniques, en favorisant la recherche d’optimisation énergétique du système économique et industriel actuel au détriment d’approches plus globales. Ce tropisme n’est pas neutre et a des conséquences directes sur la qualité du travail et son attractivité.
Les causes anthropiques de la crise écologique ne sont plus à démontrer. Depuis les années 1960, ce sont des millions de productions scientifiques qui alertent sur les conséquences désastreuses et irréversibles de l’industrialisation de nos modes de production et de consommation sur la biosphère . Changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, recul des forêts primaires, pollution liée à l’introduction de nouvelles entités chimiques dans l’environnement, surconsommation d’eau douce… en 2022, la communauté scientifique estime que six des neuf limites planétaires « non-négociables » garantissant les conditions d’une vie humaine durable sur Terre ont été franchies .
La concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est un bon indicateur des crises environnementales en cours. Depuis le début de la période industrielle, le cycle du carbone est déstabilisé par le rejet massif de CO2 issu de la combustion d’énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) et de la modification de l’occupation des sols (principalement due à la déforestation et aux feux de forêt). L’excédent de CO2 produit perturbe l’équilibre énergétique de la Terre. Accumulé dans l’atmosphère, il affecte la température de la planète. Absorbé par l’océan, il contribue à leur acidification. Assimilé par les écosystèmes terrestres, il stimule la croissance de végétaux en favorisant une plus grande consommation de nutriments et une plus forte transpiration des plantes. Ces phénomènes ont des effets directs sur plusieurs des limites planétaires susmentionnées : réchauffement climatique, effondrement de la biodiversité terrestre et marine, épuisement des eaux souterraines .
Dans les années 1960, la densification du réseau de stations de mesure de carbone permet de mesurer finement ces évolutions. Experts et organisations militantes pour le climat s’emparent des mesures de carbone pour objectiver la détérioration des milieux de vie et interpeller les instances gouvernementales et intergouvernementales sur l’urgence de la situation. Le philosophe Fabrice Flipo note que cette stratégie s’accompagne de l’usage d’un vocabulaire économique, jugé plus efficace auprès des décideurs. Il s’agit de quantifier le « bilan carbone » des différents secteurs économiques pour inciter les responsables politiques à « mettre l’économie au service de la conservation ». Aujourd’hui encore, les rapports institutionnels adoptent massivement cette approche, et dressent, à partir des émissions sectorielles actuelles, des scénarios prospectifs dans le but d’éclairer les décisions et d’infléchir les politiques industrielles.
La quantification de la concentration de CO2 dans l’atmosphère a sans conteste contribué à vulgariser les enjeux climatiques et à mettre la décarbonation de l’économie à l’agenda médiatique et politique. Néanmoins, cette objectivation va de pair avec l’invisibilisation dans le débat public et politique d’autres indicateurs tout aussi cruciaux pour l’avenir de la planète. Taux d’extinction des espèces et index de biodiversité, concentration de substances toxiques, de plastiques et de perturbateurs endocriniens dans l’environnement, contamination radioactive, part de la forêt primaire, consommation globale d’eau de surface et de nappe phréatique, entrée du phosphore dans les systèmes aquatiques, charge en aérosols atmosphériques, pression sur les ressources non renouvelables… encore trop peu d’acteurs institutionnels et économiques cherchent à agir, et a fortiori agissent, sur l’ensemble des neuf limites planétaires malgré des propositions économiques de plus en plus nombreuses (voir encadré « Les mots du débat », dans la section 1.1.2.). La décarbonation reste aujourd’hui la principale clé de lecture des enjeux écologiques .
Cette tendance est sujette à de nombreuses controverses. Elle est notamment accusée de « promouvoir une vision utilitariste, anthropocentrée et marchande de la nature ». De fait, avec les objectifs de décarbonation fixés par la Conférence de Paris de 2015 sur les changements climatiques (COP21), on observe une technicisation des débats sur la crise écologique. Dans de nombreux secteurs industriels, la question de la diminution des émissions de gaz à effet de serre a d’abord été traitée comme un problème d’ingénieur raisonnant toute chose égale par ailleurs. Il s’agit alors de trouver des solutions, le plus souvent technologiques, pour réduire les émissions sans agir sur les structures socio-économiques et les dépendances énergétiques . C’est ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme » : apporter une réponse purement technique à des problèmes complexes de société . Dans ces approches, on vise l’optimisation de l’existant à partir de modélisations abstraites, le plus souvent déconnectées des réalités écologiques et sociales. C’est passer à côté du sens des alertes répétées de la communauté scientifique qui rappelle, qu’au-delà de la simple diminution comptable des émissions de CO2 dans l’atmosphère, l’enjeu est de repenser en profondeur le système industriel sur lequel repose nos modes d'existence pour contenir, autant que faire se peut, les risques d’effondrement.
