Les leviers d’actions pour accélérer la transition écologique se situent donc à plusieurs niveaux : les normes réglementaires incitent les entreprises à repenser leur chaîne de valeur et à évaluer son impact ; les choix opérés en matière de structure juridique et de modèles de gouvernance conditionnent la façon dont seront prises les décisions. Aussi, un maillon nous semble essentiel pour agir pour le bien commun : la formation des dirigeants à la prise de décision collective.
Selon l’étude d'Occurrence, 98 % des dirigeants français considèrent que « la transition écologique est un enjeu majeur de société ». La prise de conscience semble donc bien amorcée. Mais est-ce suffisant ?
Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, les dirigeants français manquent de repères scientifiques structurants pour penser les enjeux de l’Anthropocène : « Les savoirs scientifiques sont trop absents des lieux où ils devraient être une boussole pour l’action collective : le débat public, les collectivités, les entreprises, les programmes scolaires ». Pour le chercheur, il serait utile de penser la littératie écologique, c'est-à-dire les savoirs minimaux dont devrait disposer toute personne en position de responsabilité, y compris les dirigeants d’entreprise Ces savoirs devraient se référer beaucoup plus à la notion de limites planétaires dont parle le GIEC ou encore au concept d’Anthropocène (interdépendance des trois sous-systèmes : le système climatique, la biosphère, les sociétés humaines – voir « 2.1.1. Se penser dans la nature, et non en dehors »).
Les chercheurs et les activistes pour le climat sont d’accord pour affirmer que le fait de disposer d’un état des lieux partagé des connaissances scientifiques est une condition de base pour avancer, mais sera-t-elle suffisante ? « On aura beau avoir abreuvé les dirigeants de données scientifiques sur l’ampleur du dérèglement climatique, si on ne les forme pas à prendre des décisions différemment, rien ne changera » nous soufflait la directrice RSE d’un grand groupe.
Plusieurs acteurs du monde de l’entreprise que nous avons interrogés nous confirment que des programmes de formation destinés aux dirigeants existent, mais certains pointent leur inadéquation avec les besoins réels des entreprises. Pour Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du groupe Fransbonhomme :
« L’offre de formation n’est pas vraiment adaptée aux dirigeants : pour l’instant, soit on fait intervenir des conférenciers de haut-niveau et on aborde le sujet de manière très théorique et on agit sur la prise de conscience ; soit on déploie la Fresque du Climat mais cela manque d’applications stratégiques et opérationnelles. On devrait surtout les former à prendre des décisions autrement, à penser de nouveaux indicateurs plus respectueux du bien commun et à les intégrer dans leurs comptes de résultat. »
Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
Pour les personnes interrogées, les formations destinées aux managers intermédiaires sont bien conçues et répondent aux besoins en matière de gestes métier. La directrice du développement durable d’un acteur du luxe nous partage sa satisfaction à propos d’un programme déployé avec l’aide d’un cabinet spécialisé :
« La formation à l’éco-conception – qui s’adresse à toutes les personnes impliquées, des acheteurs aux designers – invite les salariés à se poser des questions clés à chaque étape de la chaîne de valeur : quel choix opérer ? en fonction de quels indicateurs écologiques et sociaux ? comment évaluer l’impact ? »
Entretien avec Anne, op. cit.
Mais, elle reconnaît manquer de formations destinées au top management qui les inciteraient à repenser leurs processus de décision (voir « 2.3.1. La formation, principale porte d’entrée pour les employeurs »).
Les dirigeants semblent conscients de l’impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle des salariés ; 40 % d’entre eux déclarent que la transition écologique a un impact très important sur l’activité professionnelle et 60 % perçoivent ce changement comme positifMais cette prise de conscience se traduit-elle dans les arbitrages favorables à la préservation des écosystèmes et du vivant ? Pour cela, il faudrait en effet pouvoir revoir le cadre de référence (la rentabilité court-terme doit-elle toujours être privilégiée ?) et les processus de décision (qui décide ? et au regard de quels indicateurs ?). Pour Olivier Piazza, spécialiste des Communs et intervenant en entreprise, le constat est clair : « la formation des dirigeants sur les enjeux RSE n'inclut pas assez de repères sur la gouvernance participative, or c'est une condition clé pour voir advenir le changement ».
