Les confinements ont aussi été l’occasion pour de nombreuses personnes de passer du temps en famille. Si la conciliation télétravail/enfants s’est révélée complexe à gérer pour un certain nombre de ménages, il n’en reste pas moins que le fait de passer du temps avec ses proches a fait office de déclic pour beaucoup. À l’issue de cette période, de nombreux salariés ont affirmé avoir « revu leurs priorités ». Les salariés sont de plus en plus critiques vis-à-vis du présentéisme : rester tard au bureau ou se montrer disponible tout le temps pour son travail apparaît aujourd'hui comme de plus en plus problématique. Cette sacralisation du travail au détriment d’autres liens sociaux – du temps passé avec sa famille ou pour d’autres activités (loisirs, bénévolat, mandats politiques…) – semble révolue.
En 2022, de nombreux éditorialistes ont tenté d’analyser les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises (dans les métiers des services, mais aussi du commerce, du médico-social, etc.) en regrettant la « perte du goût de l’effort ». Les Français « ne voudraient plus travailler », ils auraient perdu le sens de la « valeur-travail ». Cette analyse nous semble un peu rapide. Les crises successives ont modifié structurellement notre rapport au travail, et l’aspiration à un meilleur équilibre des temps de vie apparaît aujourd’hui comme prioritaire. Les Français remettent en cause la centralité du travail dans leurs vies, et cette tendance ne concerne pas seulement les classes sociales les plus aisées. Selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, en 1990, 60 % des sondés répondaient que le travail était « très important » dans leur vie Ils ne sont aujourd’hui plus que 24 % à faire cette réponse, soit un recul spectaculaire de 36 points en trente ans. « Dans le même temps, la centralité des loisirs dans la vie des Français s’est renforcée de 10 points, cette progression produisant une inversion des normes » précisent les auteurs Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet. En effet, si les « métiers en tension » (dans le BTP et médico-social notamment) ont du mal à recruter, ce n’est pas seulement pour une question de rémunération (même si cette dimension fait indéniablement partie de la grille de lecture), mais aussi parce que la disponibilité extensive qu’exigent ces métiers (travail le soir et/ou le week-end, temps partiels subis et emplois du temps « à trous »...) pose problème.
Des résultats qui recoupent le témoignage spontané que nous avons eu de la responsable d’une petite librairie de quartier. Elle nous partage son étonnement : « Depuis le covid, on ne recrute plus les mêmes profils. La “jeune génération” qui arrive nous interpelle sur le respect des 35h ; pour la première fois, je me retrouve à faire des planning RH » Néanmoins, elle note que ce n’est pas le signe d’un désengagement, au contraire : les deux personnes recrutées sont très investies dans leur travail… et s’engagent hors de la librairie en organisant des rencontres littéraires et en faisant des comptes-rendus de lecture pour des blogs, ce qui nourrit leur pratique professionnelle.
L’attention que les entreprises doivent apporter au « travail empêché » ne concerne pas uniquement l’activité rémunérée, mais toute forme de travail (sur la notion de travail empêché, voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). En d’autres termes, il serait attendu par les salariés que les entreprises leur assurent les conditions d’exercice de leur travail non-rémunéré (travail domestique, parental, bénévole, militant, artistique, sportif, etc.). Ce qui est un changement de paradigme important pour les RH.
[1] Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier (2022), « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des français a mis les pouces », Fondation Jean Jaurès.
[2] Ibid.
[3] Entretien informel, réalisé en septembre 2022.
