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Dans l’introduction de son dernier ouvrage En finir avec la productivité, Laetitia Vitaud, spécialiste du futur du travail, s’interroge quant à elle sur la notion de productivité :
« La productivité est le concept phare d’un système qui soutient une manière de voir le monde et ensuite de distribuer les richesses. Le XXe siècle a donné naissance à notre économie moderne. C’est l’ère industrielle qui a fait de la productivité un pilier de notre système global de pensée. Elle nous a donné la productivité et le PIB, ces concepts qui permettent aujourd'hui de mesurer, taxer et distribuer la valeur économique. »
Laetitia Vitaud (2022), En finir avec la productivité : Critique féministe d’une notion phare du monde du travail, Payot.
Dans cet essai stimulant, Laetitia Vitaud souligne également que le concept de productivité entretient une division sexuée du travail au sens où il invisibilise le travail gratuit et domestique – assuré majoritairement par les femmes – alors qu’il est un rouage essentiel du système : « le travail reproductif (faire à manger, s’occuper des enfants) soutient le travail productif » . Mais pour les économistes classiques, ce qui est gratuit n’a pas de valeur… et ce, quelle que soit l’activité considérée. Prenons une activité simple : tondre la pelouse. Si l’activité est réalisée sur son temps libre, elle sera considérée comme improductive. Si la même activité est réalisée pour le compte d’une collectivité, ce sera de la dépense d’argent public ; elle ne valorise aucun capital. En revanche, si elle est prise en charge par une entreprise à but lucratif, alors, tondre la pelouse sera considérée comme une activité créatrice de valeur et de richesse et sera comptabilisée dans le PIB. Dans les trois cas, c’est pourtant la même activité, le même travail qui est effectué
Pour éclairer ces écarts de représentation, nous pouvons mobiliser les travaux de la sociologue Marie-Anne Dujarier. Dans Troubles dans le travail, elle explore la définition évolutive du travail. Pendant des années, une définition du travail a prévalu : « il y avait un consensus social pour considérer comme travail toute activité qui demande de la peine, qui produit quelque chose d’utile pour la subsistance et qui s'effectue dans le cadre d’un emploi rémunéré ». Ce qui sort de ce cadre n’est alors pas considéré comme du travail par nos institutions. Ainsi, le travail gratuit, domestique et parental, assuré essentiellement par les femmes n’est pas considéré comme du travail ; le travail bénévole et associatif, massivement opéré par des retraités, non plus. Pour un certain nombre des personnes que nous avons rencontrées, l’élargissement de notre compréhension de ce qui recouvre le travail est essentiel. C’est sans doute Hacer Us, chargée d’étude sur la soutenabilité de l’innovation chez Michelin, qui l’exprime le mieux : « Si un dirigeant ne fait pas le ménage chez lui, il se déconnecte d’une partie du monde et il se positionne en “je donne du travail à ma femme de ménage” alors qu’il est la condition d’existence de cette femme de ménage » Cet exemple qui nous a été cité par trois personnes différentes, est significatif d’une volonté de penser le travail de manière systémique : il ne s’agit pas seulement de regarder les conditions d’exercice de son travail rémunéré, mais de regarder ce que ces conditions impliquent pour l’environnement, la société et les autres, en l’occurrence : déséquilibre dans la répartition des tâches domestiques ou maintien dans une situation de précarité de travailleuses pauvres Une vision qui appelle à d’autres manières de penser ce qui fait la valeur d’une activité.
Aujourd’hui, de nombreuses activités utiles ne sont pas considérées comme du travail (le bénévolat, le travail domestique, etc.) et à l’inverse, de nombreux emplois sont perçus comme inutiles, voire délétères pour la société et l’environnement. Rappelons-nous de l’énorme succès de l’expression « bullshit jobs » popularisée par l’anthropologue David Graeber en 2019. De nombreux professionnels se sont retrouvés dans cette appellation des « jobs à la con » : « si vous ne faisiez pas ce que vous faîtes, personne ne s’en rendrait compte, voire le monde s’en porterait mieux ». Les « planeurs » dont le travail consiste à planifier, calculer et optimiser et qui peuplent les grandes entreprises, comme les collectivités et les institutions publiques, se posent de plus en plus de questions sur le sens de leur travail. En 2019, David Graeber a jeté une lumière crue sur le paradoxe suivant : de nombreux jobs inutiles à la société sont extrêmement bien payés quand de nombreux emplois utiles sont très faiblement rémunérés (enseignants, infirmières, éboueurs…). La crise du COVID a continué d’alimenter ces débats sur l’utilité sociale des métiers et notamment sur les métiers dits essentiels.
[1] Laetitia Vitaud (2022), En finir avec la productivité : Critique féministe d’une notion phare du monde du travail, Payot.
[2] Op. cit.
[3] Exemple tiré de Usul2000 (2015), « Le Salaire à Vie (Bernard Friot) », YouTube, à partir de la 14e minute.
[4] Marie-Anne Dujarier (2021), Troubles dans le travail : Sociologie d’une catégorie de pensée, PUF.
[5] Entretien avec Hacer Us, réalisé le 22 septembre 2022.
[6] Voir par exemple Caroline Ibos (2012), Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères, Flammarion. Ou Lucie Tourette (2022), « Féministes, qui fait le ménage chez vous ? », La Déferlante, n°5.
Comme le note Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) : « Il y a un fossé entre les valeurs qu’on propose et le monde de l’entreprise aujourd’hui[1]. » Pourtant, les pensées écologistes interpellent directement le fonctionnement et l’organisation des entreprises. Tout d’abord, elles amènent à internaliser les externalités des entreprises, c’est-à-dire à intégrer une réflexion sur les conditions d’existence de leur activité. Basiquement : sur quoi repose l’activité ? Quelles conséquences pour l’environnement ? pour les populations locales ? Quelles conditions de travail en interne, et chez les sous-traitants ? etc. Mais elles interpellent aussi les entreprises sur leur manière de concevoir le travail, et de l’organiser.
[1] Entretien avec Mathilde Loisil, réalisé le 14 juin 2022.
Laetitia Vitaud rappelle d’ailleurs que si les métiers essentiels sont si peu rémunérés c’est parce qu’ils sont perçus comme étant peu productifs au regard de critères de mesure qui datent de l’ère industrielle En s’appuyant sur les travaux de la chercheuse anglaise Hillary Cotham, elle rappelle que les critères auxquels on a recours pour évaluer l’efficacité des activités de services – notamment dans les métiers du soin ou de l’enseignement – ne sont tout bonnement pas les bons ! La mesure de la productivité est fondée sur des critères quantitatifs qui ne prennent absolument pas en compte la qualité du service rendu. Prenons l’exemple du soin, pour évaluer la productivité d’un médecin, on se focalise aujourd’hui sur le nombre d’actes prodigués (tarification à l’acte) plutôt que sur la qualité de la santé de ses patients. On nie la dimension humaine de la relation qui n’est pas comptabilisée comme un acte médical, or « l’écoute, l’empathie déployées par un médecin font non seulement partie intégrante de la relation de soin, mais elles en augmentent l’effet dans des proportions considérables ; elles soignent aussi. La relation de soin n’est pas qu’une affaire de savoirs techniques » C’est la même chose pour un vendeur, un enseignant ou une femme de ménage. L’attention accordée à la relation, le soin apporté au service, démultiplie la valeur perçue par l’usager, le client. Mais, tant qu’on ne reverra pas les critères de mesure de la productivité – fondés essentiellement sur des approches quantitatives – on ne pourra pas questionner la valeur du travail, et ainsi revaloriser un certain nombre de métiers essentiels à notre société, à notre vie en commun. Un constat partagé par Nandini Colin, DRH et directrice exécutive RSE du Groupe Fransbonhomme :
« Nous arrivons au bout de ce paradigme qui consiste à vouloir optimiser les marges à tout prix et à réduire les coûts. Tant qu’on ne repensera pas le modèle de développement des entreprises ni les indicateurs de mesure de la performance, il ne pourra y avoir de transition juste. Aujourd’hui, si l’on regarde les entreprises cotées en bourse, on se rend compte que tout le processus de cotation est basé sur un modèle qui vous empêche de prendre des décisions de long-terme. »
Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
Enfin, Laetitia Vitaud interroge la notion de productivité au regard de l’écologie. Elle rappelle que pour la plupart des économistes du XXe siècle (dont Smith, Marx, Schumpeter) est considéré productif celui qui crée :
« D’un côté, il y a ceux qui ont le courage de créer et de détruire, ce qui est au cœur de l’imaginaire qui valorise l’homme productif et guerrier. De l’autre côté, il y a ce qui est peut-être nécessaire, mais qui ne fait pas avancer l’histoire : l’entretien, la maintenance, la reproduction, que cela soit domestique et maternel (et gratuit) ou professionnel (les infirmières) [...]. Il est évident que la crise écologique que nous vivons est liée précisément au fait que cela ne compte pas. À force de valoriser l’innovation et la création, on a délaissé l’entretien de l’existant. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
Entretenir, réparer, assurer la maintenance des objets mis sur le marché, voici des objectifs poursuivis par les promoteurs de modèles alternatifs qui défendent une autre vision du travail et de la consommation. Prenons l’exemple de Commown, SCIC de l’électronique responsable et durable. La coopérative défend les principes de l’économie de la fonctionnalité : allonger la durée d’usage des téléphones (plutôt que de les renouveler systématiquement) en proposant un système de location et de réparation afin, in fine, de réduire le coût carbone et social de la production de smartphones.
Définition :
L’économie de la fonctionnalité est un système privilégiant l’usage plutôt que la vente d’un produit. Elle s’inscrit dans une démarche d’économie circulaire. L’économie de la fonctionnalité est parfois rattachée au concept d’économie de la coopération. Les acteurs économiques (entreprises, collectivités) d’un même territoire coopèrent en mettant en commun des usages afin de satisfaire un besoin tout en limitant les externalités négatives (consommation d’énergies, pollution, etc).
Non seulement la productivité au sens classique du terme n’intègre pas la notion de maintenance, mais elle gomme également le poids des externalités négatives induites sur l’environnement et tout le travail nécessaire pour réparer l’impact de ces externalités. Pour Laetitia Vitaud :
« Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution. »
Laetitia Vitaud (2022), op. cit., p. 74.
Quand par exemple, des barils de pétrole se déversent dans l’océan, ce sont des bénévoles qui consacrent des milliers d’heures de travail à nettoyer les plages et sauver les animaux qui peuvent l’être. Quand la pollution de l’air provoque des problèmes respiratoires, ce sont des heures de « travail » de soin qui sont exigées des personnes qui n’ont rien à voir avec les activités de production qui ont provoqué la pollution [5].
La productivité n’est donc pas un indicateur neutre du point de vue de sa finalité et de ses conséquences sur l’environnement. Aussi, elle résume : « la non prise en compte des externalités négatives d’une activité économique gonfle donc artificiellement la productivité des organisations concernées : s’il fallait compter tout le travail nécessaire pour réparer les dégâts, leur productivité serait assurément moins élevée».
[1] « L'abandon de la qualité des services » In Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[2] Op. cit.
[3] Entretien avec Nandini Colin, réalisé le 19 septembre 2022.
[4] Laetitia Vitaud (2022), op. cit.
[5] Op. cit., p. 74.
[6] Op. cit., p. 75.
Nouvelles attentes vis-à-vis du travail et conséquences sur les normes professionnelles
Ces changements de représentations dans le monde du travail ont des effets sur la manière dont les individus perçoivent leurs activités rémunérées, comme non rémunérées. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous mettons l’accent sur deux signaux faibles qui nous semblent importants : une volonté de renouer avec les valeurs de l’artisanat d’une part, et de l’autre, une tendance de plus en plus vive à ne plus considérer le travail productif comme la pierre angulaire qui conditionne l’organisation des différents temps de la vie.
