La crise écologique vient bousculer les imaginaires technocratiques. De nombreux paradigmes auparavant indiscutables sont aujourd’hui fortement remis en cause : la nature comme simple ressource exploitable, l’impératif de productivité, la vision scientifique et mécaniste du travail…
Dans cette section, nous dressons une esquisse de ces critiques : quelles représentations du monde proposent-elles en contrepartie ? quelles conséquences sur la manière de percevoir et de comprendre le monde du travail ? quels effets sur l’appréhension que les travailleurs ont de leur activité ?
L’un des premiers bouleversements de la crise écologique est de mettre en lumière les effets de l’activité humaine et des systèmes productifs sur les écosystèmes. Cela amène à sortir d’une vision anthropocentrée, voire capitalo-centrée (centrée sur ceux qui possèdent le capital), pour repenser la place de l’être humain au sein de la nature, prise alors comme un milieu (nous sommes une partie d’un tout) et non un environnement (la nature est autour de nous, nous en sommes extérieurs).
De nombreux penseurs aussi divers que Isabelle Stengers, Bruno Latour, Jean Jouzel, Baptiste Morizot ou encore Cynthia Fleury alertent sur les conséquences délétères du naturalisme moderne. Ce courant de pensée, qui coïncide avec l’avènement du capitalisme industriel, considère la nature comme une simple ressource à exploiter, à mettre au service du progrès et du développement économique. Cette conception naturaliste du monde a été le terreau d’un développement inouï des sciences et des techniques, mais elle n’est pas étrangère à la crise écologique que nous traversons. À partir du moment où l’on considère la nature comme une simple ressource, on gomme les liens d’interdépendance entre les humains et ce qui les environne, on nie la relation entre les multiples écosystèmes et on fait fi de l’existence des boucles de rétroaction. En effet, les activités humaines ont un impact sur le milieu, qui lui-même se modifie en conséquence, ce qui vient impacter en retour la vie humaine. Pour mieux appréhender ce concept de boucle de rétroaction, on peut par exemple penser au mécanisme d’antibiorésistance : à force d’administrer des antibiotiques en grand nombre aux êtres humains et aux animaux (notamment dans l’élevage intensif), les bactéries ont développé une forme de résistance aux antibiotiques, ce qui les rend inefficaces.
À l’échelle de la planète, il en va de même, des boucles de rétroaction sont en cours : les activités humaines ont un impact sur l’environnement, qui lui-même se modifie intrinsèquement (dérèglement climatique). Ce phénomène met en péril les conditions mêmes d’existence sur la terre. C’est la thèse défendue par les penseurs que l’on appelle de l’Anthropocène Ces chercheurs – scientifiques, philosophes, sociologues – indiquent que l’on est entré dans une nouvelle ère géologique marquée par l’impact des activités humaines sur le « système Terre ». Le système Terre étant composé de trois sous-systèmes profondément interdépendants : le système climatique, la biosphère et les sociétés humaines. Les penseurs dits de l'Anthropocène estiment que c’est l'avènement du capitalisme industriel puis le développement d’une société de consommation de masse (Trente Glorieuses) qui est responsable de l'altération du système Terre Ils nous invitent à nous penser comme faisant partie de l’environnement, pour sortir d’une vision instrumentale de la nature afin d’inventer de nouveaux modèles fondés sur la préservation des écosystèmes et du vivant dans son ensemble.
L’année 2022 a été marquée par un cycle d’événements climatiques inédits : canicules, tempêtes violentes, inondations… et ce, y compris dans les zones tempérées qui jusqu’ici ont été relativement épargnées par le changement climatique. La prise de conscience est violente, et s’est encore accentuée avec la flambée des prix de l’énergie due à la guerre en Ukraine qui a mis en lumière nos vulnérabilités énergétiques.