[1] Parmi les plus importantes, nous pouvons citer : le premier rapport coordonné par Roger Revelle en 1965 pour la Maison Blanche (« Restoring the Quality of our Environment: Report of the Environmental Pollution Panel ») ainsi que la dernière production du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiée en 2022 (« Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change »). Mais aussi les manifestes signés par plus de 10 000 scientifiques à travers le monde parus dans la revue BioScience en 2017[en ligne] et 2020 [en ligne].
[2] Linn Persson, Bethanie M. Carney Almroth et al. (2022), « Outside the Safe Operating Space of the Planetary Boundary for Novel Entities », Environmental Science & Technology. Pour une vulgarisation en français des enjeux, voir : Aurélien Boutaud et Natacha Gondran (2020), Les Limites planétaires, La Découverte (Repères Écologie).
[3] Pour une synthèse plus précise des enjeux, voir les articles de vulgarisation produits par le site Bon Pote en partenariat avec l’Institut National des Sciences de l’Univers (CNRS-INSU), par exemple : « CO2 : nourriture des plantes ou poison du climat ? ». Certains articles ont été regroupés dans le livre Tout comprendre (ou presque) sur le climat (CNRS éditions, 2022).
[4] Fabrice Flipo (2018), « Bientôt il sera trop tard : L'évolution de la pensée écologique des années 1980 à nos jours », Écologie & politique, n°56, pp. 119 - 132.
[5]Notons tout de même une prise en compte croissante des enjeux liés à la biodiversité. Du 07 au 19 décembre 2022 s’est tenue la COP15 de la diversité biologique sous présidence chinoise ; plus de 110 pays se sont notamment engagés sur la protection de 30 % des terres et 30 % des mets à échéance 2030.
[6] Fabrice Flipo (2018), op. cit., p. 123.
[7] Voir par exemple : Beata Caranci, Francis Fond et Mekdes Gebreselassie (2021), « La décarbonation : un cadre simple pour un problème complexe », Services économiques TD.
[8] Evgeny Morozov (2014), Pour tout résoudre, cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, Fyp éditions.
L’approche macro-économique est dominante, dans tous les domaines. Et les représentations qu’elle véhicule ne sont pas neutres. Comme le souligne Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Centre d'études et de recherches sur les qualifications (Céreq) : « C’est à partir de ce qu’on se représente qu’on agit . » En ce sens, le contraste entre la profusion continue de connaissances et le manque d’appropriation des enjeux écologiques par le monde économique est saisissant et doit nous alerter. D’après l’étude d’Occurrence réalisée en septembre 2022 pour la Fondation The Adecco Group, les comportements individuels restent la réponse plébiscitée – par les salariés (71 %) comme les employeurs (60 %) – pour faire face aux enjeux de la transition écologique dans le cadre professionnel. Loin devant la décarbonation, citée au même rang que l’innovation par 40 % des salariés et des employeurs. Loin devant la transformation du monde du travail (retenue par 31 % des salariés et 27 % des employeurs) et la redéfinition de la mission des entreprises (17 % des salariés et 21 % des employeurs) .
Ces résultats sont significatifs de l’absence de réflexions sur le travail tant dans les rapports produits que dans les organisations. Pour Leïla Boudra, chercheuse en ergonomie associée au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et co-responsable de la commission « Concevoir pour le développement durable » de l’Association pour la Recherche en Psychologie Ergonomique et Ergonomie (ARPEGE), cette absence n’est pas surprenante au regard des profils des cadres d’entreprise : « Les personnes à des postes de direction ou à des postes techniques n’ont pas eu dans leur formation d’enseignements sur la question du travail. Ce n’est pas illogique que ce soit absent dans leur activité ; cela fait appel à une façon différente de penser les choses . » Essentiellement formés dans les écoles de commerce et les écoles d’ingénieurs, les cadres ne sont pas armés pour aborder cette question. Le droit du travail, la sociologie des organisations, l’ergonomie, la prévention des risques psycho-sociaux sont des enseignements négligés au détriment de la finance, de la gestion, du management ou encore de l’innovation, prédominants dans les programmes… Un déséquilibre qu’on retrouve dans les organisations du travail.