Dans nos échanges, trois acteurs nous ont été cités comme particulièrement en pointe sur ces sujets. Premièrement, l’organisme de formation EcoLearn qui développe une offre à destination des dirigeants et des cadres sur les enjeux de durabilité en adoptant une approche systémique (répartition du capital, place des collaborateurs dans l’entreprise, dialogue social, valeurs et sens, processus managériaux, etc.). Deuxièmement, le Master of Science (MSc.) Strategy & Design for the Anthropocene de la business school ESC Clermont qui forme des profils de « redirectionnistes », capables de porter des questions de stratégie et d’engager des transformations culturelles et écologiques au sein des entreprises. La formation est pensée pour des profils en reconversion mais aussi pour des personnes désireuses de changer leur entreprise de l’intérieur. Ainsi, nous avons rencontré Hacer Us, ancienne responsable de la logistique intercontinentale de Michelin, qui a suivi cette formation et travaille aujourd’hui, toujours chez Michelin, au sein du Customer Lab Europe pour mener des expérimentations pour « intégrer le “P” de Planète concrètement dans nos offres de service (autour et au-delà du pneu) ». Et enfin, le laboratoire ATEMIS (Analyse du Travail et des Mutations dans l’Industrie Et les Services) qui accompagne les entreprises dans la transformation de leur modèle à partir des principes de l’économie de la fonctionnalité et de la coopération (voir « 2.1.2. Changer d’indicateurs pour mesurer la valeur du travail »). Cet accompagnement repose sur des formations et le développement d’une communauté de directeurs et cadres d’entreprise engagés.
[1] « Importance de transition écologique dans la société » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 51.
[2] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
[3] L’idée de « littératie écologique » se rapproche de celle de « littératie numérique » développée dans les années 2010 pour définir l’ensemble des savoirs minimaux nécessaires pour appréhender les enjeux et les usages du web.
[4] Entretien informel, réalisé en octobre 2022.
[5] Entretien avec Nandini Colin, op. cit.
[6] Entretien avec Anne, op. cit.
[7] « Impact de la transition écologique sur l’activité professionnelle » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., pp. 60-63.
[8] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[9] Entretien avec Hacer Us, op. cit.
Les entreprises évoluent dans des réseaux de contraintes à trois niveaux, liés au contexte macro-économique, à leurs caractéristiques objectives (taille, CA, etc.), et à leur histoire propre. Les nouvelles représentations du travail qui émergent de la crise écologique sont puissantes dans la mesure où leurs effets sont déjà perceptibles : les salariés qui en ont les moyens, agissent. Pour que le mouvement passe de l’échelle individuelle à une échelle collective et structurelle, il faut agir sur les cadres d’action des entreprises.
Dans cette section, nous explorons trois pistes que nous ont partagées les personnes que nous avons rencontrées pour cette étude, et qui nous sont apparues comme nécessaires au regard des mutations que connaît le monde du travail : l’évolution réglementaire, l’inscription des communs dans les modèles de gouvernance et d’affaires, et la formation des dirigeants. Trois conditions sine qua non à une transformation de nos modes de travail.
Pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst, spécialiste de l’Anthropocène, la question écologique est une question politique au sens où elle implique toutes les parties prenantes : l’État, les acteurs du monde économique (entreprises, syndicats, organismes de formation professionnelle, etc.) et les citoyens. Par ailleurs, la crise écologique nous impose de faire des choix entre différents modèles de société et différents systèmes de valeurs. Selon lui, si l’on veut voir advenir une véritable transition écologique et freiner l’emballement du dérèglement climatique, le changement passera d’abord par la loi : « On a besoin que le législateur pense le monde en termes de limites planétaires. Le salut ne viendra pas seulement d’un sursaut moral des grandes entreprises » Il ne s’agit évidemment pas d’imposer des lois de façon autoritaire sans avoir concerté les différentes parties prenantes en amont, mais il s’agit bien de réguler, d’encadrer l’activité économique pour stopper l’altération des écosystèmes.