« Vulnérabilité », le mot est clé. La crise sanitaire et l’épidémie de COVID 19, avait elle aussi révélé notre profonde vulnérabilité et les liens d’interdépendance entre les écosystèmes. Les scientifiques s’accordent pour dire que le COVID 19 est une zoonose (maladie infectieuse qui passe des animaux aux humains) et que la perte de la biodiversité est une des causes majeures de la propagation des épidémies. Ces événements difficilement prévisibles ont des conséquences sanitaires, économiques et sociales considérables. La pandémie a contribué à faire prendre conscience, brutalement, de nos interdépendances. Post-COVID, lors des débats sur le « monde d’après », l’idée de prendre soin est devenue centrale. Il est apparu comme nécessaire de prendre soin du vivant, c’est-à-dire de la planète mais aussi des liens sociaux. « Puisque les sociétés humaines sont un des trois sous-systèmes du système Terre, nous sommes la terre. Ceci n’est pas une affirmation ésotérique. Il faut penser les liens d’attention et de soin comme un enjeu écologique » défend le chercheur Nathanaël Wallenhorst. L’enjeu est d’autant plus fort que la crise climatique affecte inégalement les territoires et les populations. Les plus pauvres sont les plus touchés alors même que leur mode de vie influe peu sur le réchauffement climatique. Dans le document « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde commente : « Bien que responsables d’une part importante des dégradations écologiques actuelles, les plus riches ne subissent pas l’impact de ces dérèglements avec autant de vigueur que les plus pauvres, puisqu’elles et ils disposent de davantage de moyens pour y faire face et s’y adapter » La crise écologique est une question de justice sociale. C’est en ce sens que Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Céreq, dit que « la transition écologique est une question socialement vive » Un croisement des luttes sociales et environnementales qui est porté par les penseuses éco-féministes dès les années 1970
Pour Nathanaël Wallenhorst, cette prise de conscience précoce correspond à un moment spécifique de l’Anthropocène : « c’est bien l’intensification des politiques néo-libérales qui a scellé l’entrée dans l’Anthropocène». Les années 1980, marquées par l’accélération des phénomènes de consommation de masse, la financiarisation de l’économie et l’impératif de maximisation du profit au détriment des écosystèmes, ont eu un impact sur le travail. On peut d’ailleurs noter que c’est dans les années 1980 que la terminologie « ressources humaines » a fait son apparition. Les salariés sont alors perçus comme une ressource, à l’instar de tout autre élément du système, qu’il faut optimiser dans un environnement ultra-concurrentiel. Or, pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst : « l’impératif de productivité sans limite est incompatible avec l’écologie ». À l’instar des théoriciens qui « pansent » le vivant et les liens d’interdépendance, de nombreux penseurs du monde du travail transposent ces représentations du monde dans l’entreprise ; la quête effrénée de productivité fait partie des premières notions remises en question dans une perspective sociale et écologique.
[1] Voir les travaux de Will Steffen, Paul Josef Crutzen et John R. McNeill (par exemple « The Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature », 2006), de Nathanaël Wallenhorst (L’Anthropocène décodée pour les humains, 2019 ; La Vérité sur l’Anthropocène, 2020) ou encore de Catherine Larrère et Rémi Beau (qui ont notamment dirigé l’ouvrage Penser l’Anthropocène, 2018 – avec la participation de Dominique Bourg, Émilie Hache, Baptiste Morizot, Bernadette Bensaude-Vincent, etc.).
[2] Il faut rappeler qu’un débat subsiste sur la datation précise de l’entrée dans l’ère de l’anthropocène. Pour autant, Nathanaël Wallenhort précise dans son essai Qui sauvera la planète ? : « la date qui fait consensus pour l’Anthropocène est 1945, année où les Américains firent exploser la première bombe atomique dont les traces stratigraphiques (présence de radionucléides, qui n’existait pas auparavant, aux quatre coins du monde) perdurent » (Actes Sud, 2022).
[3] Voir François Gemenne et Marine Denis (2019), « Qu’est-ce que l'Anthropocène ? », viepublique.fr.
[4] Christophe Bonneuil (2017), « Capitalocène : Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, n°44, pp. 52-60.
[5] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, réalisé le 21 juin 2022.
[6] Guillaume Amorotti (2020), « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde, p. 10.
[7] Entretien avec Nathalie Moncel, op. cit.
[8] Voir Émilie Hache (2016), RECLAIM : Recueil de textes écoféministes, Cambourakis – avec des textes de Susan Grifin, Starhawk, Joanna Macy, ou encore Carolyn Merchant.
[9] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
Comme le note Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) : « Il y a un fossé entre les valeurs qu’on propose et le monde de l’entreprise aujourd’hui[1]. » Pourtant, les pensées écologistes interpellent directement le fonctionnement et l’organisation des entreprises. Tout d’abord, elles amènent à internaliser les externalités des entreprises, c’est-à-dire à intégrer une réflexion sur les conditions d’existence de leur activité. Basiquement : sur quoi repose l’activité ? Quelles conséquences pour l’environnement ? pour les populations locales ? Quelles conditions de travail en interne, et chez les sous-traitants ? etc. Mais elles interpellent aussi les entreprises sur leur manière de concevoir le travail, et de l’organiser.