La quête de la productivité a modelé notre conception du travail pendant des décennies. En entreprise, être un bon professionnel, un salarié engagé signifiait d’abord remplir ses objectifs (le plus souvent quantitatifs), s’acquitter des tableaux de reporting, optimiser les marges, bref, faire plus avec moins (voir ). De nombreux travailleurs remettent aujourd’hui en cause cette conception plus proche du « labeur » que de « l’ouvrage » pour reprendre les termes de Laetitia Vitaud Les salariés revendiquent aujourd’hui d’autres valeurs, plus proches de l’artisanat : l’autonomie, la créativité, la maîtrise de son temps et de ses tâches, l’attention portée à l’utilisateur final et le contact direct avec celui-ci. L’essayiste Jean-Laurent Cassely avait analysé l’attractivité des métiers de l’artisanat, notamment chez les jeunes urbains diplômés, dans son livre La Révolte des premiers de la classePour le journaliste, les anciens contrôleurs de gestion ou autres responsables marketing qui se reconvertissent en « néo-artisans » (brasseurs, fromagers ou encore boulangers) sont la pointe émergée – et privilégiée – de l’iceberg de toute une masse de travailleurs en quête de sens et de tangible. En effet, le rejet des métiers « à la con » et l’attrait des métiers manuels traduit non seulement un besoin de s’aligner avec ses valeurs personnelles, de retrouver la maîtrise de son temps, mais aussi un besoin de concret. Ce que nous a aussi exprimé Anna Zelcer-Lermine, jeune chargée de mission RSE, que nous avons rencontré alors qu’elle était en situation de burn-out (contexte présenté en ) :
« Le problème avec la RSE, c’est qu’on est décorrélé de ce qui compte vraiment. On a l’impression que tout est urgent, alors qu’en vrai, la plupart ne sont pas essentiels à la survie des espèces ou à la pérennité « réellement responsable » de l'entreprise. J’ai envie d’autre chose, de voir mon impact direct sur les gens. J’ai envie de m’investir à présent sur un projet qui a du sens. Là, le bilan à la fin de l’année n’est pas aussi riche que prévu : qu’est-ce que j’ai apporté ? J’ai surtout passé mes journées derrière un ordi. »
Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Nombreux sont les aspirants à la reconversion professionnelle qui partagent cette volonté de pouvoir voir et toucher le fruit de leur travail. À la fin de leur journée de travail, les salariés qui ont le sentiment d’avoir passé leur temps à remplir des tableurs excel ou envoyer des mails souffrent de cette sur-abstraction du travail. La sociologue Marie-Anne Dujarier explique d’ailleurs très bien qu’une des dimensions du sens du travail est la signification qu’on est capable – ou non – de lui donner Si, à la fin de sa journée, nous ne sommes pas capables de raconter ce que nous avons fait, d’en faire le récit, le risque de perte de sens est grand, et c’est ce qui se passe dans les métiers abstraits, souvent très éloignés de la production.
Les aspirants à la reconversion professionnelle dans les métiers manuels justifient souvent leur choix dans une visée écologique. Pour eux, fabriquer – ou réparer – des objets avec soin, prendre son temps pour délivrer un service de qualité rejoint une vision du monde plus écologique. Ils défendent les notions de « local » et de « proximité ». Rappelons le succès du livre de Matthew Crawford – philosophe et réparateur de motos – Éloge du Carburateur qui fait l’éloge du travail manuel et qui a inspiré le mouvement maker
Ne nous méprenons pas, si l’on parle tant des « néo-artisans », il ne reste pas moins que ce phénomène concerne une petite part de la population active : le plus souvent des BAC+5 issus de milieux sociaux privilégiés, majoritairement urbains et qui détiennent tout un ensemble de codes sociaux pour réussir leur transition (réseau, compétences commerciales et de communication, capacité à entretenir un « storytelling » vertueux, etc.). Pour autant, ce besoin de tangible et cette volonté de se confronter au réel a tout de même traversé l’ensemble des Français, notamment pendant le confinement. On l’a dit, la crise sanitaire a été un moment de profonde remise en question pour de nombreux travailleurs. Celles et ceux qui n’étaient pas en première ligne, et qui en avaient les moyens, ont eu du temps pour faire des choses de leurs mains : cuisiner, coudre, bricoler… et cette expérience a été l’occasion de mesurer l’écart entre leurs journées de travail habituelles et le plaisir procuré par des activités manuelles.
[1] Laetitia Vitaud (2019), , op. cit.
[2] Jean-Laurent Cassely (2017), , Arkhé.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
[4] David Tabourier et Laura Raim (2022), « », Les idées larges, Arte France x upian.
[5] Matthew Crawford (2010), , La Découverte.
Les confinements ont aussi été l’occasion pour de nombreuses personnes de passer du temps en famille. Si la conciliation télétravail/enfants s’est révélée complexe à gérer pour un certain nombre de ménages, il n’en reste pas moins que le fait de passer du temps avec ses proches a fait office de déclic pour beaucoup. À l’issue de cette période, de nombreux salariés ont affirmé avoir « revu leurs priorités ». Les salariés sont de plus en plus critiques vis-à-vis du présentéisme : rester tard au bureau ou se montrer disponible tout le temps pour son travail apparaît aujourd'hui comme de plus en plus problématique. Cette sacralisation du travail au détriment d’autres liens sociaux – du temps passé avec sa famille ou pour d’autres activités (loisirs, bénévolat, mandats politiques…) – semble révolue.
En 2022, de nombreux éditorialistes ont tenté d’analyser les difficultés de recrutement que connaissent les entreprises (dans les métiers des services, mais aussi du commerce, du médico-social, etc.) en regrettant la « perte du goût de l’effort ». Les Français « ne voudraient plus travailler », ils auraient perdu le sens de la « valeur-travail ». Cette analyse nous semble un peu rapide. Les crises successives ont modifié structurellement notre rapport au travail, et l’aspiration à un meilleur équilibre des temps de vie apparaît aujourd’hui comme prioritaire. Les Français remettent en cause la centralité du travail dans leurs vies, et cette tendance ne concerne pas seulement les classes sociales les plus aisées. Selon une étude de la Fondation Jean Jaurès, en 1990, 60 % des sondés répondaient que le travail était « très important » dans leur vie Ils ne sont aujourd’hui plus que 24 % à faire cette réponse, soit un recul spectaculaire de 36 points en trente ans. « Dans le même temps, la centralité des loisirs dans la vie des Français s’est renforcée de 10 points, cette progression produisant une inversion des normes » précisent les auteurs Jérémie Peltier et Jérôme Fourquet. En effet, si les « métiers en tension » (dans le BTP et médico-social notamment) ont du mal à recruter, ce n’est pas seulement pour une question de rémunération (même si cette dimension fait indéniablement partie de la grille de lecture), mais aussi parce que la disponibilité extensive qu’exigent ces métiers (travail le soir et/ou le week-end, temps partiels subis et emplois du temps « à trous »...) pose problème.
Des résultats qui recoupent le témoignage spontané que nous avons eu de la responsable d’une petite librairie de quartier. Elle nous partage son étonnement : « Depuis le covid, on ne recrute plus les mêmes profils. La “jeune génération” qui arrive nous interpelle sur le respect des 35h ; pour la première fois, je me retrouve à faire des planning RH » Néanmoins, elle note que ce n’est pas le signe d’un désengagement, au contraire : les deux personnes recrutées sont très investies dans leur travail… et s’engagent hors de la librairie en organisant des rencontres littéraires et en faisant des comptes-rendus de lecture pour des blogs, ce qui nourrit leur pratique professionnelle.
L’attention que les entreprises doivent apporter au « travail empêché » ne concerne pas uniquement l’activité rémunérée, mais toute forme de travail (sur la notion de travail empêché, voir ). En d’autres termes, il serait attendu par les salariés que les entreprises leur assurent les conditions d’exercice de leur travail non-rémunéré (travail domestique, parental, bénévole, militant, artistique, sportif, etc.). Ce qui est un changement de paradigme important pour les RH.
[1] Jérôme Fourquet et Jérémie Peltier (2022), « », Fondation Jean Jaurès.
[2] Ibid.
[3] Entretien informel, réalisé en septembre 2022.
La crise écologique amène de nouvelles attentes chez les salariés : aspiration à plus de temps libre pour soi et pour les autres, quête de sens dans son travail, besoin de se sentir utile, besoin de tangible… Comment cela se traduit-il en pratique ?
Si dans les faits, le nombre de salariés qui revendiquent ces nouvelles aspirations n’est pas majoritaire, nous observons des tendances qui doivent interpeller les organisations. Dans cette section, nous nous concentrons sur trois phénomènes : les salariés qui décident de quitter leur entreprise, ceux qui essaient de trouver des espaces de militance en dehors de l’entreprise, et ceux qui décident de rester pour changer l’entreprise de l’intérieur.
La crise écologique vient bousculer les imaginaires technocratiques. De nombreux paradigmes auparavant indiscutables sont aujourd’hui fortement remis en cause : la nature comme simple ressource exploitable, l’impératif de productivité, la vision scientifique et mécaniste du travail…
Dans cette section, nous dressons une esquisse de ces critiques : quelles représentations du monde proposent-elles en contrepartie ? quelles conséquences sur la manière de percevoir et de comprendre le monde du travail ? quels effets sur l’appréhension que les travailleurs ont de leur activité ?
Les entreprises sont directement interpellées par les changements de représentation liés à la crise écologique, et l’évolution des attentes chez les salariés et les candidats qui en découle. Bien que les actifs qui prennent la parole sur le sujet soient encore minoritaires, les difficultés de recrutement que l’on retrouve dans l’ensemble des secteurs ne laissent pas les employeurs indifférents. En effet, malgré un taux de chômage élevé (+8 % en 2021), c’est près d’un recrutement sur deux qui est perçu comme difficile par les entreprises, et le nombre d’offres abandonnées faute de candidats augmente chaque année Pour 71 % des employeurs, la mise en place d’actions en faveur de la transition écologique représente un atout essentiel pour attirer et capter de « nouveaux talents » Pour les entreprises, l’enjeu RH est de taille. Il s’agit de faciliter les recrutements, mais également de fidéliser les ressources internes. D’après l’étude d’Occurence, les principales actions mises en œuvre autour de la transition écologique dans les organisations concernent la communication interne et des actions RH Majoritairement, de la sensibilisation et de la formation. Cela répond à une forte demande des salariés ; ils sont en moyenne 67 % à se déclarer intéressés par le suivi d’une formation en lien avec l’écologie, et ce quelle que soit la thématique Un chiffre corrélé à la catégorie professionnelle, les cadres paraissant bien plus demandeurs de ce type de formation (près de 80 %) que les employés ayant un faible niveau de qualification (un peu plus de 55 %)
Cet écart ne doit pas être compris comme un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. En effet, en regardant plus finement, l’écart apparaît moins grand. Parmi les salariés qui n’ont pas encore suivi de formation en lien avec la transition écologique, 55 % des cadres se déclarent intéressés pour en suivre une, contre 43 % des employés ; soit un écart d’à peine 12 points – on est loin des 25 points initialement annoncés. La réelle différence se situe parmi ceux qui ont déjà suivi une formation sur le sujet : un cadre sur quatre pour seulement un employé sur huit Ce résultat n’est pas anodin. Il rejoint les nombreux travaux sur les inégalités d’accès aux formations dans le milieu professionnel. Dans la note « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former » publiée par le Céreq en mars 2022, Ekaterina Melnik-Olive rappelle le rôle déterminant de l’employeur dans l’accès à la formation des salariés : « Au-delà de l'intention de se former, l'accès effectif à la formation est fortement lié au fait d’avoir reçu une proposition de formation de la part de l’employeur » L’entreprise est de loin la principale source de propositions, loin devant les organisations de formation et les réseaux professionnels, et dans les faits, les propositions sont adressées d’abord aux catégories les plus qualifiées ; 75 % des employés n’ont jamais reçu de proposition de formation de la part de leur employeur.