Si les normes réglementaires en matière d’écologie sont souvent perçues comme une contrainte, notamment chez les toutes petites entreprises et PME qui disposent de ressources matérielles et financières limitées, elles peuvent aussi être perçues comme une véritable opportunité de penser différemment l’organisation du travail. Ainsi, l’industrie de la mode et du textile – deuxième industrie la plus polluante après le pétrole (elle est responsable de 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que l’aviation et le transport maritime réunis ) – se voit imposer régulièrement de nouvelles normes pour réduire son impact environnemental.
De nombreuses entreprises avaient déjà revu leurs pratiques pour renforcer l’éco-conception, mais la publication de la loi AGEC (loi anti-gaspillage pour une économie circulaire) en 2022 a considérablement accéléré les choses. L’article 45 de la loi interdit aux entreprises de détruire leurs invendus. L’objectif est de mettre fin à une pratique courante : chaque année en France, c’est entre 10 000 et 20 000 tonnes de produits textiles neufs qui sont détruits. En cas de non respect de la loi, les marques s’exposent à des risques financiers (amende pouvant aller jusqu’à 15 000 €) mais surtout à des risques d’image. Or, on sait à quel point l’image et la réputation sont un actif précieux dans la mode, particulièrement dans l’univers du luxe.
Définition :
L'éco-conception consiste à penser l'impact environnemental d'un produit dès sa conception et tout au long de la chaîne de valeur : extraction des matières premières, production, distribution et fin de vie.
Pour la directrice du développement durable d’une maison de luxe que nous avons interviewée, l’impact de la loi AGEC est fondamentale : « La loi nous interdit de détruire les invendus et nous impose la traçabilité des matières. Evidemment que c’est contraignant, mais sans la contrainte on ne le fait pas ! Cela a littéralement boosté tout le monde dans le secteur et c’est tant mieux » Avant la publication de la loi AGEC, son entreprise était déjà engagée dans l’éco-conception et avait pensé des filières de réemploi – notamment par le don des invendus à des associations – mais les pratiques n’étaient pas formalisées, ni harmonisées, ce qui pouvait réduire leur impact :
« Certaines entités étaient en avance mais cela reposait surtout sur la bonne volonté de quelques dirigeants, à présent, l’obligation légale met tout le monde à niveau. Toute l’entreprise doit revoir sa façon de produire et de penser le cycle de vie du produit, il n’y a plus d’excuse. »
Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.
La directrice du développement durable souligne aussi que la norme est un levier puissant en matière d’engagement et de sens au travail : « Plusieurs de mes collègues de la supply chain n’étaient pas en accord avec la destruction des invendus. L’un d’entre eux m’avait soufflé que ça lui fendait le cœur d’envoyer des objets au pilori, que ça n’avait aucun sens». Depuis la publication de la loi AGEC, ce salarié se sent plus en accord avec ses valeurs et s’engage encore plus activement dans les démarches RSE. Ce qui pouvait être considéré comme un « nice to have » (ne pas détruire les invendus par exemple) devient prioritaire et pousse en effet les entreprises à repenser toute la chaîne de valeur.