[1] Entretien avec Mathilde Loisil, réalisé le 14 juin 2022.
La philosophe Fanny Lederlin s’inspire de la pensée de Hannah Arendt pour définir ce qu’est le travail Pour ces deux philosophes, qui étudient le travail à presque un siècle d’écart, le travail est ce qui fonde notre rapport au monde. Puisque nous sommes des êtres vivants, nous avons besoin d’avoir une action directe sur notre environnement pour développer nos propres conditions de subsistance (nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir…). En cela, le travail est un mode d’agir, un mode de relation au monde. Dans son dernier ouvrage, Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, Fanny Lederlin explique qu’il est difficile de penser la question écologique, et donc la finalité du travail, sans sortir du schéma capitalisteDans Le Capital, Marx reprend la théorie de la valeur-travail développée chez Smith : la valeur d’un bien dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa fabrication. Pour lui, le travail est à l'origine de toute valeur d’échange. En effet, le capitalisme repose sur ce mécanisme : le capital achète du travail qu’il rémunère en deçà de sa valeur. L’objectif est alors de dégager une « sur-valeur » (la plus-value qui servira à rémunérer les actionnaires) : « le modèle capitaliste est un modèle de sur-exploitation, des ressources naturelles mais aussi humaines». Selon la philosophe, si de nombreuses pensées radicales émergent aujourd’hui, c’est parce que « nous n’avons plus le choix ». « Radical » est à comprendre ici dans son sens étymologique, du latin radix, racine : prendre les problèmes à la racine. Il devient nécessaire de se poser la question de la finalité de son travail : à quoi je sers ? À quoi mon travail contribue ? Participe-t-il à la destruction de la planète ou, au contraire, contribue-t-il au maintien des conditions d’existence du vivant ? Ce sont ces questions que les étudiants d’AgroParisTech ont finalement posé lors de leur fameux discours de mai 2022 invitant à « déserter » des emplois destructeursPendant trois siècles (depuis l'avènement de la société industrielle), nous avons organisé le travail selon le modèle suivant « la fin justifie les moyens ». Ce modèle a produit des conséquences sociales et écologiques délétères. Il nous faut aujourd’hui inverser la logique : regardons d’abord les moyens dont on dispose pour, ensuite, fixer la finalité. Cette forme de bricolage – faire avec les moyens dont on dispose – irait à l’encontre de toute logique productiviste, au sens de quête effrénée de productivité. Il s’agirait de promouvoir l’idée d’un « agir limité par le réel ». Un principe que suivent les écoles de la Transition Écologique (ETRE) dans leurs formations. Mathilde Loisil en donne un exemple très concret avec la menuiserie : « on apprend aux jeunes à travailler à partir du bois de récup’, donc on part à l’envers ; la question devient : comment on fait pour répondre à la commande avec ce qu’on a ? »
On comprend aisément que ce renversement complet de valeurs pourrait être à la base d’une conception du travail beaucoup plus éthique et écologique. C’est cette conception que partagent de nombreuses coopératives. En définissant la finalité de leur action, en ayant recours à la voie démocratique, les coopératives offrent de véritables modèles d’expérimentation alternatifs au modèle productiviste (voir « 3.1.2. Promouvoir et s’inspirer du modèle des communs »).
[1] Entretien avec Fanny Lederlin, réalisé le 8 juin 2022.
[2] Fanny Lederlin (2020), Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, PUF.
[3] Entretien avec Fanny Lederlin, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Pour (re)voir la vidéo du discours : Des agros qui bifurquent (2022), « Appel à déserter – Remise des diplômes AgroParisTech 2022 », Youtube.