Cette inégalité de traitement en dit long, d’une part sur les salariés que l’on « soigne » et que l’on veut réellement fidéliser, et d’autre part sur la perception que les dirigeants ont des enjeux de la transition écologique dans leur entreprise. Les deux points sont liés. Concernant le premier, le phénomène n’est pas nouveau, et bien documenté : les emplois les moins qualifiés sont aussi ceux qui sont les moins valorisés et soutenus dans les entreprises Au regard des métiers actuellement en tension, ce constat doit cependant nous interpeller sur la durabilité des activités – et des industries – qui reposent sur cette main d’œuvre peu qualifiéeConcernant le second point, deux hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, les formations sur la transition écologique sont proposées par les entreprises d’abord dans une optique opportuniste, pour capter une population de cadres qui peut se permettre, puisqu’elle en a les moyens, d’être plus volatiles. Ce qui peut interroger quant aux effets réels de ces formations sur l’organisation et le travail quotidien. Ou deuxièmement, les employeurs sont sincères dans leur volonté de « bifurquer », mais ont une perception de leur organisation qui laisse les employés ayant un faible niveau de qualification à un simple rôle d’exécutant de stratégies conçues par des cadres experts. Perception qui reste dans une logique « top-down » de la conduite du changement et nie les transformations métiers qui seront nécessairement à l’œuvre (pour voir les risques associés à ces types d’approche, se reporter à la section « 1.3. Des approches qui fragilisent les organisations et freinent leur capacité de changement »).
Que l’employeur soit sincère ou non sur sa volonté de bifurquer, les deux postures présentées sont révélatrices du manque de formation des dirigeants sur ces enjeux. Pourtant, le marché de la formation au développement durable n’est pas récent. Dès la fin des années 1990, le management environnemental est reconnu pendant le Sommet de Rio comme l’une des priorités des entreprises ; les premières normes internationales sont publiées dans la fouléePour Arnaud Herrmann, cofondateur et président de EcoLearn, organisme spécialisé dans la formation aux enjeux de la durabilité, ce déficit de formation est en partie dû à une forme de tabou. Contrairement à leurs salariés, les dirigeants n’ont pas l’obligation de suivre de formations, et dans la pratique, ils en suivent peu. Arnaud Herrmann remarque néanmoins un net changement depuis la pandémie :
« On en est encore au début, on commence tout juste à oser parler du sujet de la formation des dirigeants. Suite au covid, les risques ont explosé partout, ça a percuté les modèles d'affaires, et six mois après, on a commencé à recevoir des demandes de dirigeants qui souhaitent se former ; les dirigeants ont compris qu’ils ne comprenaient pas les enjeux de la durabilité et qu’ils devaient se former. Mais c’est en train de se faire, les demandes ne sont pas encore matures ; ils ne savent pas trop sur quoi se former, ni à quel rythme. »
Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.
Une nouvelle demande qui trouve immédiatement son marché. Dans les six mois qui ont suivi le premier confinement, on est passé d’un marché confidentiel avec peu d’acteurs à un marché en expansion croissante. Néanmoins, comme le note Arnaud Herrmann, l’offre se polarise autour de deux types de formations : d’une part des formations courtes non certifiantes qui relèvent plutôt de la sensibilisation, et d’autre part des formations techniques ou thématiques très spécifiques. Peu de formations abordent les enjeux de durabilité avec une approche systémique ce qui présente le risque de « passer à côté des sujets et de ne pas relier la formation à la raison d’être, au modèle économique et à la gouvernance de l’entreprise ». Pour Arnaud Herrmann, c’est aussi une des limites des réglementations qui pèsent sur les entreprises ; beaucoup se contentent de « cocher les cases » sans interroger le modèle global et la cohérence d’ensemble. D’où l’enjeu de bien former les dirigeants, mais aussi les consultants qui accompagnent les entreprises dans leur transformation, pour que les formations suivies par les salariés participent à la nécessaire refonte du projet d’entreprise (voir « 3.1.3. Former les dirigeants à prendre les décisions autrement »).
Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’insuffisance des approches systémiques dans les programmes de formation. Premièrement, les écoles traditionnelles, de par leur taille, évoluent lentement. Cela est particulièrement flagrant dans les écoles de formation initiale. Outre le manque de cohérence entre les modules d’enseignement , les sociologues Cécile Gazo et Loïc Mazenc soulignent la problématique des temporalités de refonte des programmes :
« Les travaux de rénovation des référentiels de formation sont pensés sur six ans : c’est le temps qu’il faut pour que la première génération d’étudiants ayant bénéficié de la rénovation arrive sur le marché du travail. La temporalité des enseignants est bien différente : enseigner impose un temps plus court, celui au jour le jour et davantage en prise avec les attentes et les spécificités des apprenants. »
Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.
Ces déficits dans les cursus initiaux rendent d’autant plus prégnant l’intégration de ces approches globales dans la formation continue. Néanmoins, si l’on peut déplorer le manque d’agilité des opérateurs de formation les plus importants, les nouveaux venus se confrontent à des barrières d’ordre structurel. L’entrée dans le marché des formations professionnelles est coûteuse ; l’obtention des certifications est particulièrement lourde à porter pour les petits acteurs Une impasse qui ralentit considérablement la refonte des offres de formation
Notons que face à ce déficit d’offres, certaines entreprises ont fait le choix d’internaliser ces formations. C’est par exemple le cas de Veolia qui est en train de mettre en place une « école de la transformation écologique » pour accompagner les salariés du groupe à la transformation de leur métier et anticiper les nouveaux besoins de compétence. Cette démarche s’inscrit dans un changement de perspective plus global, comme en témoigne les propos de Philippe Hermann, directeur finance durable du groupe : « Chez Veolia, la RSE n’est plus perçue comme une option ou un surcoût, c’est désormais une composante essentielle de notre activité. La relation entre RSE, stratégie et finance s'établit dans des interactions étroites et un dialogue permanent, qui ne se réduit pas à des calculs d’indicateurs» Depuis 2021, les principaux cadres du groupe ont une incitation salariale sur 18 indicateurs environnementaux et sociaux.
[1] +6 % en 2022. Voir Thomas Bezy, Catherine Bruneau et al. (2022), « Comment expliquer les difficultés de recrutement anticipés par les entreprises ? », document de travail, n°2022-04, France Stratégie.
[2] « Importance des défis des entreprises face à la TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 103.
[3] « Actions mises en œuvre dans la démarche de TE » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 80.
[4] Entre 59 % pour les compétences transverses et 72 % pour la sensibilisation (20 % des répondants déclarent avoir déjà suivi une formation ; 50% désirent se lancer). Voir « Bilans des formation en entreprise » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 93.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Voir notamment Ekaterina Melnik-Olive (2022), « Crise sanitaire et formation professionnelle : le temps libéré ne suffit pas pour se former », Céreq.
[8] Voir par exemple dans le secteur de la grande distribution : Mathias Waelli (2009), Caissière… et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution, PUF.
[9] Voir Jean-Christophe Sciberras (2022), « Métiers 2030 : Quels métiers en 2030 ? », France Stratégie x Dares.
[10] « Business and industry, including transnational corporations, should recognize environmental management as among the highest corporate priorities and as a key determinant to sustainable development. » (United Nations [1992], « Agenda 21 », United Nations Conference on Environment & Development, Rio de Janerio [Brazil], p. 289).
[11] L’ISO 14001 sur le management environnemental est publié en 1993, le Project Management Body of Knowkedge (PMBOK) en 1999, l’ISO 26000 en 2010 et l’ISO 21500 en 2012.
[12] Entretien avec Arnaud Herrmann, réalisé le 15 novembre 2022.
[13] Ibid.
[14] Voir notamment les prises de parole de Fanny Verrax, philosophe indépendante spécialisée en éthique dans Elodie Chermann (2022), « Les cours d’éthique se développent dans les écoles d’ingénieurs », Le Monde Campus.
[15] Cécile Gazo et Loïc Mazenc (2020), « La transition agro-écologique dans la mise en pratique des référentiels pédagogiques : le cas de deux BTS agricoles », Formation emploi, n°151, p. 133.
[16] Voir par exemple : OPCO.fr (2021), « Réforme et certification : quelles conséquences pour les petits organismes de formation et les indépendants ? ». Ou encore : Mathieu Chartier (2021), « Qualiopi : la certification qui va tuer moult organismes de formation », Blog Internet-Formation.
[17] Notons tout de même qu’avec la loi Climat et Résilience d’août 2021, les opérateurs de compétences (OPCO) ont pour mission d’accompagner les branches professionnelles et les entreprises dans l’observation et l’anticipation de leurs besoins en compétences en matière de transition écologique. Une nouvelle mission qui se met progressivement en place.
[18] Veolia (2021), « Produrable 2021 : “Veolia va créer une école de la transformation écologique pour préparer aux métiers de demain et répondre à l'urgence environnementale” ».
Ces salariés qui fuient les entreprises néfastes pour l’environnement
Les raisons traditionnelles qui poussent les salariés à quitter leur emploi sont connues : l’intensité du travail, l’intensité émotionnelle, le manque de reconnaissance et le manque de soutien hiérarchique Mais depuis 2020, les salariés qui quittent leur travail mettent de plus en plus en avant la recherche de sens et de conditions de travail qui leur permettrait de concilier leurs vies personnelles et professionnelles. Une enquête menée par l’Unedic en 2021 montre que près de 6 salariés sur 10 déclarent vouloir changer de métier, d’employeur, de secteur d’activité ou se former Cette étude révèle un désir de changement fort parmi les salariés, que l’on peut interpréter avec la sociologue Dominique Méda comme le souhait de « reprendre la main sur son travail». La quête de sens n’est donc pas une vue de l’esprit… Et la conscience écologique dans tout ça ?
De nombreux salariés, conscients de la crise écologique, se disent prêts à renoncer à un emploi qui aurait un impact négatif sur l’environnement, voire renoncer à postuler à un poste qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux écologiques (ils sont même 65% parmi les 18-30 ans ). Cette volonté d’aligner son travail avec ses valeurs fait d’ailleurs le succès de nombreux organismes qui proposent d’accompagner les salariés dans leur quête de sens : les programmes comme Switch Collective (lancé en 2016), Mon job de sens (2017) ou encore On Purpose (2015) voient leurs promotions gonfler d’année en année. Ces programmes misent sur le collectif, le réseau et l’accompagnement par des coachs et autres experts de la transition professionnelle. Charlotte Gros, de plus en plus écartelée entre ses valeurs et son quotidien de travail, décide de sauter le pas en 2020 post-confinement. On Purpose propose à des professionnels qui ont entre 3 et 15 ans de carrière d’expérimenter deux missions de six mois dans une entreprise sociale partenaire de leur réseau (comme Enercoop, Telecoop ou Moulinot). Pendant un an, les « associés » sont ainsi rémunérés au SMIC dans leurs « organisations hôtes » et invités à suivre différents ateliers de formations et de développement personnel.