On peut également souligner que de nombreuses maisons de luxe se sont engagées dans un mouvement d’intégration verticale de leur chaîne de valeur qui leur permet d’une part, de sécuriser l’approvisionnement des matières, et d’autre part, de mieux maîtriser leur impact social et environnementalHermès, Chanel ou encore LVMH par exemple, profitent de leur puissance financière pour racheter des fournisseurs – des fermes d’élevage aux tanneries, en passant par les maroquineries – afin d’assurer la traçabilité du cuir et le respect des plus hautes normes en matière de pratiques sociales et environnementales :
« C’est nécessaire d’embarquer toute la filière sur les enjeux RSE, il ne s’agit pas juste de décarboner ! On scrute les indicateurs environnementaux mais on cherche également à savoir si les salariés de nos sous-traitants bénéficient de bonnes conditions de travail (environnement de travail, formation, rémunérations). »
Entretien avec Anne, op. cit.
Concernant l’aspect décarbonation, il faut noter que la loi AGEC prévoit la mise en place d’un affichage environnemental sur les produits textile dès 2023. L’idée est d’apposer un score écologique aux produits (sous la forme d’une lettre : A, B, C, D ou E) en fonction de leur empreinte environnementale. Cette démarche exigeante prévoit notamment de communiquer sur la traçabilité des matières (d’où viennent-elles ? dans quelles conditions ont-elles été produites ? est-ce que le produit est recyclable ?). Pour notre interlocutrice – ingénieure et spécialiste de la supply chain – la loi va dans le bon sens mais elle contient des angles morts :
« Avec la méthodologie actuelle, un sac issu de la fast-fashion de type Zara obtiendra une meilleure note qu’un sac de luxe car, de fait, le sac Zara pèse moins lourd car il contient moins de matières. Or, le sac de luxe, confectionné de manière artisanale, a une durabilité de vie bien supérieure. »
Entretien avec Anne, op. cit.
Cependant, si la directrice pointe des incohérences, elle reconnaît que la loi pousse les entreprises à agir dans le bon sens : « ça nous oblige à faire des analyses de cycle de vie beaucoup plus fines, ça nous pousse à développer de nouvelles compétences et à repenser nos méthodes de travail, c’est globalement un vecteur d’opportunités. »
En effet, les nouvelles normes réglementaires nécessitent d’adapter les gestes métiers, notamment pour réaliser des économies des ressources utilisées (matières premières, eau, énergie, etc.), pour trier et valoriser les déchets, pour mener des politiques d’achats responsables. Selon une étude de Pôle Emploi, 4 employeurs sur 10 estiment que la transition écologique nécessite de mettre en place de nouvelles méthodes de travail Selon les employeurs, la transition implique donc davantage des ajustements de compétences et la façon de les mobiliser en situation de travail plutôt que la création de nouveaux métiers
Si la loi encadre et oblige les entreprises à revoir leurs méthodes de travail, d’autres acteurs décident de prendre le problème à la racine. Plusieurs acteurs du secteur de la mode décident d’aller plus loin que la loi et pointent le problème majeur de l’industrie : la surproduction. Selon Guillaume Declair, le co-fondateur de la marque éthique Loom, « l’essentiel reste à faire, il faut se concentrer sur les volumes vendus qui ne cessent d’augmenter » soulignait-il dans un article de Challenges en janvier 2022 consacré à la loi AGEC L’industrie de la mode a en effet mis en vente près de 2,4 milliards de pièces de vêtements, linge de maison et chaussure sur le marché français en 2020, selon Re-Fashion, l’éco-organisme de la filière. Produire mieux, certes, mais surtout produire moins. C’est le credo de nombreuses marques éthiques qui se sont lancées sur le marché en affichant un positionnement militant : Loom, par exemple, produit ses objets localement et ne pousse pas à la consommation (pas de publicité, pas de solde, pas de livraison en 24H), et la marque Asphalte applique le principe de la pré-commande pour ne pas empiler les invendus
La norme réglementaire peut donc avoir un effet d’entraînement positif sur tout un secteur en encourageant les entreprises à repenser leurs systèmes de production, voire à inventer de nouveaux modèles économiques. Mais certains acteurs vont encore plus loin. Conscients des limites du modèle capitaliste classique où la plus-value sert d’abord à rémunérer les actionnaires, ils décident d’agir au niveau des structures et de repenser les principes de gouvernance en s’inspirant du modèle des « communs ».