La quête de la productivité a modelé notre conception du travail pendant des décennies. En entreprise, être un bon professionnel, un salarié engagé signifiait d’abord remplir ses objectifs (le plus souvent quantitatifs), s’acquitter des tableaux de reporting, optimiser les marges, bref, faire plus avec moins (voir « 1.2.1. La domination d’un mode de management gestionnaire »). De nombreux travailleurs remettent aujourd’hui en cause cette conception plus proche du « labeur » que de « l’ouvrage » pour reprendre les termes de Laetitia Vitaud Les salariés revendiquent aujourd’hui d’autres valeurs, plus proches de l’artisanat : l’autonomie, la créativité, la maîtrise de son temps et de ses tâches, l’attention portée à l’utilisateur final et le contact direct avec celui-ci. L’essayiste Jean-Laurent Cassely avait analysé l’attractivité des métiers de l’artisanat, notamment chez les jeunes urbains diplômés, dans son livre La Révolte des premiers de la classePour le journaliste, les anciens contrôleurs de gestion ou autres responsables marketing qui se reconvertissent en « néo-artisans » (brasseurs, fromagers ou encore boulangers) sont la pointe émergée – et privilégiée – de l’iceberg de toute une masse de travailleurs en quête de sens et de tangible. En effet, le rejet des métiers « à la con » et l’attrait des métiers manuels traduit non seulement un besoin de s’aligner avec ses valeurs personnelles, de retrouver la maîtrise de son temps, mais aussi un besoin de concret. Ce que nous a aussi exprimé Anna Zelcer-Lermine, jeune chargée de mission RSE, que nous avons rencontré alors qu’elle était en situation de burn-out (contexte présenté en « 1.2.3. La RSE : un objectif de plus ? ») :
« Le problème avec la RSE, c’est qu’on est décorrélé de ce qui compte vraiment. On a l’impression que tout est urgent, alors qu’en vrai, la plupart ne sont pas essentiels à la survie des espèces ou à la pérennité « réellement responsable » de l'entreprise. J’ai envie d’autre chose, de voir mon impact direct sur les gens. J’ai envie de m’investir à présent sur un projet qui a du sens. Là, le bilan à la fin de l’année n’est pas aussi riche que prévu : qu’est-ce que j’ai apporté ? J’ai surtout passé mes journées derrière un ordi. »
Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Nombreux sont les aspirants à la reconversion professionnelle qui partagent cette volonté de pouvoir voir et toucher le fruit de leur travail. À la fin de leur journée de travail, les salariés qui ont le sentiment d’avoir passé leur temps à remplir des tableurs excel ou envoyer des mails souffrent de cette sur-abstraction du travail. La sociologue Marie-Anne Dujarier explique d’ailleurs très bien qu’une des dimensions du sens du travail est la signification qu’on est capable – ou non – de lui donner Si, à la fin de sa journée, nous ne sommes pas capables de raconter ce que nous avons fait, d’en faire le récit, le risque de perte de sens est grand, et c’est ce qui se passe dans les métiers abstraits, souvent très éloignés de la production.
Les aspirants à la reconversion professionnelle dans les métiers manuels justifient souvent leur choix dans une visée écologique. Pour eux, fabriquer – ou réparer – des objets avec soin, prendre son temps pour délivrer un service de qualité rejoint une vision du monde plus écologique. Ils défendent les notions de « local » et de « proximité ». Rappelons le succès du livre de Matthew Crawford – philosophe et réparateur de motos – Éloge du Carburateur qui fait l’éloge du travail manuel et qui a inspiré le mouvement maker
Ne nous méprenons pas, si l’on parle tant des « néo-artisans », il ne reste pas moins que ce phénomène concerne une petite part de la population active : le plus souvent des BAC+5 issus de milieux sociaux privilégiés, majoritairement urbains et qui détiennent tout un ensemble de codes sociaux pour réussir leur transition (réseau, compétences commerciales et de communication, capacité à entretenir un « storytelling » vertueux, etc.). Pour autant, ce besoin de tangible et cette volonté de se confronter au réel a tout de même traversé l’ensemble des Français, notamment pendant le confinement. On l’a dit, la crise sanitaire a été un moment de profonde remise en question pour de nombreux travailleurs. Celles et ceux qui n’étaient pas en première ligne, et qui en avaient les moyens, ont eu du temps pour faire des choses de leurs mains : cuisiner, coudre, bricoler… et cette expérience a été l’occasion de mesurer l’écart entre leurs journées de travail habituelles et le plaisir procuré par des activités manuelles.
[1] Laetitia Vitaud (2019), Du Labeur à l’ouvrage, op. cit.
[2] Jean-Laurent Cassely (2017), La Révolte des Premiers de la classe : Changer sa vie, la dernière utopie, Arkhé.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
[4] David Tabourier et Laura Raim (2022), « Travailler a-t-il un sens ? », Les idées larges, Arte France x upian.
[5] Matthew Crawford (2010), Éloge du Carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte.
Nouvelles attentes vis-à-vis du travail et conséquences sur les normes professionnelles
Ces changements de représentations dans le monde du travail ont des effets sur la manière dont les individus perçoivent leurs activités rémunérées, comme non rémunérées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous mettons l’accent sur deux signaux faibles qui nous semblent importants : une volonté de renouer avec les valeurs de l’artisanat d’une part, et de l’autre, une tendance de plus en plus vive à ne plus considérer le travail productif comme la pierre angulaire qui conditionne l’organisation des différents temps de la vie.