Charlotte avait quitté le groupe Orangina Schweppes début 2020, notamment pour un conflit de valeurs évident :
« Je fabriquais des produits qu’il était hors de question que mes enfants goûtent. Et je me rends compte de l’hypocrisie du système : tous les cadres du siège étaient comme moi ! On passe nos journées à fabriquer et marketer de l’Oasis Tropical mais il n’y a pas d’Oasis sur la table de notre cuisine ! »
Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
Elle avait rejoint le Groupe trois ans plus tôt en pensant « infiltrer l’ennemi de l’intérieur », elle s’était déjà posée de nombreuses questions sur l’éthique de l’entreprise – notamment sur son impact environnemental – mais elle s’était laissée convaincre par les perspectives de management et une vraie attention portée aux enjeux de qualité de vie au travail : « chez Orangina, il n’y avait pas de réunion après 18h, une vraie volonté de déployer le télétravail et un investissement dans la formation ». Pour autant, la dissonance cognitive entre ses valeurs et la finalité de son travail est trop dure à supporter. Elle embarque pour le programme On Purpose après avoir hésité, notamment pour des raisons financières : « j’avais de grosses craintes sur l’aspect financier, mais une amie m’a convaincue en me disant qu’il fallait que je voie ça comme une formation payée. » Se reconvertir, quitter un emploi bien rémunéré – et les avantages qui vont avec – pour se lancer dans l’entrepreneuriat ou dans le secteur de l’économie sociale et solidaire n’est pas toujours chose facile ; il faut en avoir les moyens (soupape financière, réseaux professionnels, etc.). Notamment quant à partir de 30 ans vous avez des responsabilités familiales, et la charge financière qui l’accompagne. Ce n’est pas un hasard si l’étude de la DARES relève que la stratégie de « l’Exit » est plutôt adoptée par les salariés qui se jugent facilement employables : « les cadres sont plus mobiles que les ouvriers et les employés, les jeunes que les seniors, les salariés de très petits établissements et ceux des grands sont moins mobiles que ceux de taille intermédiaire (50 à 199 salariés) »
Avec ce programme, Charlotte intègre la coopérative Telecoop, opérateur télécom qui met l’accent sur la transition écologique et sociale et membre des Licoornes, mouvement coopératif qui souhaite « transformer radicalement l’économie en refusant un système basé sur l’exploitation, la recherche du profit, l'individualisme, la compétition et la consommation ». Les Licoornes proposent des alternatives sociales et écologiques pour tous les domaines de la vie : Enercoop pour l’électricité, Railcoop pour le transport ou encore Label Emmaüs pour la consommation. Chez Telecoop, Charlotte rencontre des acteurs de l’économie citoyenne : « des gens qui décident d’agir par leur travail, qui choisissent de repenser le rapport à l’entreprise, qui décident de produire, d’investir et de diriger autrement» et elle se sent « enfin à sa place » : « avant, autour de moi, je n’avais que des gens qui bossaient chez Orangina mais qui se donnaient bonne conscience en étant zéro déchet ». Sortir du système classique et fuir les grandes entreprises pour aligner ses valeurs et son quotidien professionnel, c’est le choix que font de plus en plus de professionnels, notamment parmi les jeunes diplômés. Mais il y a 15 ans, certains faisaient office de pionniers.
C’est le cas notamment d’Alexandre Guilluy, co-fondateur de l’entreprise de recyclage de déchets alimentaires Les Alchimistes. Diplômé de l’EDHEC en 2002, l’entrepreneur témoigne qu’à l’époque, l’engouement pour l’entrepreneuriat social était beaucoup moins massif : « dans les années 2000, ce qui était valorisé c’était le conseil, l’audit et le marketing, la notion d’entrepreneuriat était peu valorisée mais alors celle d'entrepreneuriat solidaire carrément absente ! Quand on cherchait du sens, on partait en humanitaire ». En effet, les temps changent. Même si la majorité des étudiants des grandes écoles ne sont pas en rupture, les plus jeunes qui font le choix de « ne pas nuire » par leur travail sont de plus en plus nombreux et représentent un mouvement de fond Aujourd’hui, les dirigeants des Alchimistes décident de s’appliquer les principes de sobriété à tous niveaux de l’entreprise – y compris des salaires, les dirigeants de l’entreprise tiennent à ce que l’écart entre le salaire le plus bas et le plus élevé de l’entreprise ne dépasse pas un ratio de 1 sur 3. Alexandre est lucide :
« Je sais bien que mes camarades de promotion qui n’ont pas suivi ma voie gagnent 2 à 3 fois plus que moi. Mais pour moi, il faut être cohérent, le salaire conditionne ton mode de vie et cela a un impact social et écologique considérable. Plus tu gagnes ta vie, plus tu pollues, c’est mathématique. »
Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
Mais alors, faut-il définitivement renoncer à toute recherche de croissance, et aux retombées salariales qui vont avec, lorsque l’on entre dans une démarche écologique ? Ce choix radical n’est pas forcément à la portée de tous. Pour pouvoir opérer une véritable bifurcation, il faut aussi disposer d’un certain nombre de ressources, notamment financières et sociales. Plus on est diplômé, plus on a confiance dans son employabilité, plus on dispose d’un large réseau et d’un soutien actif de son entourage familial… plus la reconversion sera aisée. À l’inverse, ceux qui n’ont pas accès à toutes ces ressources composent différemment avec leur réalité professionnelle ; certains décident de rester dans leurs entreprises tout en inventant d’autres manières de rester fidèle à leurs convictions.
[1] DARES (2015), « Conditions de travail 2013 ».
[2] Unédic (2022), « #Baromètre Unédic : L’envie de changement professionnel, dopée par la crise ? ».
[3] Society (2022), « Le couvercle risque de se refermer : Entretien avec Dominique Méda », n°188.
[4] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), op. cit.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[6] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), op. cit.
[7] Les Licoornes, « Transformons radicalement l’économie ».
[8] Entretien avec Charlotte Gros, op. cit.
[9] Ibid.
[10] Entretien avec Alexandre Guilluy, réalisé le 27 septembre 2022.
[11] Voir le documentaire Ruptures réalisé en 2021 par Arthur Grosset, lui-même diplômé de Centrales Nantes, sur cette jeunesse qui décide de vivre en accord avec ses convictions.
[12] Entretien avec Alexandre Guilluy, op. cit.
J'ai modifié en ce sens, ça te semble clair @geensly@gmail.com ?
L’un des premiers bouleversements de la crise écologique est de mettre en lumière les effets de l’activité humaine et des systèmes productifs sur les écosystèmes. Cela amène à sortir d’une vision anthropocentrée, voire capitalo-centrée (centrée sur ceux qui possèdent le capital), pour repenser la place de l’être humain au sein de la nature, prise alors comme un milieu (nous sommes une partie d’un tout) et non un environnement (la nature est autour de nous, nous en sommes extérieurs).
De nombreux penseurs aussi divers que Isabelle Stengers, Bruno Latour, Jean Jouzel, Baptiste Morizot ou encore Cynthia Fleury alertent sur les conséquences délétères du naturalisme moderne. Ce courant de pensée, qui coïncide avec l’avènement du capitalisme industriel, considère la nature comme une simple ressource à exploiter, à mettre au service du progrès et du développement économique. Cette conception naturaliste du monde a été le terreau d’un développement inouï des sciences et des techniques, mais elle n’est pas étrangère à la crise écologique que nous traversons. À partir du moment où l’on considère la nature comme une simple ressource, on gomme les liens d’interdépendance entre les humains et ce qui les environne, on nie la relation entre les multiples écosystèmes et on fait fi de l’existence des boucles de rétroaction. En effet, les activités humaines ont un impact sur le milieu, qui lui-même se modifie en conséquence, ce qui vient impacter en retour la vie humaine. Pour mieux appréhender ce concept de boucle de rétroaction, on peut par exemple penser au mécanisme d’antibiorésistance : à force d’administrer des antibiotiques en grand nombre aux êtres humains et aux animaux (notamment dans l’élevage intensif), les bactéries ont développé une forme de résistance aux antibiotiques, ce qui les rend inefficaces.
À l’échelle de la planète, il en va de même, des boucles de rétroaction sont en cours : les activités humaines ont un impact sur l’environnement, qui lui-même se modifie intrinsèquement (dérèglement climatique). Ce phénomène met en péril les conditions mêmes d’existence sur la terre. C’est la thèse défendue par les penseurs que l’on appelle de l’Anthropocène Ces chercheurs – scientifiques, philosophes, sociologues – indiquent que l’on est entré dans une nouvelle ère géologique marquée par l’impact des activités humaines sur le « système Terre ». Le système Terre étant composé de trois sous-systèmes profondément interdépendants : le système climatique, la biosphère et les sociétés humaines. Les penseurs dits de l'Anthropocène estiment que c’est l'avènement du capitalisme industriel puis le développement d’une société de consommation de masse (Trente Glorieuses) qui est responsable de l'altération du système Terre Ils nous invitent à nous penser comme faisant partie de l’environnement, pour sortir d’une vision instrumentale de la nature afin d’inventer de nouveaux modèles fondés sur la préservation des écosystèmes et du vivant dans son ensemble.
Définition
L’Anthropocène est une nouvelle époque géologique qui se caractérise par l’avènement des activités humaines comme principale force de changement sur terre. En 2000, le biologiste américain Eugene F. Stoermer et le Prix Nobel de chimie néerlandais Paul Josef Crutzen évoquent pour la première fois le terme d’Anthropocène. Cette nouvelle phase géologique, dont la révolution industrielle du XIXe siècle serait le déclencheur principal, est marquée par la capacité de l’être humain à transformer l’ensemble du système terrestre. Les désordres générés par les effets de l’activité humaine ont des conséquences multiples : climat, sécurité alimentaire, accès aux ressources vitales, migrations forcées et soudaines, précarité énergétique… L’avènement de l’Anthropocène sonne le glas d’une vision binaire de l’être humain séparé de son environnement, de la dichotomie entre la terre et le monde [3].
Notons tout de même que le terme « Anthropocène » fait débat pour l’utilisation du préfixe « anthropo » qui laisserait entendre que tous les êtres humains ont la même responsabilité dans ce changement géologique. Christophe Bonneuil lui préfère par exemple celui de « Capitalocène » qui a le mérite de replacer ces bouleversements dans l’histoire du capitalisme industriel occidental [4].
[3] Voir François Gemenne et Marine Denis (2019), « Qu’est-ce que l'Anthropocène ? », viepublique.fr.
[4] Christophe Bonneuil (2017), « Capitalocène : Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, n°44, pp. 52-60.
L’année 2022 a été marquée par un cycle d’événements climatiques inédits : canicules, tempêtes violentes, inondations… et ce, y compris dans les zones tempérées qui jusqu’ici ont été relativement épargnées par le changement climatique. La prise de conscience est violente, et s’est encore accentuée avec la flambée des prix de l’énergie due à la guerre en Ukraine qui a mis en lumière nos vulnérabilités énergétiques.
« Vulnérabilité », le mot est clé. La crise sanitaire et l’épidémie de COVID 19, avait elle aussi révélé notre profonde vulnérabilité et les liens d’interdépendance entre les écosystèmes. Les scientifiques s’accordent pour dire que le COVID 19 est une zoonose (maladie infectieuse qui passe des animaux aux humains) et que la perte de la biodiversité est une des causes majeures de la propagation des épidémies. Ces événements difficilement prévisibles ont des conséquences sanitaires, économiques et sociales considérables. La pandémie a contribué à faire prendre conscience, brutalement, de nos interdépendances. Post-COVID, lors des débats sur le « monde d’après », l’idée de prendre soin est devenue centrale. Il est apparu comme nécessaire de prendre soin du vivant, c’est-à-dire de la planète mais aussi des liens sociaux. « Puisque les sociétés humaines sont un des trois sous-systèmes du système Terre, nous sommes la terre. Ceci n’est pas une affirmation ésotérique. Il faut penser les liens d’attention et de soin comme un enjeu écologique » défend le chercheur Nathanaël Wallenhorst. L’enjeu est d’autant plus fort que la crise climatique affecte inégalement les territoires et les populations. Les plus pauvres sont les plus touchés alors même que leur mode de vie influe peu sur le réchauffement climatique. Dans le document « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde commente : « Bien que responsables d’une part importante des dégradations écologiques actuelles, les plus riches ne subissent pas l’impact de ces dérèglements avec autant de vigueur que les plus pauvres, puisqu’elles et ils disposent de davantage de moyens pour y faire face et s’y adapter » La crise écologique est une question de justice sociale. C’est en ce sens que Nathalie Moncel, cheffe du département « Travail Emploi Professionnalisation » au Céreq, dit que « la transition écologique est une question socialement vive » Un croisement des luttes sociales et environnementales qui est porté par les penseuses éco-féministes dès les années 1970
Pour Nathanaël Wallenhorst, cette prise de conscience précoce correspond à un moment spécifique de l’Anthropocène : « c’est bien l’intensification des politiques néo-libérales qui a scellé l’entrée dans l’Anthropocène». Les années 1980, marquées par l’accélération des phénomènes de consommation de masse, la financiarisation de l’économie et l’impératif de maximisation du profit au détriment des écosystèmes, ont eu un impact sur le travail. On peut d’ailleurs noter que c’est dans les années 1980 que la terminologie « ressources humaines » a fait son apparition. Les salariés sont alors perçus comme une ressource, à l’instar de tout autre élément du système, qu’il faut optimiser dans un environnement ultra-concurrentiel. Or, pour le chercheur Nathanaël Wallenhorst : « l’impératif de productivité sans limite est incompatible avec l’écologie ». À l’instar des théoriciens qui « pansent » le vivant et les liens d’interdépendance, de nombreux penseurs du monde du travail transposent ces représentations du monde dans l’entreprise ; la quête effrénée de productivité fait partie des premières notions remises en question dans une perspective sociale et écologique.