[6] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
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Laetitia Vitaud rappelle d’ailleurs que si les métiers essentiels sont si peu rémunérés c’est parce qu’ils sont perçus comme étant peu productifs au regard de critères de mesure qui datent de l’ère industrielle En s’appuyant sur les travaux de la chercheuse anglaise Hillary Cotham, elle rappelle que les critères auxquels on a recours pour évaluer l’efficacité des activités de services – notamment dans les métiers du soin ou de l’enseignement – ne sont tout bonnement pas les bons ! La mesure de la productivité est fondée sur des critères quantitatifs qui ne prennent absolument pas en compte la qualité du service rendu. Prenons l’exemple du soin, pour évaluer la productivité d’un médecin, on se focalise aujourd’hui sur le nombre d’actes prodigués (tarification à l’acte) plutôt que sur la qualité de la santé de ses patients. On nie la dimension humaine de la relation qui n’est pas comptabilisée comme un acte médical, or « l’écoute, l’empathie déployées par un médecin font non seulement partie intégrante de la relation de soin, mais elles en augmentent l’effet dans des proportions considérables ; elles soignent aussi. La relation de soin n’est pas qu’une affaire de savoirs techniques » C’est la même chose pour un vendeur, un enseignant ou une femme de ménage. L’attention accordée à la relation, le soin apporté au service, démultiplie la valeur perçue par l’usager, le client. Mais, tant qu’on ne reverra pas les critères de mesure de la productivité – fondés essentiellement sur des approches quantitatives – on ne pourra pas questionner la valeur du travail, et ainsi revaloriser un certain nombre de métiers essentiels à notre société, à notre vie en commun. Un constat partagé par Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du Groupe Fransbonhomme :
« Nous arrivons au bout de ce paradigme qui consiste à vouloir optimiser les marges à tout prix et à réduire les coûts. Tant qu’on ne repensera pas le modèle de développement des entreprises ni les indicateurs de mesure de la performance, il ne pourra y avoir de transition juste. Aujourd’hui, si l’on regarde les entreprises cotées en bourse, on se rend compte que tout le processus de cotation est basé sur un modèle qui vous empêche de prendre des décisions de long-terme. »
Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
Enfin, Laetitia Vitaud interroge la notion de productivité au regard de l’écologie. Elle rappelle que pour la plupart des économistes du XXe siècle (dont Smith, Marx, Schumpeter) est considéré productif celui qui crée :
« D’un côté, il y a ceux qui ont le courage de créer et de détruire, ce qui est au cœur de l’imaginaire qui valorise l’homme productif et guerrier. De l’autre côté, il y a ce qui est peut-être nécessaire, mais qui ne fait pas avancer l’histoire : l’entretien, la maintenance, la reproduction, que cela soit domestique et maternel (et gratuit) ou professionnel (les infirmières) [...]. Il est évident que la crise écologique que nous vivons est liée précisément au fait que cela ne compte pas. À force de valoriser l’innovation et la création, on a délaissé l’entretien de l’existant. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
Entretenir, réparer, assurer la maintenance des objets mis sur le marché, voici des objectifs poursuivis par les promoteurs de modèles alternatifs qui défendent une autre vision du travail et de la consommation. Prenons l’exemple de Commown, SCIC de l’électronique responsable et durable. La coopérative défend les principes de l’économie de la fonctionnalité : allonger la durée d’usage des téléphones (plutôt que de les renouveler systématiquement) en proposant un système de location et de réparation afin, in fine, de réduire le coût carbone et social de la production de smartphones.
Non seulement la productivité au sens classique du terme n’intègre pas la notion de maintenance, mais elle gomme également le poids des externalités négatives induites sur l’environnement et tout le travail nécessaire pour réparer l’impact de ces externalités. Pour Laetitia Vitaud :
« Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit., p. 74.
Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution [5].
La productivité n’est donc pas un indicateur neutre du point de vue de sa finalité et de ses conséquences sur l’environnement. Aussi, elle résume : « la non prise en compte des externalités négatives d’une activité économique gonfle donc artificiellement la productivité des organisations concernées : s’il fallait compter tout le travail nécessaire pour réparer les dégâts, leur productivité serait assurément moins élevée».
[1] « L'abandon de la qualité des services » In Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[2] Op. cit.
[3] Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
[4] Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[5] Op. cit., p. 74.
[6] Op. cit., p. 75.
Nouvelles attentes vis-à-vis du travail et conséquences sur les normes professionnelles
Ces changements de représentations dans le monde du travail ont des effets sur la manière dont les individus perçoivent leurs activités rémunérées, comme non rémunérées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous mettons l’accent sur deux signaux faibles qui nous semblent importants : une volonté de renouer avec les valeurs de l’artisanat d’une part, et de l’autre, une tendance de plus en plus vive à ne plus considérer le travail productif comme la pierre angulaire qui conditionne l’organisation des différents temps de la vie.