[1] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
[2] Voir Footbridge (2021), « Pourquoi l’industrie du textile est elle si polluante ? ».
[3] Entretien avec Anne (le prénom a été modifié pour préserver la confidentialité de l’échange), réalisé le 28 septembre 2022.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Pour en savoir plus sur le luxe face aux enjeux du développement durable, nous conseillons de visionner ce débat organisé par l’Université de la Terre à l’UNESCO « Luxe et développement durable : Les générations Y et Z plaident contre les idées reçues » (2022) où des salariés partagent les stratégies adoptées par leurs entreprises face à la responsabilité de leur industrie sur le vivant (bien-être animal, tannerie, extraction des matières et métaux précieux, fabrication et production, distribution et communication).
[7] Entretien avec Anne, op. cit.
[8] Ibid.
[9] Frédéric Lainé et Murielle Matus (2022), « Recrutement, compétences et transition écologique ; des enjeux qui se polarisent sur quelques secteurs », Éclairages et synthèses, Pôle emploi.
[10] Constat que confirment de nombreux travaux, notamment : Baghioni Liza et Moncel Nathalie (2022), « La transition écologique au travail : emploi et formation face au défi environnemental », Céreq Bref, n° 423. Ou encore : Laurence Parisot (2019), « Plan de programmation des emplois et des compétences », rapport remis au ministre de la Transition écologique et solidaire, à la ministre du Travail, au ministre de l’Education nationale et à la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Rechercher et de l’Innovation.
[11] Laure Croiset, « Loi Agec : comment la mode essaie de coller à la tendance anti-gaspillage », Challenges.
Celles et ceux qui se préoccupent de la question écologique s’inspirent des principes des communs, notamment pour définir des principes de gouvernance plus respectueux du vivant.
Définition :
Les biens communs, ou tout simplement communs, sont « des ressources gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver et pérenniser cette ressource [1] » nous indique le portail des Communs. Que l’on pense aux logiciels libres, aux AMAPs (association pour le maintien de l’agriculture paysanne), aux épiceries coopératives, ou encore à Wikipedia, les communs sont de plus en plus nombreux. Il s’agit de prendre soin d’une ressource matérielle (ressource naturelle, une semence, un outil de production, etc.) ou immatérielle (savoir-faire, connaissance), de manière collective.
[1] Le portail des Communs, « Qu’est-ce qu’un bien commun ? ».
D’ailleurs, il est intéressant de noter que le dernier rapport du GIEC consacre un chapitre entier aux questions de gouvernance. Pour la communauté d’experts scientifiques, il est extrêmement clair qu'il y a un lien entre la préservation des écosystèmes et la question de la gouvernance :
« La gouvernance, en particulier lorsqu’elle est inclusive et adaptée au contexte, est une condition importante pour la gestion des risques climatiques et l'adaptation. L’utilisation d’approches formelles et informelles de la gouvernance, souvent dans le cadre d’arrangements polycentriques entre acteurs publics, privés et communautaires, est de plus en plus reconnue comme importante dans de nombreux contextes décisionnels. »
« Chapiter 17: Decision-making options for managing risk » In IPCC [GIEC] (2022), « Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability », Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, pp. 2 539-2 655. Traduction d’Olivier Piazza.