[1] Voir les travaux de Will Steffen, Paul Josef Crutzen et John R. McNeill (par exemple « The Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature », 2006), de Nathanaël Wallenhorst (L’Anthropocène décodée pour les humains, 2019 ; La Vérité sur l’Anthropocène, 2020) ou encore de Catherine Larrère et Rémi Beau (qui ont notamment dirigé l’ouvrage Penser l’Anthropocène, 2018 – avec la participation de Dominique Bourg, Émilie Hache, Baptiste Morizot, Bernadette Bensaude-Vincent, etc.).
[2] Il faut rappeler qu’un débat subsiste sur la datation précise de l’entrée dans l’ère de l’anthropocène. Pour autant, Nathanaël Wallenhort précise dans son essai Qui sauvera la planète ? : « la date qui fait consensus pour l’Anthropocène est 1945, année où les Américains firent exploser la première bombe atomique dont les traces stratigraphiques (présence de radionucléides, qui n’existait pas auparavant, aux quatre coins du monde) perdurent » (Actes Sud, 2022).
[3] Voir François Gemenne et Marine Denis (2019), « Qu’est-ce que l'Anthropocène ? », viepublique.fr.
[4] Christophe Bonneuil (2017), « Capitalocène : Réflexions sur l’échange écologique inégal et le crime climatique à l’âge de l’Anthropocène », EcoRev’, n°44, pp. 52-60.
[5] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, réalisé le 21 juin 2022.
[6] Guillaume Amorotti (2020), « Pour une écologie qui ne laisse personne de côté », ADT Quart Monde, p. 10.
[7] Entretien avec Nathalie Moncel, op. cit.
[8] Voir Émilie Hache (2016), RECLAIM : Recueil de textes écoféministes, Cambourakis – avec des textes de Susan Grifin, Starhawk, Joanna Macy, ou encore Carolyn Merchant.
[9] Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, op. cit.
Conscients de l’urgence écologique et convaincus que l’entreprise reste un espace de transformation possible, ils se mobilisent au sein de groupes comme Les Collectifs, voire s’engagent au Printemps Écologique – premier éco-syndicat de France, lancé en 2020. Ces salariés-militants s’accordent sur le constat et la finalité : il faut changer le modèle. Mais divergent sur la méthode : certains choisissent d’agir au sein d’associations internes, quand les adhérents au Printemps Écologique défendent l’action syndicale
Les membres des Collectifs n’adoptent pas le langage du rapport de force, propre au syndicalisme. Ils ne se positionnent pas comme un contre-pouvoir mais comme un « pour-pouvoir » selon leurs propres termes. Ils sont près de 1 000 salariés chez Axa, 800 chez EDF et 600 chez Michelin. Professionnels et citoyens engagés, ils poussent leurs entreprises à agir pour la transition écologique et sociale. Pour cela, ils travaillent à trois niveaux. Le premier, c’est la formation et la sensibilisation : les membres encouragent par exemple leurs directions à déployer largement la Fresque du Climat Ainsi, chez Michelin, tous les salariés – des cadres dirigeants aux ouvriers sur les sites de production – ont la possibilité de participer à une session de la Fresque du Climat.
Le deuxième niveau d’action consiste à promouvoir des pratiques plus vertueuses en matière d’environnement de travail : cantine végétarienne en circuit court, plan de mobilité douce (promouvoir l’usage du vélo pour les transports domicile-travail ou encore limiter le recours à l’avion pour les séminaires internes), plan zéro-déchet, etc.
Enfin, le dernier niveau consiste à infléchir la stratégie de l’entreprise et agir directement sur le modèle d’affaires. Toujours chez Michelin, les membres des Collectifs ont par exemple «monté des groupes de travail pour réfléchir à l’économie de la fonctionnalité ou pour penser un système de double comptabilité carbone » précise un membre. Cependant, les salariés ne sont pas dupes, si les deux premiers niveaux recueillent une adhésion massive – non seulement de la part de leurs collègues mais aussi des directions – l’action sur le troisième niveau requiert plus de temps. En effet, promouvoir les « éco-gestes » et repenser les conditions de travail sont autant d’actions visibles et plus rapides que la remise en question du business model. Lucides mais optimistes, les membres des Collectifs disent bénéficier du soutien de leurs directions générales. Ces salariés, souvent diplômés et promis à de belles carrières dans l’entreprise, poussent les dirigeants actuels à agir concrètement pour la transition et invitent leurs collègues à se questionner sur l’exercice de leur métier. « Les Collectifs m’ont redonné l’enthousiasme dont je manquais, j’aime mon job d’ingénieur, je ne veux pas le quitter mais je veux l’exercer différemment. Je me sens utile, j’ai le sentiment d’être au bon niveau pour avoir de l’impact » témoignait un membre.
D’autres salariés décident d’aller plus loin en optant pour la voie syndicale. Pour eux, c’est le levier d'action le plus puissant. En effet, les élus syndicaux ont du pouvoir en entreprise : ils négocient et signent les accords d’entreprise, voire de branche. Par ailleurs, ils disposent d’un budget de fonctionnement et d’heures de délégation pour exercer leur mandat. Temps officiel dont ne disposent pas les membres des Collectifs qui reconnaissent agir en plus de leur temps de travail, le soir ou le week-end. Deux ans après sa fondation, la fédération du Printemps Écologique rassemble onze syndicats sectoriels de branche et plus de 300 adhérents actifs. Elle a désormais l’ancienneté requise pour présenter des candidats aux élections professionnelles et compte une quarantaine d’élus sous son étiquette. Pour l’anecdote, la première liste Printemps Écologique a été élue chez Total en mai 2022.
Il est intéressant d’observer que pour le moment, le regroupement au sein d’associations non étiquetées dans le champ syndical séduit davantage les jeunes salariés engagés pour le climat. Nous y voyons deux raisons principales. Tout d’abord, en France, il y a une méconnaissance profonde du travail syndical au sein des organisations et de leur rôle. « Quand on interroge les jeunes sur leur relation aux syndicats, ils nous parlent du 1er mai, des pneus qui brûlent et des merguez en manif » souligne Camille Dupuy, sociologue spécialiste de la jeunesse et de son rapport aux syndicats. À moins d’avoir suivi des cours d’histoire sociale ou des modules RH spécifiques, les jeunes n’ont pas ou peu d’apports, dans leur formation initiale, sur le rôle et le fonctionnement des instances de dialogue social. Le rôle du Comité social et économique (CSE) leur apparaît complexe et chronophage. En France, les syndicats souffrent d’une image désuète ; rappelons que le taux de syndicalisation est d’à peine 7 % en 2020 Cela est en partie dû à une focalisation des syndicats à partir de la fin des années 1950 sur la défense des salaires au détriment des questions sociales. Comme le notent Sophie Béroud et Emmanuel Porte : « De manière générale, les responsables sollicités sur le thème de la pauvreté au travail ont tendance à s’exprimer davantage sur les questions d’insertion, de formation et d’accès à l’emploi de ceux qui sont extérieurs à l’entreprise, que sur les problèmes spécifiques des salariés en situation d’emploi » Et dans les faits, malgré des préoccupations environnementales précoces les syndicats traditionnels sont peu présents dans les mobilisations actuelles. Si Anne Le Corre, co-fondatrice du Printemps Écologique a choisi de participer à la création d’un néo-syndicat, c’est parce qu’elle ne se sentait pas représentée par les syndicats classiques – du moins par leurs porte-parole au niveau national – en tant que femme, jeune et militante écologiste. Pourtant, les syndicats ont un rôle actif à jouer dans la conquête de nouveaux droits sociaux liés à la crise écologique, et ce d’autant plus dans les secteurs – comme le BTP ou l’agriculture – où les conditions de travail sont directement impactées par le dérèglement climatique.
[1] La suite de cette section s'appuie grandement sur une précédente enquête que nous avons menée. Voir Pauline Rochart (2022), « Pouvoir(s) : collectifs et syndicats écolos pourront-ils insuffler le changement ? », Welcome to the Jungle.
[2] La Fresque du climat est un atelier collaboratif qui permet d’appréhender en trois heures l’essentiel des enjeux climatiques. Déployés en interne, ces ateliers visent à aider les entreprises à passer à l’action.
[3] Pauline Rochart (2022), op. cit.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Manon Laveau (2022), « Quels enjeux pour les différents acteurs du paysage syndical français dans la défense et la protection des travailleurs face au contexte écologique en 2021 ? », mémoire de fin d’études, sous la direction de Cyprien Tasset, MSc Stratégie et Design pour l’Anthropocène, p. 15.
[7] Sophie Béroud et Emmanuel Porte (2011), « Quand la pauvreté concerne le monde du travail : La difficile adaptation des analyses et des réponses syndicales » In Didier Chabanet et al., Les mobilisations sociales à l’heure du précariat, Presses de l’EHESP, p. 89.
[8] Renaud Bécot (2012), « L’invention syndicale de l’environnement dans la France des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°113, pp. 169-178.
Dans un post Linkedin du 10 décembre 2022, Pascale Boissier, cofondatrice de Silbo, un cabinet de conseil en communication et accompagnement aux transitions, s’interroge :
« Depuis quelques mois, nous ressentons un effet de saturation grandissant : que ce soit du côté des décideurs ou des équipes, le niveau d’information [sur les enjeux écologiques] est monté d’un cran (la loupe médiatique est aussi passée par là) et la frustration qui l’accompagne aussi. Même si nous avons toujours à apprendre et comprendre, « nous savons ». Et pour beaucoup, la mise en action tarde à s’enclencher concrètement. Et l’agitation qui l’entoure tend à l’inhiber encore plus… L’inertie n’est pas forcément généralisée, mais elle est bien là. »
Pascal Boissier (2022), « Arrive-t-on au bout du cycle des #FresquesduClimat, du moins dans le monde professionnel ? », Linkedin.
Au-delà des discours, les actions menées ne sont aujourd’hui pas assez massives pour réellement changer la donne. Contenir le réchauffement climatique à +1,5°C apparaît de plus en plus compromis ; de nombreuses organisations marquent déjà un rétropédalage en communiquant autour d’un objectif à +2°C. Or, +0,5°C n’est pas une option, les conséquences en seraient catastrophiques pour tous, y compris d’un point de vue économique De plus, comme le rappelle le climatologue Zeke Hausfather, l’avenir n’est pas encore joué : « Les meilleures connaissances disponibles montrent qu’au contraire, le réchauffement devrait plus ou moins s’arrêter lorsque les émissions de dioxyde de carbone (CO2) seront nulles, ce qui signifie que l’Homme a le pouvoir de choisir son avenir climatique » Alors qu’est-ce qui bloque ?
Habituellement, quand on regarde les stratégies RSE, on classe les entreprises en trois catégories : celles qui se situent en deçà des exigences réglementaires et ne déploient aucun effort dans les domaines relevant de la RSE (catégorie qui tend à décroître du fait de la pression croissante des réglementations et des risques indus à leur non-respect), celles qui cherchent avant tout à maintenir un profit optimal et utilisent la RSE essentiellement pour limiter les risques financiers (catégorie encore majoritaire), et les entreprises dites motrices qui font de la RSE un élément-clé de la pérennisation de leur activité (réduction des coûts, légitimité accrue, différenciation sur le marché – catégorie en croissance) Cette approche nous paraît réductrice dans la mesure où elle peut laisser entendre qu’une meilleure diffusion de la RSE et de ses enjeux suffiraient à créer un mouvement de bascule et inciter les entreprises à intégrer la RSE au cœur de leur modèle. Comme souvent, la réalité est plus complexe
Pour comprendre les contraintes qui pèsent sur les entreprises et les marges de manœuvre à leur disposition, nous proposons une entrée par trois niveaux : les déterminants macro, les déterminants méso et les déterminants micro.