La quête de la productivité a modelé notre conception du travail pendant des décennies. En entreprise, être un bon professionnel, un salarié engagé signifiait d’abord remplir ses objectifs (le plus souvent quantitatifs), s’acquitter des tableaux de reporting, optimiser les marges, bref, faire plus avec moins (voir « 1.2.1. La domination d’un mode de management gestionnaire »). De nombreux travailleurs remettent aujourd’hui en cause cette conception plus proche du « labeur » que de « l’ouvrage » pour reprendre les termes de Laetitia Vitaud Les salariés revendiquent aujourd’hui d’autres valeurs, plus proches de l’artisanat : l’autonomie, la créativité, la maîtrise de son temps et de ses tâches, l’attention portée à l’utilisateur final et le contact direct avec celui-ci. L’essayiste Jean-Laurent Cassely avait analysé l’attractivité des métiers de l’artisanat, notamment chez les jeunes urbains diplômés, dans son livre La Révolte des premiers de la classePour le journaliste, les anciens contrôleurs de gestion ou autres responsables marketing qui se reconvertissent en « néo-artisans » (brasseurs, fromagers ou encore boulangers) sont la pointe émergée – et privilégiée – de l’iceberg de toute une masse de travailleurs en quête de sens et de tangible. En effet, le rejet des métiers « à la con » et l’attrait des métiers manuels traduit non seulement un besoin de s’aligner avec ses valeurs personnelles, de retrouver la maîtrise de son temps, mais aussi un besoin de concret. Ce que nous a aussi exprimé Anna Zelcer-Lermine, jeune chargée de mission RSE, que nous avons rencontré alors qu’elle était en situation de burn-out (contexte présenté en « 1.2.3. La RSE : un objectif de plus ? ») :
« Le problème avec la RSE, c’est qu’on est décorrélé de ce qui compte vraiment. On a l’impression que tout est urgent, alors qu’en vrai, la plupart ne sont pas essentiels à la survie des espèces ou à la pérennité « réellement responsable » de l'entreprise. J’ai envie d’autre chose, de voir mon impact direct sur les gens. J’ai envie de m’investir à présent sur un projet qui a du sens. Là, le bilan à la fin de l’année n’est pas aussi riche que prévu : qu’est-ce que j’ai apporté ? J’ai surtout passé mes journées derrière un ordi. »
Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Nombreux sont les aspirants à la reconversion professionnelle qui partagent cette volonté de pouvoir voir et toucher le fruit de leur travail. À la fin de leur journée de travail, les salariés qui ont le sentiment d’avoir passé leur temps à remplir des tableurs excel ou envoyer des mails souffrent de cette sur-abstraction du travail. La sociologue Marie-Anne Dujarier explique d’ailleurs très bien qu’une des dimensions du sens du travail est la signification qu’on est capable – ou non – de lui donner Si, à la fin de sa journée, nous ne sommes pas capables de raconter ce que nous avons fait, d’en faire le récit, le risque de perte de sens est grand, et c’est ce qui se passe dans les métiers abstraits, souvent très éloignés de la production.
Les aspirants à la reconversion professionnelle dans les métiers manuels justifient souvent leur choix dans une visée écologique. Pour eux, fabriquer – ou réparer – des objets avec soin, prendre son temps pour délivrer un service de qualité rejoint une vision du monde plus écologique. Ils défendent les notions de « local » et de « proximité ». Rappelons le succès du livre de Matthew Crawford – philosophe et réparateur de motos – Éloge du Carburateur qui fait l’éloge du travail manuel et qui a inspiré le mouvement maker
Ne nous méprenons pas, si l’on parle tant des « néo-artisans », il ne reste pas moins que ce phénomène concerne une petite part de la population active : le plus souvent des BAC+5 issus de milieux sociaux privilégiés, majoritairement urbains et qui détiennent tout un ensemble de codes sociaux pour réussir leur transition (réseau, compétences commerciales et de communication, capacité à entretenir un « storytelling » vertueux, etc.). Pour autant, ce besoin de tangible et cette volonté de se confronter au réel a tout de même traversé l’ensemble des Français, notamment pendant le confinement. On l’a dit, la crise sanitaire a été un moment de profonde remise en question pour de nombreux travailleurs. Celles et ceux qui n’étaient pas en première ligne, et qui en avaient les moyens, ont eu du temps pour faire des choses de leurs mains : cuisiner, coudre, bricoler… et cette expérience a été l’occasion de mesurer l’écart entre leurs journées de travail habituelles et le plaisir procuré par des activités manuelles.