« Dans les entreprises, le modèle du développement durable est systématiquement en déséquilibre. Les pôles environnementaux et économiques sont en général étroitement liés – la transformation des filières répond d’abord à des finalités économiques – tandis que le pôle social est insuffisamment pris en considération » témoigne Leïla Boudra. Dans le cadre de sa thèse sur la durabilité du travail, la chercheuse a suivi une expérimentation de recyclage des emballages plastiques dans un centre de tri de déchets ménagers. Elle observe un double phénomène d’invisibilisation du travail de tri, réalisé majoritairement par des femmes, sur lequel repose pourtant toute la recyclabilité des produits. D’abord, hors du monde de l’entreprise : la majorité des travaux scientifiques portant sur le tri des déchets se concentrent sur la dimension comportementale des citoyens. Et ensuite, au sein de l’entreprise : le volet technologique est toujours celui qui est mis en avant lors des transformations internes. Les centres de tri sont de plus en plus technologisés, avec des machines de plus en plus performantes qui permettent un tri de plus en plus fin. Les capacités de production sont augmentées, le tri effectué par les machines, de meilleure qualité. A priori, tout porte à croire que l’introduction de nouvelles technologies contribue tant à la croissance de l’activité qu’à l’amélioration de son rendement d’un point de vue écologique. Dans les faits, le volet environnemental de l’activité repose intégralement sur la qualité du travail des opératrices. Ce sont elles qui chargent la machine, contrôlent son bon fonctionnement, et, surtout, réalisent tout le travail de finalisation du tri des déchets qui devient de plus en plus difficile du fait de l’augmentation des cadences et de l’industrialisation de la production. Leïla Boudra commente :
« Les opératrices ont beaucoup moins de marge de manœuvre pour faire un travail de qualité et perdent en capacité d’action sur le système qui est de plus en plus déconnecté du travail. Le modèle industriel n’est ni transformé, ni questionné. On ne fait que déplacer la pénibilité ; on crée des formes de souffrance au travail et on ternit l’attractivité des métiers. On génère du turn over sur des bassins d’emplois qui ne sont pas extensibles à l’infini. »
Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.
Cette méconnaissance du contenu et de la réalité des métiers amène les entreprises à faire des investissements coûteux, et d’un certain point de vue contre-productif. Les achats de nouvelles technologies se font essentiellement sur des critères de performance qui ne prennent pas en compte l’introduction de la machine dans l’organisation du travail. Résultat : « Ça ne fonctionne pas parce qu’on a oublié plein de critères, et l’investissement financier est tel – de l’ordre de 100 000€ quand ce n’est pas plusieurs millions – que les entreprises ne peuvent plus revenir dessus » poursuit l’ergonome. Les transformations sont pensées en silos (l’introduction de nouvelles technologiques d’un côté, la limitation des emballages d’un autre) alors qu’elles arrivent en cascade et se cumulent dans l’activité professionnelle. Sous couvert d’être en changement et en adaptation perpétuelle, les entreprises se trouvent en réalité assez démunies face aux défis qui se présentent à elles.
[1] Entretien avec Nathalie Moncel, réalisé le 12 mai 2022.
[2] « Définition de la transition écologique – Ensemble des éléments » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), « La transition écologique vécue par les salariés et les dirigeants des entreprises », Occurrence x Fondation The Adecco Group, p. 49.
[3] Entretien avec Leïla Boudra, réalisé le 31 août 2022.
[4] Ibid.
[5] Leïla Boudra (2016), « Durabilité du travail et prévention en adhérence : le cas de la dimension territoriale des déchets dans l’activité de tri des emballages ménagers », thèse d’ergonomie sous la direction de Pascal Béguin, Université Lumière Lyon 2.
[6] David Gaborieau fait un constat similaire dans les plateformes logistiques. Voir : Mathieu Brier (2015), « La chimère de l’usine sans ouvriers occulte la réalité du travail : Entretien avec David Gaborieau, sociologue du travail », Z : Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n°9, pp. 68-73.
[7] Entretien avec Leïla Boudra, op. cit.