[1] Pascal Boissier (2022), « Arrive-t-on au bout du cycle des #FresquesduClimat, du moins dans le monde professionnel ? », Linkedin.
[2] Bon Pote (2022), « Limiter le réchauffement climatique à seulement +2°C au lieu d’1.5°C est irresponsable ».
[3] Zeke Hausfather (2021), « Explication : Le réchauffement climatique s’arrêtera-t-il dès que les émissions nettes seront nulles ? », CarbonBrief.
[4] Cette typologie trouve ses origines chez Archie B. Carroll (1979). Elle a été reprise par Béatrice Bellini (2003), et encore plus récemment dans un article de 2016 portant sur la RSE dans les PME : Élise Bonneveux et Richard Soparnot, « Les stratégies de responsabilité sociale des petites et moyennes entreprises : quels effets pour quelles parties prenantes ? », RIHME, n°20.
[5] La suite de cette section s'appuie grandement sur les résultats de cette note : Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
De plus en plus, les entreprises sont interpellées sur leur responsabilité dans la crise écologique. Face à cette pression, différentes stratégies sont mises en place.
Dans cette section nous en explorons deux : la formation qui aujourd’hui apparaît comme la principale réponse des entreprises, et l’intégration des enjeux écologiques dans le projet d'entreprise, tendance qui croît de manière significative depuis le covid.
Néanmoins, les actions mises en place restent insuffisantes vis-à-vis de l’urgence des enjeux ; pourquoi ? C’est à cette question que nous essaierons de répondre dans la dernière section. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous proposons une grille de lecture à trois niveaux qui nous semble pertinente pour approcher et comprendre les poches d’inertie.
La crise de sens dont souffrent les travailleurs fait couler beaucoup d’encre. Une étude de la DARES publiée en août 2021 nous révèle que si les économistes se sont beaucoup penchés sur les conditions du sens au travail, le sens du travail lui-même était peu exploré :
« Jusqu’à récemment, peu de travaux se sont intéressés aux déterminants non monétaires de la satisfaction au travail. Quand c’est le cas, les dimensions les plus couramment citées sont l’autonomie, la sécurité (Benz et Frey, 2008), les relations avec les collègues et les perspectives de promotion (Millan et al., 2013). Le contenu du travail lui-même est rarement évoqué. »
Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « », DARES, document d’études, n°249.
Un emploi qui a du sens n’est pas non plus un emploi « de qualité » si l’on s’en tient aux travaux économiques sur la qualité de l’emploi, encouragés par la Commission européenne depuis la fin des années 1990. Parmi les critères objectivables retenus figurent : la santé, la sécurité au travail et les conditions de travail, les rémunérations, le temps de travail et la conciliation « vie professionnelle/vie familiale », la sécurité de l’emploi et la protection sociale, le dialogue social et la formation tout au long de la vie (voir encadré « Les mots du débat »).
Les mots du débat : « Sens du travail » ou « Sens au travail » ?
Pour les auteurs de l’étude « Quand le travail perd son sens » publiée par la DARES, Thomas Coutrot et Coralie Perez, le « sens du travail » se distingue du « sens au travail » apporté par les gratifications matérielles (salaire, carrière) ou psychologiques (reconnaissance, sociabilité). Ils mettent en avant trois dimensions du « sens du travail » :
Le sentiment d’utilité sociale : « le travailleur éprouve le sentiment que son travail a du sens, il ressent un “jugement d’utilité” quand il voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires ». Dans cette optique, c'est le sentiment de transformer positivement le monde qui peut conférer du sens au travail. Toutefois, précisent les auteurs de l’étude, « le sentiment d’utilité sociale n’est pas assimilable à la reconnaissance : beaucoup de salariés estiment faire un travail utile mais souffrent d'une faible reconnaissance, comme par exemple les salariés dits “invisibles” surreprésentés dans les métiers d’assistantes maternelles ou d’aides à domicile ».
La cohérence éthique apparaît comme la deuxième dimension du sens du travail. Il arrive en effet que des salariés se retrouvent dans des situations de conflit de valeurs, lorsqu’ils sont obligés de faire des choses qui ne correspondent pas à leur vision du « travail bien fait » ; c’est ce que le sociologue Yves Clot appelle le « travail empêché » (voir ). Pensons aux conseillers bancaires qui se sentent « encouragés à faire n’importe quoi » pour vendre des produits financiers à leurs clients. Ainsi, la cohérence éthique, c’est la possibilité de travailler en accord avec ses normes éthiques et professionnelles.
La capacité de développement renvoie, quant à elle, à la façon dont le travail transforme le travailleur lui-même. En effet, travailler c’est aussi devoir surmonter des difficultés, c’est se confronter à la résistance du réel. Si, dans votre travail, vous avez l’impression de déployer votre intelligence et vos talents pour y faire face, vous aurez le sentiment de déployer votre créativité, de développer vos compétences, d’exprimer votre plein potentiel. « Le déploiement de ce “travail vivant” est source de développement des capacités d’action et de construction de la santé psychique » souligne l’étude. A contrario, un travail mécanique où l’on vous demande d’appliquer bêtement des procédures participe à un sentiment de mal-être au travail (pensons par exemple aux travailleurs du clic ).
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
L’étude de la DARES nous apprend par exemple que les professions ayant le plus haut score de sens du travail sont les assistantes maternelles et, plus généralement, les professions dites du care (aides à domicile, agent d’entretien, aides-soignantes, etc.) auxquelles on peut adjoindre les enseignants, les formateurs et les professionnels de l’action sociale. Ainsi, les professions les plus en relation avec le client – ou les publics – sont certainement les plus exigeantes émotionnellement, mais aussi les plus gratifiantes du point de vue du sens.
Autre élément intéressant : le sens du travail croît légèrement avec le niveau de salaire, cette corrélation repose notamment sur la dimension de la capacité de développement, tandis que la cohérence éthique apparaît indépendante du salaire. En d’autres termes, vous pouvez être très bien payé et constater très peu de cohérence éthique dans votre travail (sur les « bullshit jobs », voir ) mais pour autant avoir le sentiment de vous développer. En effet, on sait par exemple que les salariés des grandes entreprises bénéficient souvent d’une offre de formation large et stimulante alors que pour une PME, il est parfois plus difficile d’assumer le coût financier – et temporel – que représentent de longs programmes de formation C’est ce que confirme Charlotte Gros, salariée en bifurcation que nous avons interrogée pour la rédaction de cette étude. Ingénieure agronome de formation, elle est aujourd’hui membre du programme Après avoir passé plusieurs années dans l’industrie agro-alimentaire en tant que chargée de recherche & développement (d’abord chez Sodial, coopérative laitière, puis chez Orangina Schweppes), elle a bifurqué pour aligner ses valeurs personnelles et son travail. Si son emploi chez Orangina était en profond désaccord avec ses valeurs – notamment ses convictions écologiques – elle reconnaît qu’elle a, là-bas, bénéficié de formations de haut niveau :
« Chez Orangina, en tant que jeune manager j’ai eu accès à des formations de très grande qualité avec un volet connaissance de soi très utile. Je venais d’un univers [Sodial] où l’on payait des formations seulement aux comités de direction, alors forcément, ça m’a marquée que l’on investisse tant pour les jeunes managers. »
Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
On voit en effet que la dimension « capacité de développement » est essentielle au sentiment de sens au travail. Pour autant, elle ne fait pas tout. Et il semblerait que la cohérence éthique soit de plus en plus importante chez de nombreux salariés, notamment les plus jeunes. Ces derniers veulent aligner leurs convictions personnelles, notamment leur intérêt pour la cause écologique, avec leur travail. En effet, d’après un sondage Harris Interactive réalisé en mars 2022 pour le collectif Pour un Réveil écologique, 8 jeunes sur 10 de 18 à 30 ans estiment qu’il est important que les entreprises prennent en compte les enjeux environnementaux dans le cadre de leurs activités, et font de ces enjeux une priorité de leur stratégie d’entreprise
Mais que font-ils quand leur emploi n’est pas aligné avec leurs valeurs (cohérence éthique) ou quand celui-ci ne répond à aucun sentiment d’utilité sociale ? En 1970, l’économiste Albert Hirschman établissait trois stratégies possibles face à un travail dénué de sens : Exit (le salarié change d’emploi), Loyalty (le salarié reste fidèle à son entreprise) ou Voice (le salarié s’inscrit dans des actions collectives). Les aspirants à la reconversion professionnelle ou à l’exploration de voies alternatives semble privilégier la première option (Exit) quand les salariés qui souhaitent transformer les choses de l’intérieur choisissent de prendre la parole (Voice).
[2] Les « travailleurs du clic » sont les travailleurs bien humains sur qui reposent massivement les technologies numériques : les modérateurs de contenu, les micro-travailleurs qui nourrissent et contrôlent les algorithmes, les livreurs de plateforme, etc. Voir Antonio Casilli (2019), En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil.
[5] Entretien avec Charlotte Gros, réalisé le 7 novembre 2022.
[7] « Impact d’un positionnement engagé en TE dans le choix d’un employeur » In Pierre Chavonnet et Alain Ferron (2022), op. cit., p. 75.
[8] Entretien avec Elisa Braley, réalisé le 20 juin 2022.
[11] Notons que le périmètre de la présente étude ne permet pas détailler finement les stratégies suivies en fonction des profils socio-économiques. Des travaux à poursuivre !
La philosophe Fanny Lederlin s’inspire de la pensée de Hannah Arendt pour définir ce qu’est le travail Pour ces deux philosophes, qui étudient le travail à presque un siècle d’écart, le travail est ce qui fonde notre rapport au monde. Puisque nous sommes des êtres vivants, nous avons besoin d’avoir une action directe sur notre environnement pour développer nos propres conditions de subsistance (nous nourrir, nous chauffer, nous vêtir…). En cela, le travail est un mode d’agir, un mode de relation au monde. Dans son dernier ouvrage, Les dépossédés de l’open space : Une critique écologique du travail, Fanny Lederlin explique qu’il est difficile de penser la question écologique, et donc la finalité du travail, sans sortir du schéma capitalisteDans Le Capital, Marx reprend la théorie de la valeur-travail développée chez Smith : la valeur d’un bien dépend de la quantité de travail socialement nécessaire à sa fabrication. Pour lui, le travail est à l'origine de toute valeur d’échange. En effet, le capitalisme repose sur ce mécanisme : le capital achète du travail qu’il rémunère en deçà de sa valeur. L’objectif est alors de dégager une « sur-valeur » (la plus-value qui servira à rémunérer les actionnaires) : « le modèle capitaliste est un modèle de sur-exploitation, des ressources naturelles mais aussi humaines». Selon la philosophe, si de nombreuses pensées radicales émergent aujourd’hui, c’est parce que « nous n’avons plus le choix ». « Radical » est à comprendre ici dans son sens étymologique, du latin radix, racine : prendre les problèmes à la racine. Il devient nécessaire de se poser la question de la finalité de son travail : à quoi je sers ? À quoi mon travail contribue ? Participe-t-il à la destruction de la planète ou, au contraire, contribue-t-il au maintien des conditions d’existence du vivant ? Ce sont ces questions que les étudiants d’AgroParisTech ont finalement posé lors de leur fameux discours de mai 2022 invitant à « déserter » des emplois destructeursPendant trois siècles (depuis l'avènement de la société industrielle), nous avons organisé le travail selon le modèle suivant « la fin justifie les moyens ». Ce modèle a produit des conséquences sociales et écologiques délétères. Il nous faut aujourd’hui inverser la logique : regardons d’abord les moyens dont on dispose pour, ensuite, fixer la finalité. Cette forme de bricolage – faire avec les moyens dont on dispose – irait à l’encontre de toute logique productiviste, au sens de quête effrénée de productivité. Il s’agirait de promouvoir l’idée d’un « agir limité par le réel ». Un principe que suivent les écoles de la Transition Écologique (ETRE) dans leurs formations. Mathilde Loisil en donne un exemple très concret avec la menuiserie : « on apprend aux jeunes à travailler à partir du bois de récup’, donc on part à l’envers ; la question devient : comment on fait pour répondre à la commande avec ce qu’on a ? »
On comprend aisément que ce renversement complet de valeurs pourrait être à la base d’une conception du travail beaucoup plus éthique et écologique. C’est cette conception que partagent de nombreuses coopératives. En définissant la finalité de leur action, en ayant recours à la voie démocratique, les coopératives offrent de véritables modèles d’expérimentation alternatifs au modèle productiviste (voir ).