[1] Laetitia Vitaud (2019), Du Labeur à l’ouvrage, op. cit.
[2] Jean-Laurent Cassely (2017), La Révolte des Premiers de la classe : Changer sa vie, la dernière utopie, Arkhé.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
[4] David Tabourier et Laura Raim (2022), « Travailler a-t-il un sens ? », Les idées larges, Arte France x upian.
[5] Matthew Crawford (2010), Éloge du Carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte.
Les confinements ont aussi été l’occasion pour de nombreuses personnes de passer du temps en famille. Si la conciliation télétravail/enfants s’est révélée complexe à gérer pour un certain nombre de ménages, il n’en reste pas moins que le fait de passer du temps avec ses proches a fait office de déclic pour beaucoup. À l’issue de cette période, de nombreux salariés ont affirmé avoir « revu leurs priorités ». Les salariés sont de plus en plus critiques vis-à-vis du présentéisme : rester tard au bureau ou se montrer disponible tout le temps pour son travail apparaît aujourd'hui comme de plus en plus problématique. Cette sacralisation du travail au détriment d’autres liens sociaux – du temps passé avec sa famille ou pour d’autres activités (loisirs, bénévolat, mandats politiques…) – semble révolue.
En 2022, de nombreux éditorialistes ont tenté d’analyser les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises (dans les métiers des services, mais aussi du commerce, du médico-social, etc.) en regrettant la « perte du goût de l’effort ». Les Français « ne voudraient plus travailler », ils auraient perdu le sens de la « valeur-travail ». Cette analyse nous semble un peu rapide. Les crises successives ont modifié structurellement notre rapport au travail, et l’aspiration à un meilleur équilibre des temps de vie apparaît aujourd’hui comme prioritaire. Les Français remettent en cause la centralité du travail dans leurs vies, et cette tendance ne concerne pas seulement les classes sociales les plus aisées. Selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, en 1990, 60 % des sondés répondaient que le travail était « très important » dans leur vie Ils ne sont aujourd’hui plus que 24 % à faire cette réponse, soit un recul spectaculaire de 36 points en trente ans. « Dans le même temps, la centralité des loisirs dans la vie des Français s’est renforcée de 10 points, cette progression produisant une inversion des normes » précisent les auteurs Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet. En effet, si les « métiers en tension » (dans le BTP et médico-social notamment) ont du mal à recruter, ce n’est pas seulement pour une question de rémunération (même si cette dimension fait indéniablement partie de la grille de lecture), mais aussi parce que la disponibilité extensive qu’exigent ces métiers (travail le soir et/ou le week-end, temps partiels subis et emplois du temps « à trous »...) pose problème.
Des résultats qui recoupent le témoignage spontané que nous avons eu de la responsable d’une petite librairie de quartier. Elle nous partage son étonnement : « Depuis le covid, on ne recrute plus les mêmes profils. La “jeune génération” qui arrive nous interpelle sur le respect des 35h ; pour la première fois, je me retrouve à faire des planning RH » Néanmoins, elle note que ce n’est pas le signe d’un désengagement, au contraire : les deux personnes recrutées sont très investies dans leur travail… et s’engagent hors de la librairie en organisant des rencontres littéraires et en faisant des comptes-rendus de lecture pour des blogs, ce qui nourrit leur pratique professionnelle.
L’attention que les entreprises doivent apporter au « travail empêché » ne concerne pas uniquement l’activité rémunérée, mais toute forme de travail (sur la notion de travail empêché, voir « 1.2.2. Le “travail empêché”, facteur de mal-être organisationnel et de dissonances cognitives »). En d’autres termes, il serait attendu par les salariés que les entreprises leur assurent les conditions d’exercice de leur travail non-rémunéré (travail domestique, parental, bénévole, militant, artistique, sportif, etc.). Ce qui est un changement de paradigme important pour les RH.
[1] Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier (2022), « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des français a mis les pouces », Fondation Jean Jaurès.
[2] Ibid.
[3] Entretien informel, réalisé en septembre 2022.