Les scientifiques parlent de gouvernance polycentrique, terme que l’on retrouve dans les travaux de la politologue et économiste Elinor Ostrom, spécialiste des communs et prix Nobel d’économie en 2009 Il s’agit de promouvoir un modèle de gouvernance qui implique les différentes parties prenantes, permet de prendre des décisions de manière concertée et de penser l’impact de ces décisions sur les écosystèmes. Olivier Piazza, co-directeur du D.U. d’intelligence collective de l’Université de Cergy Pontoise, précise que cette idée va à l’encontre du modèle dominant, à savoir, l’ultra-centralisation des décisions. Que l’on pense au fonctionnement des États ou des entreprises, la centralisation et la verticalité sont en effet la norme. Pour ce spécialiste des communs, l’affaire des « méga-bassines agricoles » qui a secoué l’ouest de la France en octobre 2022 est un exemple criant de passage en force :
« On est face à un système de gouvernance qui privilégie l’intérêt des grands agriculteurs au détriment de tout un ensemble de parties prenantes : les petits agriculteurs, les habitants du territoire, etc. C’est le même mécanisme que lorsque Total décide d’installer des gisements pétroliers en Ouganda et force des populations entières à se déplacer : la voix des communautés locales ne compte pas. »
Entretien avec Olivier Piazza, réalisé le 10 novembre 2022.
Difficile donc de se prétendre concerné par la question écologiste et ne pas repenser la façon dont sont prises les décisions au sein de son organisation. À l’échelle de l’entreprise, deux questions sont fondamentales : comment sont prises les décisions ? Comment est organisé le partage de la valeur ?
Dans les entreprises, les systèmes hiérarchiques sont considérés comme étant la seule manière d’organiser le travail, or, le rapport hiérarchique crée des jeux de pouvoir et de domination. Dans les années 2010, on a vu émerger des mouvements comme les « entreprises libérées » ou encore les entreprises « opales » (pour reprendre les termes du consultant Frédéric Laloux dans son ouvrage Reinventing organizations ) qui vantaient les principes d’auto-gouvernance et d’horizontalité des liens sociaux. Mais, la recherche a rapidement pointé les limites de ces organisations en relevant un certain nombre d’écueils (reconstitution de hiérarchies informelles, pas de place pour le dialogue social et la controverse, sur-valorisation d’un leader charismatique…). Pour Olivia Piazza :
« Ces démarches partent d’une bonne intention mais elles s’effectuent dans le cadre d’une structure juridique capitaliste. On se retrouve donc à vouloir tordre le système en permanence. Le but d’une société classique reste d’enrichir les actionnaires, tant qu’on n’aborde pas la question du partage de la valeur, le reste n’est que cosmétique. »
Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
Un modèle alternatif permet d’expérimenter d’autres manières de produire et d’interagir au travail, c’est celui de la coopérative. Né au XIXe siècle, le mouvement coopératif cherche à impliquer les travailleurs dans les processus de décision. Dès lors, les sociétaires sont propriétaires des moyens de production et le pouvoir est exercé de manière démocratique selon le principe suivant : « une personne = une voix ». La gouvernance de la structure est multipartite, il y a souvent trois catégories de sociétaires : les producteurs, les bénéficiaires et les partenaires (des communautés locales, par exemple).
Le modèle coopératif vise donc l’enrichissement collectif et un autre rapport au temps. En effet, la rentabilité à court-terme ne prend pas le pas sur le long-terme. Pour Jacques Landriot, le président de la CG SCOP (confédération générale des SCOP), ce modèle répondrait aux aspirations des jeunes générations. Dans une tribune publiée dans le Huffington Post en novembre 2022, il déclarait :
« En quête de transparence, d’équilibre personnel et professionnel, percutée par les urgences climatiques, économiques, énergétiques, sociales… Cette jeunesse a soif de nouveaux modèles. Et celui d’une société coopérative qui laisse place au collectif, s’inscrit dans le long terme, fonctionne démocratiquement et pratique le partage des richesses, y répond. »
Jacques Landriot (2022), « L'entreprise de demain existe...c'est une SCOP ! », Huffington Post.