[1] Entretien avec Fanny Lederlin, réalisé le 8 juin 2022.
[2] Fanny Lederlin (2020), , PUF.
[3] Entretien avec Fanny Lederlin, op. cit.
[4] Ibid.
[5] Pour (re)voir la vidéo du discours : Des agros qui bifurquent (2022), « », Youtube.
[6] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
Les déterminants macro renvoient au contexte socio-économique dans lequel évoluent les entreprises d’un même secteur. Ce contexte peut être favorable ou défavorable à la mise en place de démarche RSE : réglementation, pratiques concurrentielles du secteur, pression des clients et de la société, etc. Le secteur du BTP est particulièrement intéressant de ce point de vue. Situées au bout de la chaîne de production, les entreprises ont peu de marge de manœuvre pour renégocier les projets auprès des donneurs d’ordre. L’hyper-concurrence du secteur affaiblit encore un peu plus un rapport de force déjà défavorable aux entreprises prestataires. Au regard des contraintes structurelles du secteur, la distinction s’effectue d’abord par les prix et tire les offres vers le bas. Pour répondre à la pression tarifaire, les entreprises mettent en place diverses stratégies, parmi lesquelles : baisse des mesures de sécurité, recours à la sous-traitance… et non respect des normes environnementales
Un contexte particulièrement difficile pour les TPE et PME (qui représentent 98 % des entreprises du secteur), mais que ressent également un grand groupe comme Eiffage. « On propose systématiquement une offre bas carbone. Mais en réalité, très peu de clients la choisissent ; c’est encore plus flagrant chez les industriels et les grands groupes. Le cadre réglementaire n’est pas encore suffisamment contraignant pour changer les habitudes, donc on repousse les échéances » témoigne Franck Gauthier, directeur des ressources humaines de la branche Construction.
[1] Voir Yaël Benayoun, Ptolémé Lyon, Domitille Pestre-Careel (2021), « Étude sur la responsabilité sociale des entreprises dans le BTP : Synthèse de la phase d’exploration », Utopies x Observatoire des métiers du BTP. Consultable sur demande.
[2] Entretien avec Franck Gauthier, réalisé le 18 novembre 2022.
Dans un même contexte socio-économique, les contraintes qui pèsent sur les entreprises ne seront pas les mêmes en fonction de leurs caractéristiques dites visibles (taille, chiffre d’affaires, champ d’activité, etc.) ; c’est ce qu’on appelle les déterminants méso. Parmi les différentes caractéristiques, la taille apparaît un facteur particulièrement discriminant pour l’engagement RSE.
Depuis le décret n°2017-1265 du 9 août 2017, les entreprises qui dépassent certains seuils comptables doivent présenter une déclaration de performance extra-financière dans leur rapport d’activité. La réglementation rend obligatoire la formalisation des démarches RSE au sein des entreprises de plus de 500 salariés ; les autres en sont exemptes. Cette différence de traitement correspond aux différences de pratiques que l’on retrouve dans ces deux types de structures. Les ETI et les grandes entreprises peuvent se permettre, de par leur taille et le chiffre d’affaires qui va avec, de consacrer des moyens importants à la RSE. Par ailleurs, elles ont une culture de reporting déjà bien ancrée, ce qui facilite l’objectivation et le suivi des politiques déployées. Les travaux portant sur les PME et TPE témoignent de difficultés plus grandes Dans les petites structures, on observe en général un double phénomène qui freine leur engagement dans des démarches RSE. Tout d’abord, une faible structuration de l’entreprise qui va avec la concentration de la prise de décision aux mains d’une personne (bien souvent le fondateur). Ensuite, une organisation d’abord tournée vers le court-terme et l’opérationnel. Il en découle une difficulté à dresser un diagnostic, à choisir les actions à engager, à les suivre et à les évaluer. Dans ce contexte, la RSE s’ajoute au reste et a du mal à être vécue autrement que comme une contrainte.
Pour autant, c’est bien chez les plus petites structures que l’on voit les projets les plus innovants du point de vue de l’intégration des enjeux écologiques. Un constat paradoxal qui nous a été partagé plusieurs fois en entretien, et qu’on retrouve en regardant la typologie des sociétés à mission : 80 % sont des entreprises de moins de 50 salariés Si leur petite taille les rend plus sensibles aux déterminants macro, elles sont également bien plus agiles et malléables pour bifurquer. Sophie Rigondaud, chargée de mission « Futurs bio » à la Fédération Nationale d’Agriculture Biologique (FNAB), nous partageait les difficultés que les grands groupes ont à relocaliser leurs productions : « avoir une direction des achats au Pays-Bas, ça ne marche pas avec des coopératives localisées où personne ne parle anglais… travailler avec des grosses boîtes internationales qui veulent vendre local dans le sud-ouest, ça bouscule leur orga à elles ! » De fait, les DRH que nous avons rencontrés témoignent de la difficulté de diffuser la RSE dans les pratiques opérationnelles ; nous avons donné certains exemples dans les sections précédentes .
Un autre aspect à ne pas négliger est la place des actionnaires dans les très grandes entreprises. En 2020, une étude révèle que des fonds spéculatifs compromettent la responsabilité sociale des entreprises Ces derniers considèrent les activités de RSE comme l’indicateur d’un gaspillage de ressources qui ne permettrait pas aux entreprises de maximiser les bénéfices de leurs actionnaires. Les fonds activistes se jettent alors sur l’entreprise et font pression sur le conseil d’administration pour obtenir des changements de stratégie et de gouvernance. Une stratégie dont Danone a fait les frais
[1] Voir par exemple Philippe Callot (2014), « », La Revue des Sciences de Gestion, n°269-270. Ou encore : Elisabeth Lamure et Jacques Le Nay (2020), « », rapport d’information du Sénat, n°572.
[2] Chiffres au 4e trimestre 2021. Voir Observatoire des Sociétés à mission (2022), « », n°5.
[3] Entretien avec Sophie Rigondaud, op. cit.
[4] Voir par exemple la section.
[5] HEC (2020), « », communiqué de presse.
[6] Bertrand Valiorgue (2021), « », The Conversation.
Une combinaison pas toujours aisée
Quand il n’est pas possible de quitter un emploi dénué de sens, certains en cumulent deux. L’un « alimentaire » pour subvenir à ses besoins économiques, l’autre pour exercer sa passion ou pour agir en fonction de ses convictions. C’est la logique d’hybridation que l’on peut rapprocher de celle du slashing. Le « slasheur » s’est installé dans le paysage depuis 2015 ; le terme est entré dans le Larousse en 2020 avec cette définition : « personne, généralement issue de la génération Y, qui exerce plusieurs emplois et/ou activités à la fois ». Cette tendance peut être analysée comme un refus de l’hyper-spécialisation prônée par le monde du travail depuis les Trente Glorieuses mais aussi comme une revendication d’exprimer son plein potentiel. Le slashing, ou pluri-activité, s’est notamment développé grâce à l’essor des plateformes numériques qui ont permis d’organiser soi-même son travail (les freelances exerçant des métiers liés au web usent notamment de ses plateformes pour contracter des missions et augmenter leur visibilité). Les slasheurs revendiquent aussi le fait d’avoir plusieurs identités professionnelles et ne souhaitent pas se voir réduire à une activité, ou à une entreprise. Le mouvement du slashing peut donc être analysé comme une évolution positive du monde du travail où les travailleurs retrouvent une forme de pouvoir d’agir et expérimentent un nouveau rapport au travail, mais dans les faits, il s’accompagne souvent d’une précarité croissante
Une autre tendance que l’on pourrait analyser sous l’angle « Loyalty » est le phénomène de « démission silencieuse » ou « quiet quitting ». Le « quiet quitting » consiste à s’en tenir strictement à sa fiche de poste, pas plus. Pas d’excès de zèle dans l’espoir de se voir augmenté ou promu, pas d’heure supplémentaire, pas d’envoi de mail le week-end. Derrière ce mouvement – qui a fait grand bruit sur les réseaux sociaux en 2022 – il y a l’idée de remettre en question la culture du surmenage, » (culture du burn-out ou de la productivité toxique). En cela, on peut voir dans le « quiet quitting » une forme de résistance aux injonctions capitalistes du travail : faire toujours plus… en vue de la rentabilité financière. En effet, ce désengagement n’est pas le signe d’un refus du travail en général. Certains « quiet quitters » choisissent de militer pour la cause écologique sur leur temps personnel. Le travail n’est alors pas résumé à l’emploi, ces jeunes actifs militent pour que le travail (au sens de l’emploi) ne soit plus considéré comme l’alpha et l’omega d’une vie réussie. Ainsi, ils peuvent choisir d’exercer d’autres activités sur leur temps personnel, plus en accord avec leurs convictions écologiques, ils militent par exemple pour des organisations de défense de l’environnement, s’investissent dans un jardin partagé ou encore des épiceries autogérées Un exemple parmi tant d’autres : l’ami d’Anna Zelcer-Lermine, que nous avons rencontrée en entretien, est commercial dans une grosse entreprise informatique « juste pour bien gagner sa vie», ce qui lui a permis d’acheter un terrain de forêt qu’il laisse vivre librement et d’avoir un local pour être professeur de yoga sur son temps libre.
Si certains cloisonnent leurs activités militantes et professionnelles – soit par choix, soit faute de mieux – d’autres actifs choisissent une troisième voie. Ni Exit, ni Loyalty, des salariés décident de faire entendre leur voix collectivement (Voice), et tentent alors de changer les choses de l’intérieur.
[1] Sarah Abdelnour (2018), , Textuel.
[2] Le site Coop’Lib recense plus d’une vingtaine d’épiceries autogérées à travers la France.
[3] Entretien avec Anna Zelcer-Lermine, op. cit.
Enfin, les déterminants micro renvoient à l’histoire d’une entreprise singulière, à la trajectoire et aux profils des personnes qui la constituent, mais aussi au climat social et aux pratiques commerciales déployées. Il s’agit alors d’identifier les conditions d’émergence d’une conscience et de pratiques RSE à l’échelle d’une organisation spécifique.
Tout d’abord, c’est beaucoup plus simple de partir d’une page blanche que de réorienter une organisation déjà existante. Et comme nous l’avons vu précédemment, plus la structure est imposante, plus elles rencontrent des forces de blocage et d’inertie. De ce fait, il n’est pas surprenant, toujours au regard de la typologie des sociétés à mission que près de 40 % d’entre elles soient des entreprises nouvellement créées, et 73 % aient moins de 10 ans En d’autres termes, l’ancienneté est un facteur déterminant dans l’engagement RSE.
Un autre facteur qui est directement lié, c’est la maturité de personnes-clés au sein de l’organisation sur ces enjeux. Par « personnes-clés » nous entendons des personnes qui portent le projet d’entreprise (par exemple le dirigeant), mais aussi des personnes influentes et légitimes dans l’organisation qui pourront avoir des rôles de « passeurs » (responsables d’équipe, chefs de chantier, etc.). En cela, l’information et la formation sont des éléments essentiels. Mais on observe aussi l’importance de la participation dans des instances collectives ou professionnelles. Les fédérations, les syndicats, les réseaux professionnels sont des lieux de socialisation et d’échanges de pratique qui s’avèrent déterminants dans les parcours individuels et collectifs.
Un troisième facteur qui peut jouer est la formalisation des démarches existantes pour travailler la culture interne de l’entreprise. Ce point d’attention concerne les TPE, qui souvent se contentent d’une culture orale, mais aussi les grands groupes qui se retrouvent à travailler en silos avec un faible partage d’information entre les directions ou les projets.
Cette liste ne se veut pas exhaustive. C’est simplement un aperçu des couches de contraintes qui traversent les entreprises et qui peuvent entraîner de fortes poches d’inertie. Les échelles macro, méso et micro permettent d’approcher plus finement les freins que peuvent rencontrer les organisations, dans la mesure où les trois niveaux s’enchevêtrent. Nous arrivons aujourd’hui à un moment d’autant plus intéressant que l’idéologie ingénieriste que nous détaillons dans la première partie n’est plus exclusive. Pour reprendre une formule de Mathilde Loisil, présidente du Réseau des Écoles de la Transition Écologique (ETRE) : « Les humains ont compris, maintenant il faut changer la machine »
La montée de la prise en conscience de l’urgence écologique amène d’autres manières de penser et de travailler à cohabiter – plus ou moins bien d’ailleurs – avec les structures et infrastructures dominantes, ce qui ajoute du jeu dans les marges de manœuvre aux mains des entreprises. Plus que des pistes qui n’auraient que peu de sens au regard du périmètre de cette étude exploratoire, la troisième partie de ce rapport se propose d’identifier les conditions du changement : quels sont les déterminants qui créeraient un cadre favorable à l’intégration des enjeux écologiques au cœur des modèles d’affaires, et à quoi pourraient ressembler les structures et infrastructures correspondantes aux idéologies émergentes.
[1] Observatoire des Sociétés à mission (2022), op. cit.
[2] Entretien avec Mathilde Loisil, op. cit.
Avant d’explorer ces différentes stratégies, notons que si la prise de conscience écologique traverse l’ensemble des classes sociales, toutes n’ont pas les mêmes marges de manœuvre pour y répondre. D’après l’étude d’Occurrence, le positionnement écologique d’une entreprise ne joue sur son attractivité que pour 28 % des salariés. Un chiffre qui est étroitement corrélé à la catégorie socio-professionnelle. En effet, 44 % des cadres déclarent que le positionnement écologique conditionne leur choix de rejoindre ou de rester dans une entreprise, contre seulement 15 % des employés peu qualifiés… pour qui le salaire apparaît comme déterminant Comme le note Elisa Braley, responsable projets et études à Uniformation : « Attention à ne pas être caricaturaux : beaucoup de salariés sont là pour le métier, pour l'activité en elle-même et pas vraiment pour la mission de l'organisation – "on cherche avant tout un travail”» Et même plus qu’un travail, pour les travailleurs les moins qualifiés, l’enjeu est d’abord de trouver un emploi – si possible stable et pas trop mal rémunéré. Il ne faut pas conclure trop rapidement à un désintérêt des classes populaires pour les enjeux écologiques. L’historien Renaud Bécot rappelle qu’au début du XXe siècle, les ouvriers sont parmi les premiers à se mobiliser sur des questions environnementalesUne sensibilité qui est confirmée par divers travaux et défendue sur le terrain par un certain nombre de collectifs, dont l’association Banlieue Climat. Ce sont finalement peu de salariés qui peuvent se permettre de quitter leur travail, de se reconvertir ou de s’engager en parallèle de leur activité professionnelle dans des actions militantes en faveur de leurs convictions ; Occurrence chiffre à 37 % les salariés qui se déclarent « volontaires »
[1] Thomas Coutrot et Coralie Perez (2021), « », DARES, document d’études, n°249.
[3] Voir par exemple : Delphine Beraud et Edmond Noack (2018), « », Céreq bref, n°369.
[4] est un programme d’accompagnement qui s’adresse essentiellement à des jeunes très diplômés et vise à former des « leaders au service du bien commun ». Inspiré d’un format développé au Royaume-Uni, le programme On Purpose lance sa première promotion en France en 2015.
[6] Jean-Daniel Lévy, Pierre-Hadrien Bartoli et Antoine Gautier (2022), « », Harris Interactive x Pour un Réveil écologique.
[9] Samir Tazaïrt (2022), « », Basta!.
[10] Voir Jean-Baptiste et Hadrien Malier (2021), « », Sociétés contemporaines, n°124, pp. 37-66. Ou encore : Guillaume Amorotti (2020), op. cit.
Au-delà de l’effort mis sur la formation interne, nous avons observé au cours des auditions une tendance intéressante. Un certain nombre des entreprises rencontrées nous disaient expérimenter un rapprochement, voire une fusion des directions RSE avec d’autres directions, en particulier la direction des ressources humaines. Une tendance qui semble trouver des échos dans l’enquête « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? » publiée au printemps 2022 par EcoLearn et Talents For The Planet Dans cette enquête, les entreprises sont interrogées sur les chantiers qu’elles considèrent prioritaires dans leur organisation au regard des enjeux écologiques. L’accompagnement des collaborateurs vers un modèle durable (sous l’angle « des ressources humaines, la gouvernance partagée et les enjeux de diversité et d’inclusion ») arrive en deuxième position, juste après la mise en place d’une stratégie climat. La proposition est jugée comme « très », voire « absolument » prioritaire par 86 % des répondants Si le profil des répondants n’est pas détaillé et qu’un biais de sélection ne soit pas à exclure, ce chiffre donne a minima un signal faible sur un changement de perception des enjeux RSE au sein des entreprises. L’enquête détaille plus loin :
« La durabilité touche à présent de manière transversale tous les métiers. L’époque où les questions durables étaient cantonnées au seul département RSE semble révolue. À l’exception de l’audit, tous les métiers sont considérés comme prioritaires par au moins un tiers des répondants. […] Classés ex-aequo en deuxième position [après la finance], la nécessaire transformation du marketing et des achats semble indiquer deux tendances : bannir définitivement le greenwashing et inclure les fournisseurs (et les autres partenaires) de l’entreprise dans la dynamique de durabilité. »
EcoLearn x Talents for the Planet (2022), « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? », p. 10.
Ce rapprochement entre les fonctions RSE et RH laisse entendre une adhésion croissante des entreprises à une vision systémique et globale des enjeux de durabilité. Et dans les faits, de plus en plus d’entreprises placent la responsabilité sociale et environnementale au cœur de leur modèle. Trois ans après la loi PACTE, ce sont près de 1 000 entreprises qui ont décidé d’inscrire dans leurs statuts leur engagement ; un nombre qui croît de façon exponentielle et concerne déjà plus de 530 000 salariés (pour en savoir plus sur les sociétés à mission, voir encadré définition ci-dessous).
Définition :
Une société à mission est une entreprise qui, au-delà de la simple recherche de rentabilité économique, se donne statutairement une finalité d’ordre social ou environnemental.
La qualité de société à mission a été introduite et définie juridiquement en mai 2019 avec la promulgation de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transition de l’Entreprise).
Elle repose sur trois grands principes :
la définition d’une raison d’être et d’objectifs sociaux et environnementaux que se donne l’entreprise, tant envers son écosystème qu’elle-même ; c’est ce qu’on appelle la « mission » de l’entreprise ;
l’inscription juridique de cette mission dans les statuts afin d’engager formellement les actionnaires ; cette mission doit s’accompagner de critères ou conditions permettant son évaluation ;
la mise en place de mécanismes de contrôle associés à la mission, avec notamment un dispositif de gouvernance spécifique, le « comité de mission », composé d’au moins un salarié et de personnalités externes ; la société doit également faire l’objet d’évaluations régulières par un organisme tiers indépendant et peut voir sa qualité de société à mission révoquée si un ou plusieurs objectifs ne sont pas respectés.
Si l’inscription d’une « mission » dans les statuts peut s’apparenter pour les entreprises à un horizon à suivre – ou à une « étoile polaire » pour reprendre une formulation d’Arnaud Herrmann , le nombre d’organisations qui s’engagent, en pratique, ne cessent lui aussi de croître. Le secteur de l’économie sociale et solidaire (ESS) est en constante expansion ; en 2021, il représente 10 % du PIB et près de 14 % des emplois privés en FrancePar ailleurs, de plus en plus d’entreprises se tournent vers les certifications dites d’impact positif. Parmi les plus prisées, la certification B-Corp, connaît depuis 2020 un véritable « raz-de-marée de dépôts de dossiers », selon les mots d’Augustin Boulot, directeur général de B lab France Un signal intéressant quand on le rapporte au faible taux de réussite de ces certifications (inférieur à 5 % pour le label B-Corp) et à la lourdeur administrative des démarches à entreprendre. Quelque chose semble en train de se jouer ici.
Pour Alexandra Ferre, directrice de l’Impact et de la transformation responsable (« Impact & Sustainable Transformation ») chez Yves Rocher, la RSE est une clé pour changer les cultures d’entreprise et transformer les organisations : « On ne peut pas impliquer sur des sujets environnementaux si les collaborateurs ne sont pas bien et que cela est à mille lieux de ce qu’ils vivent comme “expérience-collaborateur” » La démarche de certification B-Corp a été pour le groupe Rocher l’occasion de repenser les fonctions RH :
« La certification B-Corp a un grand volet RH autour de la responsabilité sociale qui balaye la santé/sécurité, le développement pro/perso, le bien-être des collaborateurs, etc. Ça vient chambouler la RH classique à la française ; la RH, ce n’est pas que de la gestion ! »
Entretien avec Alexandra Ferre, réalisé le 31 août 2022.
Au-delà des questions des recrutements, de la rémunération, des congés ou de l’attractivité, la direction des ressources humaines devient responsable de l’évolution des collaborateurs, dans et hors de l’entreprise. Cette prise de conscience a été le début de nombreux chantiers RH, notamment un travail autour de l’employabilité des salariés avec la mise en place de formations internes autour des enjeux écologiques (la « Nature Academy »). En parallèle, des formations RSE à destination des managers ont été développées : « ce n’est plus l’équipe Impact qui va auprès de chaque service, il faut que ce soit intégré à chaque service », commente Alexandra Ferre. L’harmonisation des standards sociaux (mutuelle, assurance vie, etc.) pour les 16 000 salariés du groupe, en France et à l’international, apparaît également comme prioritaire. Pour le pilotage de ces chantiers, le groupe a fait le choix de mutualiser un poste RSE/RH afin que les dimensions sociales et environnementales soient au cœur des démarches. Pour Alexandra Ferre, c’est presque un positionnement philosophique que la RSE impose aux RH : « Quel rôle des RH demain, dans un monde de plus en plus rude ? Quels grands débats adresser et qu’est-ce qu’on veut apporter ? Ce sont aujourd’hui ces questions que les RH doivent se poser »
La prise de conscience croissante des responsabilités multiples des entreprises et de la nécessité d’intégrer les enjeux écologiques dans la stratégie et l’organisation est rassurante. Néanmoins, si une dynamique semble se dessiner, il y a encore de nombreuses poches d’inertie. C’est ce que nous allons essayer de comprendre à présent.
[1] EcoLearn x Talents for the Planet (2022), « Comprendre le besoin en compétences durables des entreprises : Sur quelles compétences la transformation vers un modèle d’entreprise durable doit-elle prendre appui ? ».
[2] Op. cit., p. 11.
[3] Op. cit., p. 10.
[4] 88 sociétés à mission sont recensées sur le site de l’Observatoire des sociétés à mission au 2e trimestre 2021, à l’heure où nous écrivons ces lignes, elles sont plus de 910 [site consulté le 18 décembre 2022].
[5] En mars 2022, pour 505 sociétés à mission enregistrées.
[6] Entretien avec Arnaud Herrmann, op. cit.
[7] Éric Bidet (2019), « L’économie sociale et solidaire en France, un secteur en expansion », Informations sociales, n°199, pp. 10-13.
[8] Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielles et numérique (2021), « L’économie sociale et solidaire (ESS) », economie.gouv.fr.
[9] Agathe Beaujon (2022), « B Corp : comment fonctionne ce label qui séduit de plus en plus d’entreprises ? », Challenges.
[10] Entretien avec Alexandra Ferre, réalisé le 31 août 2022.
[11] Ibid.
[12] Ibid.