Charlotte Gros, salariée en bifurcation vers l’économie sociale et solidaire, fait également le lien entre la question écologique et la gouvernance :
« Le fait de s’interroger sur les modèles de gouvernance, sur son rapport au travail, à l’argent et au succès amènent forcément à repenser son rapport à la consommation. Si tu questionnes tout ça, cela va répondre aux enjeux de sobriété. Je ne sais pas si on devient écolo en s’interrogeant sur le travail ou l’inverse, mais en tout cas c’est un cercle vertueux. »
Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
Chez Telecoop, opérateur télécom engagé chez qui elle a effectué une mission de 6 mois, elle confirme que le co-fondateur perçoit la coopérative comme « un laboratoire pour expérimenter de nouvelles façons de travailler, de partager la valeur, tout en prouvant que le modèle peut être rentable ».
Cependant, il ne s’agit pas seulement d’avoir opté pour le statut juridique de la coopérative pour réellement pratiquer la gouvernance participative. En effet, si l’exercice de la démocratie se limite à l’assemblée générale annuelle, mais que tout le reste de l’année, l’organisation n’a pas prévu d’espaces ni d’instances pour faire vivre la gouvernance partagée – et inclure les salariés aux choix stratégiques – alors la coopérative ne change pas fondamentalement les choses. « Pour structurer de véritables pratiques coopératives, il faut de la cohérence à tous les étages » rappelle Olivier Piazza. Qui sont les instances qui décident ? Sur quels sujets statuent-elles ? Qui composent ces instances ? Comment sont élues ces personnes ? À quelle fréquence se réunissent-elles ? Ce sont ce type de questions très concrètes qu’il faut se poser afin d’établir une véritable architecture de gouvernance, condition sine qua non pour organiser autrement la prise de décisions.
Ainsi, les coopératives créent les conditions pour que des liens sociaux de qualité émergent au sein des collectifs. Le modèle économique et juridique d’une structure, les pratiques de management et de prises de décision conditionnent donc nos manières de produire mais aussi d’interagir socialement au travail Si l’on définit l’écologie comme la préservation de la planète et des liens sociaux, le modèle coopératif apparaît comme porteur d’espoir.
[1] Le portail des Communs, « Qu’est-ce qu’un bien commun ? ».
[2] « Chapiter 17: Decision-making options for managing risk » In IPCC [GIEC] (2022), « Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability », Working Group II Contribution to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, pp. 2 539-2 655. Traduction d’Olivier Piazza.
[3] Voir Alice Le Roy (2012), « Des communs sans tragédie : Elinor Oström vs. Garrett Hardin », EcoRev’, n°39, pp. 24-27.
[4] France Télévisions (2022), « Bassines agricoles : pourquoi ces projets sont ils critiqués par les écologistes et les agriculteurs », francetvinfo.fr.
[5] Entretien avec Olivier Piazza, réalisé le 10 novembre 2022.
[6] Frederic Laloux (2015), Reinventing Organizations, Diateino.
[7] Voir notamment Hélène Picard (2015), « Entreprises libérées », parole libérée ? Lectures critiques de la participation comme projet managérial émancipateur », thèse en sciences de gestion, sous la direction de Françoise Dany, Université Paris Dauphine – PSL.
[8] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[9] Jacques Landriot (2022), « L'entreprise de demain existe...c'est une SCOP ! », Huffington Post.
[10] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[11] Telecoop est une alternative aux opérateurs téléphoniques classiques. La coopérative propose notamment des forfaits « sobriété » à 10€ qui proposent SMS et appels illimités, le coopérateur paie en plus sa consommation de données mobiles en fonction de son usage d’internet. L’idée est d’inviter le coopérateur à réinterroger ses propres usages et besoins.
[12] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[13] Entretien avec Olivier Piazza, op. cit.
[14] Selon la théorie de l’autodétermination (Edward L. Deci et Michard M. Ryan, 2000), il y aurait trois besoins psychologiques universels : le besoin de compétences, le besoin d’autonomie et le besoin d’affiliation. Si ces trois besoins sont nourris, les acteurs développent des comportements dits pro-sociaux comme l’entraide ou la coopération, en revanche, si ces besoins sont contrecarrés, on peut observer des situations de mal-être au travail et le développement de comportements dits a-sociaux, comme le repli sur soi ou encore la rivalité.